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Comptes Rendus

History of Sciences and Ideas
Jean-Antoine Chaptal (1756–1832) : premier chimiste disciple de Lavoisier
[Jean-Antoine Chaptal (1756–1832) : first chemist disciple of Lavoisier]
Comptes Rendus. Chimie, Volume 27 (2024), pp. 19-45.

Abstracts

Cet article retrace le parcours de Jean-Antoine Chaptal en tant que chimiste, chercheur et enseignant de 1780 à 1798 et montre comment, par bien des aspects, bien qu’éloigné d’Antoine-Laurent de Lavoisier et du groupe de l’Arsenal à Paris, il s’est révélé un des premiers chimistes à se tourner vers la nouvelle chimie conçue par Lavoisier.

This article traces Antoine Chaptal’s career as a chemist and teacher from 1780 to 1798 and shows how in many ways, although distant from Antoine-Laurent de Lavoisier in Paris, he proved to be one of the first chemists to turn to the new chemistry devised by Lavoisier.

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DOI: 10.5802/crchim.267
Mots-clés : Lavoisier, Chaptal, Chimie, Oxygène, Phlogistique, Théorie des acides
Keywords: Lavoisier, Chaptal, Chemistry, Oxygen, Phlogiston, Theory of acids

Éric Jacques 1, 2, 3

1 Lycée Louis-Vincent, 1 rue de Verdun, 57000 Metz, France
2 Archives Henri Poincaré – Philosophie et Recherches sur les Sciences et les Technologies, UMR 7117 CNRS – Université de Lorraine – Université de Strasbourg, 91 avenue de la Libération – BP 454. F 54001 Nancy Cedex, France
3 Laboratoire Études sur les sciences et les techniques, Faculté des Sciences d’Orsay, Bât 407 – 91405 Orsay Cedex, France
License: CC-BY 4.0
Copyrights: The authors retain unrestricted copyrights and publishing rights
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Éric Jacques. Jean-Antoine Chaptal (1756–1832) : premier chimiste disciple de Lavoisier. Comptes Rendus. Chimie, Volume 27 (2024), pp. 19-45. doi : 10.5802/crchim.267. https://comptes-rendus.academie-sciences.fr/chimie/articles/10.5802/crchim.267/

Original version of the full text (Propose a translation )

1. Introduction

C’est à la suite de la loi votée le 28 septembre 1794 (7 vendémiaire an III) et de l’arrêté du Comité de salut public du 26 novembre 1794 que naît l’École centrale des travaux publics [1]. Créée durant la Terreur (loi du 11 mars 1794), elle a pour vocation de former les futurs ingénieurs dont la France a besoin, mais, aussi, « de rétablir l’enseignement des sciences exactes, qui avait été suspendu par les crises de la révolution » [2, p. 15]. Parmi ces sciences exactes, « une grande importance […] est accordée à la nouvelle chimie, élaborée par Lavoisier et ses disciples » [3, p. 197]. Initialement installée dans les locaux du Palais-Bourbon, l’École devait donc, dès son projet initial, accueillir près de 350 élèves pour la première promotion (1794)1 , avec, pour la chimie expérimentale, la création d’une vingtaine de laboratoires fraîchement équipés avec les ressources des réserves nationales [4]. Sans compter les préparateurs, le conservateur du laboratoire central et les trois adjoints, trois instituteurs sont recrutés pour l’enseignement de la chimie [5, p. 73] : Antoine Fourcroy (1755–1809), Claude-Louis Berthollet (1748–1822) et Louis-Bernard Guyton de Morveau (1737–1816) (Figure 1). Ils sont tous d’anciens collaborateurs d’Antoine-Laurent de Lavoisier (1743–1794) et ont contribué à la création de la chimie nouvelle devenue une science physique et analytique.

Figure 1.

La liste des professeurs des cours préliminaires de l’École centrale des travaux publics (1794–1795).

La mise en place des locaux tardant à se faire, les cours de chimie prévus dès la rentrée de novembre 1794 vont se dérouler sous la forme de cours dits « préliminaires » de janvier à mars 1795. Ils vont permettre d’évaluer le niveau des étudiants et de les répartir entre les trois divisions de l’École. Ces cours se décomposent en quatre parties : Fourcroy se chargera de l’enseignement de chimie sur les substances salines ; Berthollet enseignera la partie relative aux substances animales et Guyton de Morveau celle sur les substances minérales. Celui qui professera le cours sur les substances végétales se nomme Jean-Antoine Chaptal. Il est l’adjoint de Berthollet et est fabricant de produits chimiques, propriétaire d’une importante manufacture dans le Languedoc. Du fait de la protection de Berthollet, le choix de recruter Chaptal va s’avérer légitime à plus d’un titre : parce qu’il s’agit d’un chimiste de terrain, parce qu’il possède déjà une longue carrière d’enseignant en chimie et peut-être aussi parce que plus encore que Berthollet, Fourcroy et Guyton de Morveau, Chaptal est un fervent partisan de cette nouvelle chimie et l’un des premiers à se reconnaître parmi les disciples de Lavoisier.

Cet article traite des activités de Chaptal en lien avec la chimie et son évolution entre 1780 et 1798. Après avoir étudié sa formation initiale en chimie et sa position vis-à-vis des idées de Lavoisier, nous montrerons que les différentes activités de Chaptal en province, par leurs similitudes avec celles déployées par les collaborateurs de Lavoisier à Paris à l’Arsenal, permettent de le considérer comme un disciple de Lavoisier. La question se pose ensuite de savoir si Chaptal peut être considéré comme le premier chimiste disciple de Lavoisier. Pour y répondre nous nous intéresserons à la conversion des chimistes aux idées de Lavoisier, question pour laquelle la chronologie proposée par les historiens présente encore des divergences et des incertitudes [6, p. 116], [7], [8, p. 257], [9, p. 192], [10, p. 262], [11, p. 123]. Nous montrerons que les doutes légitimes des chimistes à vouloir suivre ou non la chimie antiphlogistique découlent directement de l’évolution de la théorie des acides et des questions qu’ont posées, à cette époque notamment, les expériences sur la décomposition de l’eau. En étudiant la posture des acteurs de la chimie dans l’entourage de Lavoisier, nous serons en mesure de conclure sur la place à accorder à Chaptal parmi les disciples de Lavoisier.

2. Un médecin chimiste dans l’air du temps (1774–1780)

Jean-Antoine Chaptal (1756–1832) est né le 5 juin 1756 à Nojaret près de Mende, dans une famille de riches propriétaires terriens. Son oncle Claude Chaptal (1699–1787) est docteur en médecine. Jean-Antoine se destine tout d’abord à une carrière dans ce domaine en entrant à la faculté de Montpellier, dont il sort titulaire d’une licence et d’un grade de docteur en médecine en 1777. Il se rend alors à Paris pour suivre certains des enseignements de chimie les plus courus de la capitale : les cours de Balthazar Georges Sage (1740–1824) à l’hôtel de la Monnaie, ceux de Pierre-François Mitouart (1733–1786), rue de Beaune, le cours de chimie à l’École de médecine professé par Jean-Baptiste Bucquet (1746–1780) et, enfin, le cours de cristallographie de Jean-Baptiste Romé de L’Isle (1736–1790). Ces cours sont soit publics, soit privés, et donnent à Chaptal une vision très large des différentes branches de la chimie qui peut alors s’enseigner à Paris.

2.1. Une formation à la chimie classique des années 1780

Avec Sage (Figure 2), Chaptal a accès à une chimie qui mêle la description à l’analyse. Spécialisé dans l’étude des espèces minérales, auteur d’un traité de minéralogie et de docimasie, Sage s’est également distingué, à l’Académie des sciences, par plusieurs mémoires sur la nature des sels ou celle des métaux, tentant à la fois d’expliquer leur constitution et leur réactivité. Selon la théorie de Georg Stahl (1660–1734), dont Sage est un adepte, un métal est constitué de l’association de deux substances dont l’une, que l’on peut associer à la nature du feu, est appelée phlogistique [12, 13, 14, 15] et avec laquelle on expliquait la transformation d’un métal en « chaux » (oxyde) :

On donne le nom de chaux, ou de terres métalliques, aux métaux auxquels on a enlevé la forme métallique par la calcination. Dans cette opération, les métaux perdent leur couleur, leur pesanteur spécifique et augmentent en pesanteur absolue ; l’acide qui se développe du feu, se combine avec leur phlogistique, s’unit à leur terre et produit des sels phosphoriques métalliques [16, p. 65–66].

Figure 2.

Sage, professeur de chimie à l’École des Mines.

2.2. L’apport de Bucquet et l’ouverture à la chimie lavoisienne

À côté du cours de Sage, Chaptal suit également celui de Bucquet. Licencié en médecine en 1768, Bucquet donne tout d’abord des cours de chimie dans sa chambre à la faculté de médecine, avant d’ouvrir son laboratoire, rue Jacob, où sa réputation d’enseignant est alors une des plus prestigieuses de Paris2 . Bucquet a l’originalité de joindre dans ses cours la chimie et l’histoire naturelle. Il étudie les différents règnes (minéral, végétal et animal), comme c’est l’usage, et s’intéresse également aux gaz et à leurs propriétés, en lien avec la respiration. En 1779, Chaptal suit le cours de Bucquet à l’amphithéâtre de l’École de médecine. Bucquet est alors adjoint à la classe de chimie de l’Académie des sciences, et bien qu’il soit élève de Rouelle et adepte de la chimie du phlogistique qu’il enseigne, la collaboration qu’il a alors entamée avec Lavoisier l’enjoint à remettre en question une partie de cet enseignement, notamment sur l’origine de l’acidité des gaz et le résultat de leur combustion3 . Ce travail d’investigation débute en 1777–1778. Bucquet et Lavoisier entreprennent à l’Arsenal une étude systématique de la chimie des gaz en vue de nombreuses publications (ils déposent en septembre 1777 le résumé de 26 mémoires)4 . Cette chimie pneumatique permet de proposer une interprétation alternative à l’explication des réactions de combustion, sans avoir recours au phlogistique. Elle considère en effet que la combinaison ne se fait pas entre un métal et le phlogistique (que le métal aurait perdu au cours de sa combustion pour devenir une chaux), mais entre un métal et l’air (voire une substance composant l’air), cette combinaison donnant la « chaux » en question. Bucquet prépare également la rédaction d’un cours de chimie dont les expériences sont réalisées avec Lavoisier et avec son épouse, Marie-Anne Paulze (1758–1836). De fait, dans son cours, Bucquet enseigne à la fois la théorie de Stahl, se rapprochant du cours classique de Sage, et la théorie de Lavoisier selon laquelle un gaz appelé oxygène se combine avec le corps combustible au cours de la réaction de combustion, principe nouveau qui est responsable de l’acidité remarquée des produits obtenus après réaction [19]. L’intérêt que va porter Chaptal à la chimie s’avère manifeste. Après les cours, il raccompagne le professeur chez lui, poursuivant la discussion en chemin [20, 21], [22, p. 68–70].

3. Professeur de chimie à Montpellier (1780–1784)

Chaptal (Figure 3) aurait peut-être souhaité prolonger son séjour parisien plus longtemps. Mais en son absence, à Montpellier, la création d’une nouvelle chaire de chimie nécessite son retour, car c’est à lui qu’est confié ce poste. Durant l’été 1780, à partir du mois de juillet, Chaptal prépare ses cours et répète ses expériences dans l’hôtel mis à sa disposition. La leçon inaugurale a lieu en décembre, et Chaptal produit rapidement un premier ouvrage, Mémoires de Chimie, afin de posséder un support pour son enseignement, dispensé tour à tour à Montpellier et à Toulouse. La première approche de Chaptal est de baser la chimie qu’il enseigne sur la docimasie, à laquelle Sage l’a initié à Paris. Quoique Chaptal soit associé à Étienne Bérard (1764–1839), qui l’assiste comme préparateur, le cours de 1781 reste cependant traditionnel, évoquant les éléments air, terre, feu et eau, avant de présenter les réactions de composition et de décomposition de plusieurs substances.

Chaptal profite cependant de ce laboratoire pour réaliser ses propres expériences, proposer des analyses de composés et reproduire les expériences de Lavoisier. La conversion de Chaptal aux idées de Lavoisier ne tarde pas. Dès le début de son cours, il cite les avancées de Lavoisier, les présentant comme une alternative à la chimie de Stahl :

Stahl regardait les acides comme composés de terre et d’eau, d’autres comme le feu dans un état d’agrégation. Ce dernier sentiment dont on n’a jamais fait un corps de doctrine suivi, va paraître sous une nouvelle forme dans la Chymie de M. Sage. Les acides paraissent avoir tous l’air déphlogistiqué pour base ; c’est le principe oxygine ou acidifiant de M. Lavoisier [23, p. 18–19].

Il est intéressant de voir qu’à cette époque Chaptal ne tranche pas entre l’avis de Sage et celui de Lavoisier, et que son approche de la chimie reste conventionnelle. Cependant, si son ouvrage de 1783 rend encore compte des éléments « de l’ancienne chimie », il semble bien qu’en 1784, Chaptal soit convaincu par le système de Lavoisier, comme il le lui écrit dans une lettre datée du 29 juin : « J’ai eu l’honneur de vous adresser les différents petits ouvrages que j’ai publiés. Vous avez dû y trouver un zélé partisan de vos principes, parce que l’expérience journalière m’en démontrait la vérité » [24, p. 21–22]. Ayant déjà publié à cette époque plusieurs mémoires5 qui ont paru dans le journal de l’Académie des sciences de Montpellier [25, p. 175], [26], Chaptal tente par la suite d’intéresser l’Académie royale des sciences de Paris à son travail. L’un des mémoires en question reparaît dans le Journal de physique en 1785 :

Lorsqu’en 1781, je communiquai à la Société Royale des Sciences de Montpellier mes expériences sur la décomposition de l’acide nitreux distillé sur le soufre, j’avais intention de lui faire part encore de la décomposition de ce même acide par le phosphore. […] J’ai donc repris mon travail, que j’ai regardé comme neuf, ai multiplié et répété mes expériences, et en ai dressé le tableau suivant, que j’ai l’honneur de vous communiquer [27].

Le résultat qu’en donne Chaptal est moins surprenant que la conclusion dithyrambique qu’il en fait : « Les expériences sont encore une confirmation directe de la sublime théorie de M. Lavoisier ».

Figure 3.

Louis-André-Gabriel Bouchet - Portrait de Jean-Antoine Chaptal (1756–1832), chimiste et homme politique (vers 1801), © Musée Carnavalet.

4. Une chimie lavoisienne « en grand » (1784–1789)

Chaptal perçoit l’importance d’appliquer la chimie aux arts et à l’industrie. Dès 1782, il se lance donc dans l’aventure de l’industrie chimique en montant avec Bérard une fabrique de produits chimiques, à La Paille, dont l’aspect commercial sera confié par la suite à un dénommé Martin. La réussite viendra mais elle demandera à Chaptal, Bérard, Martin et un troisième associé dénommé Joubert de multiples efforts [22, p. 95–98]. Cette entreprise, appliquant à plus grande échelle les principes des réactions chimiques mises en évidence par Lavoisier, va assurer une partie de la notoriété et des finances de Chaptal. Tandis qu’il a besoin d’une fourniture importante en matières premières, notamment en salpêtre, la correspondance entre Lavoisier et Chaptal s’intensifie et l’on y lit les conversations à distance entre le directeur de fabrique et le régisseur général des Poudres, à la suite de celles entre le professeur de chimie de Montpellier et l’académicien des sciences de Paris.

4.1. De la synthèse de l’eau à la nomenclature chimique (1784–1787)

Chaptal, cependant, ne reste pas moins admiratif du travail en chimie et des expériences de Lavoisier : « Vos expériences d’analyse et de synthèse me paraissent former ce qu’on appelle experimentum crucis et si ces superbes idées trouvent des contradicteurs, c’est qu’elles s’écartent furieusement de ce qui était connu » [24, p. 21]. Début 1787, il confirme clairement qu’il est totalement convaincu par les idées de Lavoisier. Cette conviction est d’autant plus profonde qu’elle vient, en quelque sorte, d’une double expérience :

J’ai l’honneur de vous adresser un mémoire sur la décomposition de l’acide charbonneux fourni par la fermentation du raisin et sur sa conversion en acide acéteux […]. Le travail a fait la plus grande impression parmi nos messieurs et il ne manque que votre approbation qui est la seule en qui j’ai une pleine confiance. Vous verrez monsieur dans mes Éléments de chimie que je me propose de publier incessamment une application de vos travaux en grand qui nous fait voir qu’on ne peut faire de progrès dans les arts qu’en partant de ces principes. Depuis six ans je fais des expériences le plus en grand possible […]. Mon cours de chimie où j’ai 4 ou 5 cents auditeurs toutes les années est absolument le développement de vos principes. Je n’admets aucun mélange de doctrine étrangère et je suis d’autant plus exclusif que j’ai été ramené par l’expérience à votre théorie après en avoir enseigné une autre sur la foi d’autrui [28, p. 3].

Manifestement, Chaptal fait allusion à Sage qui, en défenseur de la théorie du phlogistique, fait partie des plus fervents opposants français à la théorie de Lavoisier. Il semble bien que Sage ait encouragé Chaptal à poursuivre ses analyses et ses raisonnements avec la théorie de Stahl. Mais c’est bien l’effet contraire à celui attendu qui se produit : il finit de convaincre Chaptal de la justesse des vues de Lavoisier.

De son côté, Lavoisier va profiter de la venue, en mars 1787 à Paris, de Guyton de Morveau pour rédiger en sa compagnie, et avec le concours de Berthollet et Fourcroy, une nouvelle nomenclature chimique et obtenir (non sans mal) la reconnaissance de la classe de chimie de l’Académie des sciences. La chimie, dès lors, possède un nouveau langage. Les substances chimiques ne sont plus dénommées en fonction de leur provenance ou d’un usage courant qui induiraient le chimiste en erreur. Chaptal, s’essaie, lui aussi, à cette nouvelle pratique. À l’Académie des sciences de Paris, une sorte de rupture est consommée entre certains académiciens résolument opposés aux vues de Lavoisier et du groupe qui se forme autour de lui (Figures 4 et 5) avec Berthollet, Fourcroy, Guyton de Morveau mais aussi Gaspard Monge (1746–1818) et Pierre-Simon de Laplace (1749–1827)6 . Sage, régulièrement invité aux réunions et aux démonstrations de Lavoisier, trouve généralement un prétexte pour les éviter. Peu enclin à accepter les réformes de Lavoisier, il n’entend guère non plus prêter attention à cette nouvelle description des principes chimiques. Son avis, écrit dans une lettre à Lavoisier, rend bien compte des objections que font les partisans du phlogistique et de la chimie « ancienne » aux innovations du groupe de l’Arsenal :

Permettez-moi Monsieur mon cher confrère d’avoir ma religion, ma doctrine, mon langage ; jamais différence d’opinion ne pourra influer sur les sentiments d’estime et de considération que je vous ai voués ; je vous prie donc de ne pas trouver mauvais si je n’entre pas dans votre confédération chimique [28, p. 41].

Figure 4.

Monsieur et Madame Lavoisier à l’Arsenal vers 1787. Extraits du tableau Portrait d’Antoine Lavoisier et de sa femme, par Jacques-Louis David (1788), Museum of Modern Art, New York. CC-0 — domaine public.

Figure 5.

Fourcroy, Berthollet et Guyton de Morveau, membres du groupe de l’Arsenal avec Lavoisier, et futurs professeurs de chimie à l’École polytechnique avec Chaptal. Sources : Portrait d’Antoine-François de Fourcroy par Anicet-Charles-Gabriel Lemonnier (XIXe siècle — Musée d’Histoire de la médecine, Paris) ; Portrait de Claude-Louis Berthollet (anonyme — XIXe siècle ?) ; Portrait de Louis-Bernard Guyton de Morveau par Edme Quenedey (entre 1790 et 1820 — Library of Congress, Washington, USA). Domaine public.

Chaptal, de son côté, rend compte à Lavoisier de sa propre démarche :

J’ai fait cette année l’épreuve la plus satisfaisante de l’avantage que présente la nouvelle nomenclature dans l’étude de la chimie. Mon cours est suivi avec un enthousiasme dont on a peu d’exemples et je vois avec satisfaction que tout le monde m’entendra. Les mots nouveaux n’étant que l’analyse de ce qu’ils représentent, chaque fois qu’on se sert d’un mot on présente par là même la chose, et de deux connaissances très difficiles, celle des mots et celle des choses, nous n’en n’avons plus qu’une seule à acquérir puisqu’elles sont confondues [28, p. 122].

Avec la naissance officielle de l’oxygène, de l’hydrogène, ou encore de l’azote, le groupe de l’Arsenal propose l’identification d’une trentaine de principes élémentaires, et la mise en correspondance avec des noms raisonnés, fondés sur l’étymologie grecque, afin d’en compléter le sens. Chaptal n’y voit qu’un progrès subjectivement discuté par des détracteurs peu enclins au modernisme : « J’ai lu tout ce qu’on écrit contre la nouvelle nomenclature […]. Je n’ai rien trouvé dans les objections qui puisse arrêter un homme qui n’a aucun préjugé […]. Je trouve que si l’on a encore quelques objections à vous faire, c’est d’avoir épargné trop de mots reçus » [28, p. 122].

En fait, Chaptal pense qu’il y a encore des mots qui auraient dû être réformés plus en profondeur. Ainsi dans la même lettre il s’interroge : « Par exemple vous avez généralement adopté la dénomination du radical pour trouver celle de l’acide, pourquoi vous êtes-vous écarté de ce principe en faveur de l’acide nitrique ? Pourquoi ne pas l’appeler azotique ? » Il est intéressant de voir que Chaptal, bien qu’éloigné du groupe de l’Arsenal, propose une modification qui fera date. L’adjectif « azotique » va effectivement se répandre en chimie durant tout le XIXe, voire le début du XXe siècle. Et lorsqu’en 1790 paraîtront enfin les Éléments de chimie de Chaptal, celui-ci se proposera à nouveau de corriger la nomenclature :

Ces mots consacrés par l’usage doivent être conservés dans une nouvelle nomenclature ; et on ne doit se permettre de changement que lorsqu’il est question de rectifier des dénominations vicieuses […]. Il me paraît donc, que la dénomination gaz azote n’est point établie d’après les principes qu’on a adoptés, et que les noms donnés aux diverses substances dont ce gaz forme un des éléments s’éloignent également des principes de la nomenclature. Pour corriger la nomenclature sur ce point, il n’est question que de substituer à ce mot une dénomination qui dérive du système général qu’on a suivi, et je me permettrai de proposer celle de gaz nitrogène [29, p. xxxix–lx].

4.2. Un nouveau collaborateur pour les Annales de chimie (1789–1794)

En février 1789, la première édition du Traité élémentaire de chimie de Lavoisier est publiée. Cet ouvrage, peu conventionnel dans sa forme, et qui rompt avec la structure classique d’un enseignement de la chimie découpé en suivant l’organisation des règnes animal, végétal et minéral (comme l’enseignent Sage, Fourcroy ou Chaptal), tente de faire avancer de concert l’identification des principes de la chimie avec la nouvelle nomenclature et l’expérience. Pour le groupe de l’Arsenal, c’est un pas de plus vers la diffusion de la nouvelle chimie. Après la nomenclature en 1787, la réfutation des arguments de l’influent chimiste irlandais Richard Kirwan (1733–1812), qui tente de réhabiliter le phlogistique au travers des expériences de Lavoisier et de ses collègues dans l’Essay sur le phlogistique et la nature des acides (1788), le Traité devient en 1789 un ouvrage destiné à faire connaître aux débutants une nouvelle méthode d’apprentissage de la chimie :

Je prie le lecteur de considérer que, si l’on accumulait les citations dans un ouvrage élémentaire, si l’on s’y livrait à de longues discussions sur l’historique de la science et sur les travaux de ceux qui l’ont professée, on perdrait de vue le véritable objet qu’on s’est proposé, et l’on formerait un ouvrage d’une lecture tout à fait fastidieuse pour les commençants. Ce n’est ni l’histoire de la science, ni celle de l’esprit humain, qu’on doit faire dans un traité élémentaire ; on ne doit y chercher que la facilité, la clarté : on en doit soigneusement écarter tout ce qui pourrait tendre à détourner l’attention [30].

Depuis 1787, les réformes proposées par Lavoisier et ses collaborateurs sont relayées par différents canaux. Il y a, d’une part, les réunions faites à l’Arsenal, et, d’autre part, la correspondance (scientifique) avec des chimistes français et étrangers, afin de tenter de leur faire comprendre cette nouvelle façon de voir la chimie. Lavoisier peut aussi exposer ses idées aux séances de l’Académie des sciences, et ses collègues, dans les cours qu’ils donnent et/ou qu’ils publient. Mais cela ne semble pas encore aller assez vite sur le plan de la diffusion. Aussi, après deux années de tractation avec le pouvoir royal, Lavoisier obtient-il l’autorisation de publier un journal qui va sortir à raison de quatre numéros par an, les Annales de Chimie [31, p. 415–426]. Dans ce journal édité par Pierre Auguste Adet (1763–1834) et Lavoisier, et dirigé par Berthollet, les huit auteurs initiaux se font « une loi de respecter l’opinion de tout le monde, de conserver à chacun son langage » [32]. Cette machine éditoriale a cependant rapidement besoin de textes, que ce soit ceux des membres du groupe de Lavoisier ou d’autres, avec la nécessité parfois de traduire les textes étrangers. Ce sont Philippe-Frédéric de Dietrich (1748–1793) et Jean-Henri Hassenfratz (1755–1827) qui se chargeront de la traduction des auteurs allemands (Adet et madame Lavoisier s’occupant des auteurs anglais). Chaptal est, quant à lui, sollicité pour envoyer des articles, qui seront publiés dès le deuxième numéro [33, 34, 35]. Durant l’année 1791, le comité éditorial s’agrandit en recrutant Bertrand Pelletier (1761–1797), Louis-Nicolas Vauquelin (1763–1829) et Armand Seguin (1767–1835). Lavoisier, de plus en plus occupé par ses multiples obligations (électeur à la Commune de Paris, trésorier national et sollicité par de multiples comités de l’Assemblée nationale), se retrouve généralement appelé en dernier recours, et c’est Berthollet qui se charge de gérer les publications, de relancer les auteurs et de collecter les travaux afin de monter les numéros. Les évènements politiques de 1793 et 1794 vont cependant bouleverser la régularité de la publication. Lavoisier est incarcéré à la fin de l’année 1793, et Dietrich, sur l’instigation de Maximilien de Robespierre (1758–1794), est jugé deux fois par le Tribunal révolutionnaire, avant d’être exécuté le 29 décembre. La publication s’arrête l’année suivante. Lavoisier est exécuté le 8 mai 1794, et à l’heure des épurations, des suppressions des institutions et de la suspicion qui règne sur de nombreux savants d’être furieusement antirépublicains, Chaptal n’échappe pas non plus aux menaces qui pèsent sur lui. Un temps incarcéré, il se retrouve subitement appelé à Paris par Lazare Carnot (1753–1823) et Claude-Antoine Prieur-Duvernois (1763–1832), vraisemblablement à la suite des recommandations de Berthollet et de Guyton de Morveau. Il faut des chimistes d’envergure pour relancer la production du salpêtre et de la poudre, mais pas seulement. Pour Berthollet, qui appelle Chaptal et se félicite qu’il accepte la lourde tâche qui lui est dévolue, il est aussi question de régénérer le comité éditorial des Annales : « Nous recevons enfin de tes nouvelles, deux lettres et un mémoire intéressant sur la soude. Grâces te soient rendues ; tu ranimeras nos Annales si négligées » [31, p. 425].

Au début de l’année 1797, après trois ans d’interruption, le vingtième tome des Annales de Chimie paraît à son tour. Au comité se trouvent alors Guyton de Morveau, Monge, Berthollet, Fourcroy, Adet, Seguin, Prieur de la Côte-d’Or, Jean-Baptiste van Mons (1765–1842) et un nom de plus : celui de Chaptal.

5. De Grenelle à Sainte-Geneviève, brefs passages à Paris (1794–1795)

Si Chaptal participe activement à la rédaction des Annales de Chimie, en tant qu’auteur, puis comme membre à part entière de son comité, ce n’est pas pour cette seule activité qu’il a dû quitter Montpellier pour Paris. En effet, l’appel qu’il a reçu, s’il s’est fait somme toute avec les recommandations de Berthollet et Guyton de Morveau, avait pour premier but de faire venir à la capitale un chimiste reconnu, dont les talents devaient être mis au service de l’État.

Et c’est ainsi qu’en décembre 1793, Chaptal est convoqué : il faut des chimistes pour récolter le salpêtre et fabriquer de la poudre. Chaptal est sollicité pour ce faire dans le sud de la France. Aussi, après une entrevue lors de laquelle il reçoit sa nomination comme inspecteur des Poudres par le Comité de salut public, le 7 janvier 1794, Chaptal repart dans son arrondissement du Midi méditerranéen où il commence ses tournées dans le Var, les Bouches-du-Rhône, le Vaucluse, l’Hérault, la Lozère7 . Très rapidement, Chaptal met sur pied des installations qui permettent un raffinage efficace et une très importante production de salpêtre.

5.1. Directeur de l’Agence des poudres (1794–1795)

Dans cette entreprise, Chaptal réussit alors à rivaliser avec l’institution historique, la Régie des Poudres et Salpêtres qui, apparemment empreinte d’une certaine apathie, n’est pas en mesure d’être à la hauteur des ambitions du Comité de salut public. Alors qu’il devient de plus en plus question de créer une Agence des poudres, le nom de Chaptal circule afin d’en prendre les rênes. Après la lettre reçue le 24 mars 1794, Chaptal refuse, mais le 8 avril, il n’est plus question de s’opposer aux volontés du Comité. Chaptal se rend de nouveau à Paris, où il est accueilli par les dix membres du Comité, qui lui confient la lourde tâche de produire en un mois suffisamment de poudre pour rendre opérationnelles au combat les armées de la République en guerre [22, p. 144–146]. Durant tout le début de l’année 1794, Jean-Antoine Carny (1751–1830) s’était chargé de cette montée en puissance. La durée du raffinage du salpêtre était passée de trois mois à quinze jours, et celle du battage de la poudre de vingt et une à quatre heures8 . Au mois d’avril, le site rigoureusement protégé réunissait plus de mille ouvriers et assurait 50 % de la production du salpêtre en France. Le 28 messidor An II (16 juillet 1794), la régie et l’agence révolutionnaire des poudres sont fusionnées en une Agence des poudres dont Chaptal est appelé à prendre la direction. Le site de Grenelle devient relativement exigu, s’étendant entre le champ de Mars, l’École militaire et le mur des fermiers généraux  [39, p. 45–46]. Le Comité de salut public, contre l’avis du directeur des poudres Chaptal, ordonne le doublement régulier des cadences de production. Les hangars se retrouvent dangereusement proches et, au plus fort de la production, mille deux cents ouvriers côtoient deux mille cinq cents poudriers. Et lorsque, le 31 août, la poudrerie de Grenelle explose, Chaptal, par le plus grand des hasards, n’y est pas présent. Mais une heure après le désastre, survenu à sept heures du matin, il se rend sur les lieux pour constater les dégâts dont la déflagration a été entendue de Versailles à Gonesse. L’horreur fait quelque peu réfléchir le Comité de salut public. Le 19 novembre 1794, il est décidé de liquider les sites de production parisiens et de poursuivre la fabrication en province, où des accidents sont également survenus. Le grave accident de Paris, cependant, n’entraîne pas de remise en cause des compétences du citoyen Chaptal par le gouvernement. Et si la chute de Robespierre et des Jacobins à l’Assemblée apaise quelque peu les tensions, elle ne dissipe pas pour autant l’ensemble des crises qui restent à résoudre, et notamment celle de la formation rapide et efficace des ingénieurs de la Nation.

5.2. Professeur de chimie à l’École polytechnique (1795)

C’est à l’École centrale des travaux publics qu’a été confiée la mission de former rapidement des ingénieurs civils et militaires compétents. L’ouverture officielle des cours étant programmée au 21 décembre 1794, les professeurs avaient été pour la plupart nommés un mois plus tôt. Mais la difficile livraison de locaux adaptés à l’enseignement expérimental de la chimie (pas de laboratoire avant la fin de l’hiver) implique de débuter cette première année par des cours dits préliminaires ou révolutionnaires. En reprenant le principe d’une formation accélérée pour les élèves durant les trois premiers mois, les premières leçons se déroulent donc sous la forme de cours magistraux qui, pour la chimie, seront découpés en trois parties. Ils suivent en quelque sorte la progression à venir d’une chimie dont chaque partie sera enseignée durant une année, en partant de la chimie des sels et des acides (première année), puis en suivant le cours sur les substances végétales et animales (cours de seconde année), avant le cours sur les substances minérales (en dernière année). Fourcroy est le premier à débuter ces cours :

L’examen de la lumière, du calorique, de l’air, de l’eau et des substances terreuses, a donné l’occasion d’exposer les bases de la doctrine chimique française sur la combustion, l’oxydation des métaux, leur réduction ou désoxydation, l’influence de l’atmosphère dans les phénomènes naturels, la nature, la décomposition et la recomposition de l’eau, le rôle important qu’elle joue dans l’altération et le changement successif des minéraux, dans la végétation, ainsi que la décomposition lente des corps organisés [40, p. 131].

Chaptal, qui intervient à partir du 20 janvier 1795, où il donne des leçons en alternance avec le professeur titulaire Berthollet, n’oubliera pas de profiter de l’un de ces cours pour rendre hommage à Lavoisier. Aux huit leçons de Berthollet sur les substances animales sont associées seize leçons sur les substances végétales [41, p. 121–123]. Contrairement à l’épreuve que sera cet enseignement pour Berthollet, les cours de Chaptal à l’École se passent bien et se concluent par des applaudissements. À la fin de ces trois premiers mois, le cours de chimie se terminant par l’intervention de Guyton de Morveau, les 386 premiers élèves sont répartis selon les trois années et les cours ordinaires peuvent démarrer. Sur la vingtaine de laboratoires prévus dans le projet initial, seuls six sont opérationnels à cette date et vont pouvoir accueillir les élèves par brigade (d’une vingtaine) [3, p. 295]. Le 21 mars 1795, les cours ordinaires sont instaurés. Mais contre toute attente, Chaptal a déjà quitté la capitale (dès le mois de février 1795) et est remplacé par François Chaussier (1746–1828), chimiste dijonnais proche de Guyton de Morveau [42, p. 408].

Plusieurs interrogations demeurent sur le désistement de Chaptal, sur lesquelles Jean Dhombres s’est attaché à porter quelques réponses [41, p. 119]. Il se peut en premier lieu que Chaptal ne se soit pas contenté d’un poste de chimiste suppléant, placé dans l’ombre de son protecteur, Berthollet. Il se peut aussi qu’il ait souffert de l’approche devenue mathématique que proposait la chimie enseignée à l’École polytechnique. Cette approche analytique présentée par Fourcroy, et que pouvait illustrer Guyton dans son cours de minéralogie où il lui était possible de faire le lien avec la cristallographie mathématique, ne correspondait apparemment pas à la chimie telle que la concevait Chaptal et que Berthollet tentait d’illustrer par ses recherches. Ces trois chimistes représentant le noyau dur de l’expression d’une chimie mathématique à l’École, il fut également avancé que cette transformation, sous la domination de Fourcroy, d’une chimie appliquée vers une chimie théorisée, participa au déclin de la chimie à l’École polytechnique [43] et contribua à en écarter Chaptal. En 1795, la réponse est peut-être plus simple : convoqué à la capitale par l’État de manière assez cavalière, Chaptal profite d’une opportunité pour organiser son retour à Montpellier et quitter cette vie parisienne lors de laquelle il a pu mesurer dans quel état d’incertitude permanente se trouve le pouvoir en place et comment il rend la vie tout aussi incertaine voire dangereuse.

6. Bref retour à Montpellier

La Terreur a marqué tous ceux qui l’ont subie. Chaptal, plusieurs fois menacé d’arrestation durant cette période, et notamment après l’explosion de la poudrerie de Grenelle, a été suspendu dans ses fonctions de directeur le 29 septembre 1794. On lui confie rapidement de nouvelles missions comme instituteur-adjoint à l’École polytechnique et professeur à l’École normale (poste qu’il refuse). Le comité d’Instruction publique le charge également de l’organisation de l’enseignement de la médecine dans les écoles de santé sur tout le territoire. Chaptal profite de cette occasion pour s’impliquer dans la réorganisation de l’école de Montpellier et se faire nommer professeur. Ainsi, après avoir donné sa démission de la direction de l’agence des Poudres (18 janvier 1795), il peut quitter Paris et rejoindre Montpellier. Il doit à présent y préparer ses nouveaux cours, mais aussi reprendre ses affaires en main.

6.1. Retour aux affaires (1795–1798)

Le retour de Chaptal à Montpellier est salvateur pour son entreprise de La Paille et lui permet rapidement de recouvrer certains bénéfices. La transformation de cette petite manufacture fondée en 1782 en ce qu’il est juste d’appeler une usine, où se développe le travail de la chimie en grand, demandera plusieurs années pour mettre sur pied un modèle de production rentable et efficace. C’est de cette période, théâtre d’une transition de la chimie empirique des laboratoires et des manufactures vers la mise au point de procédés efficaces basés sur les théories « vraies » de la chimie, que Chaptal tire la confirmation que la théorie de Stahl défendue par Sage est erronée et que l’approche de Lavoisier, plus proche des faits confirmés, s’avère plus exacte. Pour Béchamp, c’est au travers de son expérimentation de la synthèse de l’acide sulfurique, entre 1781 et 1785, que Chaptal peut éprouver les deux systèmes et se convaincre de la justesse de celui de Lavoisier [44, p. 67]. À partir de 1785, Chaptal obtient plusieurs succès qui vont assurer sa réussite : la fabrication de la pouzzolane, la décoloration du papier, la fabrication de l’alun à partir de l’acide sulfurique, la production de soude et d’acide chlorhydrique.

Ses pertes financières durant la Terreur sont estimées à 500 000 livres (soit au moins 5 M€). Mais son retour à Montpellier est l’occasion de redresser la situation et de profiter d’une opportunité avec l’ouverture du marché avec l’Espagne. Ses bénéfices pour l’année 1795–1796 sont estimés à 3,5 M€ 9 . L’entreprise sera encore bénéficiaire en 1808. Sa réputation de fabrique de produits de qualité lui permet d’être prédominante sur le marché national et européen. De quoi donner à Chaptal l’envie de s’agrandir dans un marché qui devient concurrentiel. Paris, d’ailleurs, devient un terrain d’investissement qui semble prometteur. Chaptal souhaite y retourner et investir dans l’implantation de nouveaux sites de manufacture de produits chimiques. La création de l’Institut de France, le 25 octobre 1795, représente pour Chaptal une occasion manquée. Alors que Berthollet, Fourcroy et Guyton de Morveau sont directement nommés membres de la première classe par décret le 20 novembre 1795, Chaptal y est élu membre non résidant de la première classe, section chimie, le 28 février 1796. Son absence, loin de Paris, n’est pas sans conséquences. Mais c’est à l’enseignement de la chimie à l’École de Santé de Montpellier que Chaptal souhaite se dévouer.

6.2. L’enseignement de la chimie nouvelle (1795–1798)

La loi du 4 décembre 1794 officialise la création à Paris, Strasbourg et Montpellier de trois écoles de santé en remplacement des écoles de médecine et de chirurgie. Elle définit les charges des professeurs et des adjoints qui doivent y officier. Parmi les enseignements à prodiguer se trouve celui des « propriétés des plantes et des drogues usuelles », rattaché à la chimie médicale. C’est en étant nommé titulaire de cette chaire, transformée en un cours de chimie médicale, animale et appliquée aux arts et à la pharmacie, que Chaptal revient à Montpellier. Son retour en mars 1795 lui permet de retrouver son ancien amphithéâtre et d’y donner ses cours dès le 23, et ce jusqu’à la fin de l’année scolaire. Chaptal, associé à Bérard, donne le troisième des dix cours prodigués par l’École de santé. Il commence par un résumé des principes d’unification et de dissociation de la matière que sont l’affinité d’une part, la lumière, le calorique, les gaz et l’eau, d’autre part [47, p. 10]. Ses cours demeurent un succès. Des quatre à cinq cents auditeurs qu’il recevait dans les années 1780, il compte à présent le triple ou le quadruple. L’année suivante, c’est en prononçant un discours à la séance publique en tant que directeur de l’École qu’il fait l’éloge de cette science et de son importance : « la chimie ne se bornera donc pas à la description aride de quelques opérations : elle sera aussi grande, aussi étendue que son objet : elle saura embrasser la nature sous tous ses rapports » [48, p. 10]. La troisième édition de ses Éléments de chimie (après 1790 et 1794) permet à Chaptal de rajouter sur la première page son titre de « professeur de chimie à l’École de santé de Montpellier ».

7. Épilogue parisien (1798–1799)

En 1798, Chaptal prépare son retour à Paris. C’est aux Ternes qu’il monte une nouvelle manufacture de produits chimiques. Il est élu membre résidant de l’Académie des sciences le 5 prairial an VI (24 mai 1798). Le 30 mars, il est invité à l’Institut pour lire un mémoire sur la fabrication du blanc de plomb. Berthollet lui présente un autre membre élu l’année précédente : c’est le général Napoléon Bonaparte (1769–1821). Chaptal est appelé à suppléer Berthollet pour le cours de chimie végétale et animale, à la suite du départ de ce dernier pour l’expédition d’Égypte en mai. Son retour à l’École polytechnique est l’occasion de faire un constat sur l’appauvrissement que subit la chimie dans son enseignement.

7.1. L’enseignement d’une chimie industrielle à Polytechnique (1798–1799)

Très vivement critiquée dès son ouverture, notamment pour l’importance de ses dépenses, l’École polytechnique subit des restrictions plutôt sévères en chimie, en particulier avec la suppression des postes d’adjoints, d’instructeurs et de préparateurs adjoints (1797). La durée de son enseignement passe de trois à deux ans et le cours de chimie de Berthollet, pourtant toujours titulaire (avec Guyton de Morveau) d’une des deux chaires de chimie conservées par l’École (la seconde étant attribuée à Fourcroy), devient facultatif (1799). L’esprit de l’enseignement d’une chimie appliquée et « conforme à la nouvelle doctrine de Lavoisier » s’amenuise. Mais c’est peut-être bien durant cette période de nouvelle restructuration (1798–1799) que l’École propose cependant à ses étudiants, dans l’esprit de ses premières années, une chimie véritablement appliquée, au service de laquelle Chaptal se fait l’auteur d’un cours de chimie industrielle [3, p. 296]. Ce cours de deuxième année, que Berthollet conservera encore quelques années dans une veine d’enseignement industriel, ne suffit pas à contrebalancer le cours de première année dispensé par Fourcroy dans une optique très descriptive appuyée sur sa Philosophie chimique, éditée en 1792. Celle-ci entre en quelque sorte en opposition avec la vision d’une chimie indissociable de ses applications concrètes telle que la donne Chaptal dans ses propres Éléments de chimie [49, p. 27] :

Je publie ces éléments de Chimie avec d’autant plus de confiance que j’ai pu voir par moi-même les nombreuses applications des principes qui en sont la base aux phénomènes de la nature et des arts : l’immense établissement de produits chimiques que j’ai formé à Montpellier m’a permis de suivre le développement de cette doctrine et d’en reconnaître l’accord avec tous les faits que les diverses opérations nous présentent ; c’est elle seule qui m’a conduit à simplifier la plupart des procédés, à en perfectionner quelques-uns, et à rectifier toutes mes idées [29, p. v–vj].

Cette rectification que relève Chaptal concerne bien son adhésion aux idées de Lavoisier et son opposition définitive au système de Stahl, que lui demandait manifestement de supporter encore son ancien professeur, Sage :

Je ferai sans peine l’aveu public que j’ai enseigné pendant quelque temps une doctrine différente de celle que je présente aujourd’hui, je la croyais alors vraie et solide mais je n’ai pas cessé pour cela de consulter la nature, je lui ai constamment présenté une âme avide de la connaître ; ses vérités ont pu s’y graver avec toute leur pureté parce que j’en avais banni les préjugés, et insensiblement je me suis vu ramené par la force des faits à la doctrine que j’enseigne aujourd’hui [29, p. vj–vij].

En poursuivant cette promotion au travers de la troisième édition augmentée de son travail en 1796, Chaptal poursuit en quelque sorte une trajectoire opposée à celle des rééditions des ouvrages de Fourcroy, dont le classicisme figé dans l’enseignement de la chimie se révèle symptomatique d’une difficulté dans la manière d’enseigner la chimie autrement que du complexe au simple, des lois générales aux ordres naturels, à l’inverse de ce que Lavoisier avait tenté de faire dans son Traité élémentaire de chimie. Sans y voir un moyen détourné pour Chaptal d’affirmer sa filiation avec Lavoisier, ce qui avait déjà été fait ouvertement et publiquement, comme il aime à le rappeler dans ses mémoires (voir paragraphe 8), les circonstances permettent de mettre en évidence une divergence d’approche entre ceux que l’on considère comme les deux premiers disciples à avoir enseigné la chimie de Lavoisier10 . Elles montrent que si Fourcroy s’est rallié aux idées de son ancien « maître », il reste figé dans son enseignement et garde une approche encyclopédique de la chimie, qu’il regarde en tant que philosophe, historien ou professeur. Sa collaboration au Dictionnaire de chimie révélera ainsi ses opinions sur le phlogistique et comment il tarde encore à le juger définitivement obsolète dans les années 1790, voire 1800.

7.2. De grands chantiers en préparation

À la fin de l’année 1799, le général Bonaparte est de retour d’Égypte et, le 18 brumaire, « la révolution est close ». À la suite d’un coup d’État, le Directoire laisse place à un Consulat provisoire avec à sa tête le Premier Consul Bonaparte. Deux jours plus tard, Chaptal, « le chimiste, l’industriel, le grand salpêtrier de la Convention » [22, p. 173], est nommé au Conseil d’État, section de l’Intérieur, rattaché à l’Instruction publique. Le disciple de Lavoisier deviendra quelques mois plus tard le ministre de l’Intérieur du Consulat. Avec cette nomination, une autre page de l’histoire de la chimie industrielle française est sur le point débuter. Premier président de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, chargé de l’innovation et de l’industrie, Chaptal publiera également durant la décennie à venir (1801–1810) ses travaux de recherche sur la teinture, le vin, le sucre de betterave et sur la chimie appliquée aux arts. Ainsi, que ce soit au travers de ses tâches ministérielles, des réformes qu’il sera appelé à mener, ou bien d’autre part au travers de ses activités d’académicien ou de chimiste industriel, Chaptal reste encore et toujours attaché à cette chimie qui a « créé plusieurs branches d’industrie [et] en a perfectionné un plus grand nombre », et dont le rôle en tant qu’auxiliaire à la découverte des phénomènes et de la compréhension des lois de la nature ne doit pas être négligé. Car cette chimie appliquée aux arts est « cette science qui, de l’analyse comparée des opérations de tous les arts, fera découler quelques lois générales où viendront se rapporter les effets sans nombre que présentent les ateliers » [50, p. xiij]. Chez Chaptal, chimie et industrie restent indéniablement indissociables.

8. Chaptal et les autres disciples de Lavoisier

La volonté de Chaptal de se reconnaître comme chimiste adepte de la « sublime théorie » de Lavoisier est manifeste. Dans ses Souvenirs sur Napoléon, il rappelle cet évènement survenu lors de l’un de ses cours à l’École polytechnique où il évoque le nom de Lavoisier :

Un jour, en récapitulant les découvertes qu’on avait faites en chimie depuis quelques années, je terminai par ces mots : « C’est au célèbre, c’est à l’infortuné Lavoisier que nous devons toutes ces découvertes. » Une explosion générale partit de tous les coins de la salle. Tous les élèves agitaient leurs chapeaux avec enthousiasme ; tous s’écriaient, en présence des autres professeurs assistant à la séance : « Il est le premier à nous en parler. » […] Si cet incident eût été dénoncé au Comité de salut public, il eût fourni encore un bel acte d’accusation contre moi [39, p. 51–52].

Le parcours de Chaptal, chimiste enthousiaste manifestement désireux de rendre hommage à la mémoire de Lavoisier, possède entre 1783 et 1795 bien des similitudes avec celui des chimistes qui furent de l’entourage de Lavoisier à Paris et que l’on a qualifiés de collaborateurs ou de disciples, et parfois même des deux tant il est difficile, dans cette communauté qui se forme progressivement autour de Lavoisier à partir de 1780, de distinguer ceux qui suivirent le maître et ceux qui collaborèrent à édifier sa réforme de la chimie et s’en approprièrent les idées sans pour autant en accepter aveuglément tous les concepts [51, p. 213–216]. De la même manière, identifier en dehors de cette communauté, en France ou à l’étranger, un instant précis où la conversion aurait eu lieu semble difficile, voire inapproprié avant 1789, date à laquelle le système chimique de Lavoisier dans son ensemble est à peu près établi. Inapproprié, car pour certains l’adoption au système ne sera que partielle voire temporaire, quand d’autres ne se sont à aucun moment considérés comme des adeptes de Lavoisier, mais bien comme ses collaborateurs contribuant à la fondation d’une nouvelle chimie (Fourcroy, Berthollet, Guyton, Laplace). Mais dans certains cas, plus simples, une adhésion exempte de doute aux intuitions et compétences de chimiste de Lavoisier permet d’établir une liste de disciples. Les premiers d’entre eux sont d’ailleurs identifiés par Lavoisier lui-même, qui reconnaît dès 1787 que « la doctrine antiphlogistique a fait des progrès rapides. M. de Fourcroy l’enseigne à Paris dans toute sa pureté et M. Chaptal à Montpellier » [28, p. 20].

Cette reconnaissance du concepteur même de cette réforme révolutionnaire de la chimie montre bien que Chaptal joue un rôle important dans la propagation des idées de Lavoisier en province et que ce dernier a reconnu, dans les publications de Chaptal, que son analyse des phénomènes était devenue cohérente avec le système chimique nouveau qu’il avait élaboré. Chaptal ne déviera pas de cette position jusqu’à la publication finale de ses Éléments de Chimie en 1790 :

Monsieur, je viens de publier mes éléments de chimie en 3 vol. in 8° et je vous prie d’en accepter un exemplaire que je viens de remettre à la messagerie et à votre adresse. Je n’ai cherché dans cet ouvrage qu’à présenter vos principes avec ordre et clarté, j’ai fait de nombreuses applications aux phénomènes des arts et de la nature. Les travaux en grand et les opérations de la nature présentent à chaque instant la confirmation de ces principes et j’ai le mérite (si c’en est un) de la faire sentir. Mon ouvrage est reçu par mes nombreux élèves avec une indulgence qui tient peu de l’enthousiasme. Déjà votre doctrine est la seule connue et nous l’enseignons dans toute sa pureté. C’est à elle que je dois mes succès dans l’enseignement et les travaux en grand. Je ne conçois pas comment il se trouve des personnes qui s’obstinent à la rejeter [31, p. 117].

La reconnaissance d’un lien entre Chaptal et Lavoisier, revendiquée dans ces lettres, est réciproque. Et si Chaptal n’a pu être le collaborateur de Lavoisier, il en est le disciple assumé, car Chaptal se définit lui-même comme « un zélé partisan [des] principes » de Lavoisier11 . Il est intéressant de noter que dans la traduction que fait de cette lettre C. E. Perrin, le mot anglais pour traduire le mot « partisan » est « disciple » [6, p. 113]12 . Pour Lavoisier, Chaptal représente aussi un collaborateur à distance à qui, à la suite de l’annonce de sa publication, il fait une réponse qui, au-delà de sa politesse presque exagérée, montre bien qu’il a saisi l’importance qu’il pouvait donner à ce grand manufacturier de produits chimiques :

J’attends avec une grande impatience que votre traité de chimie me soit parvenu. J’en ai besoin pour rappeler mes idées qui depuis plus d’un an ont été entièrement détournées des sciences et de la chimie […]. Votre conquête, celle de M. de Morveau et d’un petit nombre de chimistes épars en Europe sont tout ce que j’ambitionnais [31, p. 119].

Quel est donc ce petit nombre de chimistes que Lavoisier ambitionnait de voir « converti » à ses idées ? Et cette conversion suffit-elle à faire d’un chimiste un disciple de Lavoisier ? Comme le sujet de notre analyse est la place de Chaptal parmi les autres disciples de Lavoisier, il convient effectivement d’étudier la place et la posture de ceux qui auront pu être des chimistes ayant officiellement adhéré aux idées de Lavoisier.

8.1. Un associé-collaborateur : Jean-Baptiste Michel Bucquet (1777–1780)

Le premier des chimistes dont on a pu dire qu’il a été sur le point de se convertir ou même d’avoir accepté les idées de Lavoisier est Bucquet.

Dès 1772, Bucquet manifeste son souhait d’entrer à l’Académie des sciences. Alors qu’il est en concurrence sérieuse avec Antoine Baumé (1728–1804), celui-ci est reçu à la majorité des suffrages alors que Bucquet est proposé en second. Durant l’année 1772–1773, Bucquet réalise une série d’expériences sur l’air fixe dans le laboratoire du duc de La Rochefoucauld. Lavoisier, qui fut chargé de rendre compte de la publication que fit Bucquet de ce travail, le cite dans ses Opuscules physiques et chimiques parus en 1774. À cette époque, le travail de Lavoisier consiste à étudier les fluides élastiques et les procédés d’obtention de l’air fixe dont la nature reste incertaine. Ce sont ensuite les réactions de combustion et de calcination dans différentes conditions qui sont décrites par les soixante-dix expériences qu’il relate dans son ouvrage. L’analyse globale qu’il a au préalable faite de toutes les expériences connues et menées sur tous les gaz (constituant la première partie des Opuscules) l’amène à citer Bucquet comme l’un des rares chimistes français à avoir travaillé cette chimie dite pneumatique. Au mois de mai 1773, Lavoisier, dans son propre laboratoire, refait les expériences de Bucquet. Les deux hommes restent en contact, comme l’atteste une lettre rédigée par Lavoisier à l’intention de Bucquet au début de l’année 1775 (voir note n° 3, le contenu de cette lettre n’est cependant pas connu). Il est intéressant de noter que cette même année, les idées de Lavoisier sur la combinaison d’une substance acide contenue dans l’air au cours de la combustion, en concurrence avec le phlogistique, deviennent pour lui une hypothèse sérieuse qu’il faudra approfondir par un travail expérimental rigoureux et de grande envergure :

Toute espèce d’air absorbable par l’eau est un acide en vapeur [et] tout air non absorbable est un composé d’un acide en vapeur combiné avec le phlogistique […]. Je me propose de développer incessamment ces expériences et en les variant de mettre dans tout leur jour les conséquences qu’on peut en tirer [52, p. 472–474]13 .

Cette réflexion est des plus intéressantes parce qu’elle esquisse pour Lavoisier les recherches d’un double programme : identifier les gaz acides et leur lien avec le phlogistique d’une part, et d’autre part, identifier la nature de l’eau, sur laquelle il commence très tôt à faire des séries d’expériences.

Durant l’année 1776, Lavoisier, qui déménage de la rue Neuve-des-Bons-Enfants où il a équipé sa maison d’un laboratoire personnel au petit Arsenal, met vraisemblablement en place ce travail de recherche. Il commande à Bucquet divers ustensiles et du mercure [53, p. 579–581]. Mais c’est surtout durant l’année 1777, pendant laquelle les deux hommes travaillèrent en collaboration étroite de janvier à septembre, que se révèle le fait que Bucquet fut bien un collaborateur et non un disciple de Lavoisier. Cette collaboration, rappelons-le, a donné lieu à plusieurs interprétations. Il fut tout d’abord question de croire que Bucquet donnait des cours à Lavoisier [54, p. 276], puis qu’il prodiguait en fait un enseignement de qualité à Madame Lavoisier et à quelques autres élèves bien choisis à l’Arsenal [9, p. 120], [55]. Enfin, une troisième hypothèse avait fait état d’une collaboration fructueuse financée par Lavoisier [56], [57, p. 83]. Les objectifs de cette collaboration sont éclairés par les résumés de 26 mémoires présentés le 5 septembre 1777 à l’Académie des sciences et par les comptes-rendus d’un cours de chimie contenus dans le cinquième registre de laboratoire de Lavoisier, écrit principalement de la main de Madame Lavoisier14 .

Pour Condorcet,

[Bucquet] osa entreprendre de répéter toutes les expériences, de refaire toutes les analyses déjà connues en Chimie, en ayant égard à l’influence que devaient nécessairement dans ces expérience et analyses, ces substances aériformes, qui longtemps inconnues ou plutôt négligées par les chimistes […] influent dans presque toutes les opérations de la Nature, comme presque dans toutes les expériences des laboratoires [59, p. 69].

Pour Fourcroy, élève de Bucquet :

Personne n’était plus que M. Bucquet au courant des connaissances modernes. Il en a donné des preuves en exposant dans ses cours la doctrine des gaz à laquelle il a beaucoup ajouté lui-même ; il eut pendant plusieurs années la sage retenue d’enseigner toujours à ses élèves celle du phlogistique, en leur présentant celle de M. Lavoisier comme une opinion qui, quoique fondée sur de grands faits, demandait cependant d’être examinée avant d’être tout à fait admise. Ce n’est que depuis deux ans [donc en 1778] que les recherches qu’il avait faites sur les gaz l’engagèrent à jeter quelques doutes sur l’existence du phlogistique et à substituer entièrement la théorie de M. Lavoisier à celle de Stahl, en modifiant cependant les expressions et en convenant avec M. Macquer que la lumière pourrait bien être regardée comme jouant le rôle du phlogistique, si on lui trouvait la propriété de se combiner [60].

Sans renoncer définitivement au phlogistique en 1780, Bucquet se retrouvait cependant sur la voie de changer de paradigme et de voir la combustion selon l’hypothèse plus probablement exacte de Lavoisier. Il y a donc une influence notable de Lavoisier sur Bucquet, mais il faut reconnaître aussi que du fait de leur association, Bucquet eut également de l’influence sur Lavoisier. Holmes relève que « Bucquet n’était cependant nullement le partenaire subordonné dans l’effort de coopération qui se développait entre les deux ; il est clair que, même si Lavoisier a attiré Bucquet dans son entreprise scientifique, il a lui-même commencé à être attiré dans l’orbite des intérêts de Bucquet » [61, p. 132].

8.2. Un collaborateur malgré lui : Pierre-Simon Laplace (1781–1785)

Dans le développement de la chimie lavoisienne de l’interprétation correcte des réactions de combustion, la collaboration Bucquet-Lavoisier met en lumière l’un des principaux points de discordance entre les deux chimistes, sur l’existence d’un fluide impondérable : le phlogistique. C’est avec le mathématicien (et physicien) Laplace que Lavoisier va s’intéresser à la nature des fluides en général, et à celle d’un fluide de chaleur en particulier.

Pierre-Simon Laplace, membre de la classe des géomètres de l’Académie des sciences, s’était retrouvé associé à Lavoisier à l’occasion de plusieurs rapports à effectuer, dont l’un sur une machine pneumatique de Nicolas Fortin (en 1779) et un autre sur l’efficacité d’un baromètre (1780) qui enjoignit manifestement Lavoisier à demander son aide. Laplace a avant tout été formé aux mathématiques, domaine qui révèle très rapidement ses compétences de haut niveau. Au-delà de cette discipline qui l’a fait se distinguer auprès de D’Alembert et obtenir un poste de professeur à l’École militaire avant d’entrer à l’Académie des sciences, Laplace s’intéresse philosophiquement aux lois naturelles et notamment à la nature véritable des fluides. Collaborer à la paillasse aux côtés de Lavoisier n’est donc pas une tâche qu’il trouve intéressante et moins encore, pour laquelle il pourrait se sentir utile, au-delà des calculs qu’il pourrait refaire pour Lavoisier. La lettre qu’il écrit le 7 mars 1782 en ce sens est des plus explicites [53, p. 712]. Tout d’abord réticent, c’est après cette tentative de refus qu’il accepte finalement d’aider Lavoisier dans ses expériences au cours d’un programme qui va s’étendre de manière soutenue de 1781 à 1784, avec des résultats remarquables. Car la collaboration entre Lavoisier et Laplace, qui débute en 1777, comprend des recherches sur la température, la fabrication de thermomètres, les mesures de chaleur, la fabrication d’un pyromètre, la fabrication de calorimètres, des expériences sur la vaporisation, sur l’électricité, sur la nature de l’air inflammable, sur celle de l’eau ou encore sur la production d’acide carbonique [62].

Grâce à ces apports à la chimie, la position de Laplace s’est affirmée, et de collaborateur malgré lui, comme il le relate dans plusieurs lettres de sa correspondance, presque avec la même tournure de phrase (lettre à Deluc du 28 juin 1783 et à Lagrange du 21 août 1783) [63, p. 112 et 121], il devient ensuite un défenseur actif de ses travaux. On le voit ainsi affirmer qu’il est « incontestable que l’eau est un composé d’air inflammable et d’air pur combiné » [63, p. 115], et à la suite du mémoire sur la chaleur, après avoir sollicité Lavoisier pour refaire des expériences durant l’hiver 1783–1784, Laplace défend non seulement leurs résultats et les confirme par la suite de ces nouvelles expériences, mais il affirme également que d’autres éminents chimistes comme Priestley, Cavendish ou Crawford se trompent (lettre du 24 février 1784 à Deluc et du 8 juin à Blagden) [63, p. 147 et 149]. En 1785, il se charge aussi de faire la promotion de la grande expérience de la synthèse de l’eau, comme il le confie à Blagden et bientôt à son ami Deluc : « j’aurai l’honneur de lui écrire bientôt, en lui faisant part de quelques expériences tirées au grand sur la formation de l’eau, qui se font maintenant à Paris » [63, p. 180].

La tension entre les deux amis devient d’ailleurs palpable dans cette même correspondance en 1790–1791, lorsque Deluc découvre la position ferme de Laplace sur le soutien qu’il fait aux théories de Lavoisier et à l’usage de la nomenclature chimique : « je n’avais pas eu lieu de croire que vous prissiez un parti décidé sur les questions maintenant agitées en chimie. » Non seulement Laplace défend l’usage de la nomenclature ou la nature de la constitution de l’eau, mais il défend aussi l’usage du mot oxygène, quoiqu’il puisse être maladroit, car inadapté dans le cas de l’acide marin dont il ne serait pas l’un des principes. Enfin, s’il reconnaît des manques sur le calorique, il ne pense pas moins que cette théorie est elle aussi acceptable :

Je conviens que l’existence du calorique comme une substance particulière n’est pas prouvée, et qu’il l’est encore moins que les différents gaz sont le résultat des combinaisons de cette substance avec différents corps. Je ne vois dans tout cela, que des hypothèses plus ou moins vraisemblables (lettre à Deluc du 10 avril 1791) [63, p. 344–345].

Le fait que Laplace soit l’un des auteurs de la version commentée de l’Essay sur le phlogistique de 1788 semble de plus montrer qu’à cette date, Laplace est devenu un adepte du système de Lavoisier, en contribuant aux objections faites aux allégations de Kirwan qui tente encore de sauver le phlogistique. C’est d’ailleurs par son intermédiaire et celui de Blagden que l’ouvrage, encore inédit en France, est appelé à se retrouver entre les mains de Berthollet15 . Ce serait donc faire une analyse un peu courte que d’ignorer les motivations de Laplace et de les éclipser face aux volontés de Lavoisier pour faire du premier le simple disciple du second.

Durant les années 1780, en effet, Laplace se trouve en fait, lui aussi, confronté à quelques difficultés. Il cherche à élaborer un nouveau système du monde, il cherche un travail et des sources de revenu, et au-delà de l’opportunité que lui offre Lavoisier, c’est bien de tenter de faire converger les deux programmes de recherche de ces deux savants, le géomètre-physicien qu’est en train de devenir Laplace et le physicien-chimiste qu’est Lavoisier, qu’il est question. La réussite d’ailleurs ne sera pas entière. À plusieurs reprises, sur les mesures calorimétriques et sur la synthèse de l’eau, Laplace n’est pas satisfait des résultats et souhaite que l’on refasse les expériences. Sur la nature de la chaleur, l’avis reste indécis, chacun arrivant avec une hypothèse et la conservant [64, p. 162]. Et si les deux opinions sont conservées, c’est parce que Lavoisier et Laplace ont l’intelligence de « renoncer à leur identité pour le plus grand profit de ces recherches captivantes » [65, p. 98]. Pour Roger Hahn, « Laplace était un collaborateur actif qui prenait des décisions et dictait lui-même des procédures à son collègue, plus âgé et plus expérimenté que lui » [65, p. 92], voir également la lettre de Laplace à Lavoisier, janvier 1784, dans [24, p. 6]. C’est donc bien d’égal à égal que Laplace traite avec Lavoisier.

Finalement, l’exposition de Laplace aux idées de Lavoisier, peut-être bien dès 1777, permet-elle de considérer Laplace comme un disciple du maître ou un adepte de sa théorie ? La chimie, branche de la physique à l’époque, ne représente pas un domaine d’expertise dans lequel Laplace a l’intention de se lancer. En mars 1782, il reconnaît d’ailleurs que ce qu’il en sait est en partie redevable à Lavoisier, et qu’il ne pourrait être efficient sur la question qu’après avoir lu un nombre conséquent d’ouvrages, ce qui semble bien montrer que Laplace, désireux de se faire une opinion par lui-même, agit en toute indépendance. Collaborateur, membre du cercle de l’Arsenal, si Laplace contribue à éclaircir la nature de l’air inflammable, de sa production et aussi à définir la constitution de l’eau en participant aux expériences de Lavoisier, notamment celles de 1783 et 1785, on ne peut le considérer comme un disciple de Lavoisier. La preuve en est que sur l’interprétation de la réaction entre l’acide vitriolique et le fer ou encore sur la théorie des affinités, c’est Laplace qui influence Lavoisier.

8.3. Jean-Baptiste Meusnier de la Place, l’ingénieur convaincu (1783–1788)

L’avis selon lequel les physiciens seraient les premiers disciples de Lavoisier, est donc à nuancer. Mais que nombre d’entre eux se soient intéressés à la chimie par l’intermédiaire de quelques expériences physico-chimiques élaborées par Lavoisier (comme ce fut le cas pour Laplace, Meusnier et Monge) et bien choisies est indubitable. Car si Lavoisier n’est pas le premier à étudier les propriétés des gaz et leur réactivité, le matériel qu’il développe pour pouvoir le faire demande les compétences d’artisans hautement qualifiés mais également les connaissances et l’ingéniosité de physiciens comme Meusnier de la Place.

Élève de Monge à l’École du génie de Mézières, cet ingénieur militaire qui s’est fait remarquer à l’Académie des sciences par un mémoire sur les mathématiques différentielles appliquées aux surfaces courbes montre l’étendue de sa polyvalence en participant en 1779 à la reconstruction du magasin de poudre de l’Arsenal, et en 1783 en rejoignant la Commission des aérostats dont la création a été demandée à l’Académie des sciences par Louis XVI. Lavoisier en profite pour se rapprocher de Meusnier, et ensemble ils s’intéressent à un domaine où ils se rejoignent. Meusnier fait alors des recherches sur la manière de dessaler l’eau de mer à l’aide d’une machine et Lavoisier, quant à lui, cherche à poursuivre ses expériences sur la nature de l’eau, expériences qui après la démonstration du 24 juin 1783 avaient laissé Laplace indécis sur sa réussite et son interprétation. En cherchant à produire de l’air inflammable pour les aérostats, Lavoisier et Meusnier s’intéressent à plusieurs procédés dont l’un d’entre eux consiste à décomposer l’eau. Meusnier et Lavoisier œuvrent alors à la fois pour décomposer l’eau sur différents métaux, mais aussi pour améliorer l’expérience de 1783 en fabriquant de meilleures cuves pneumatiques, qui seront appelées plus tard gazomètres et pour lesquelles Meusnier va déployer tout son talent [64, p. 144–150]. Comme l’indique B. Bensaude-Vincent, « Meusnier semble disposer d’une grande marge d’initiative dans la conduite des expériences ; il a même la liberté de commander, de la part de Lavoisier, les appareils scientifiques qui lui semblent nécessaires aux constructeurs Mégnié et Fortin », ce que décrivent les lettres de la correspondance de Lavoisier [66], [67, p. 299]. Ceci faisant bien de Meusnier le collaborateur de Lavoisier, existe-t-il des indications faisant également de celui-ci son disciple ? La concrétisation des travaux de recherche de Meusnier et Lavoisier se trouve dans les expériences des 27 et 28 février 1785, durant la grande expérience de décomposition et recomposition de l’eau. Comme le relatent plusieurs historiens, c’est cette expérience qui servit (en partie) de point de départ à la conversion de plusieurs chimistes à la théorie de Lavoisier et surtout, à leur abandon de la théorie du phlogistique.

Cette expérience est d’autant plus déroutante pour les partisans du phlogistique qu’elle met à mal la dernière théorie élaborée qui faisait de l’air inflammable la source du phlogistique voire le phlogistique lui-même, hypothèse que l’on semblait jusque-là accorder avec la théorie des acides pour les phlogisticiens : l’action d’un acide sur un métal permettrait de libérer le phlogistique contenu dans l’acide.

Mais Meusnier était-il lui-même un converti ? S’il fut initié à la chimie durant ses années d’études à Mézières, ce fut alors lorsque celle-ci fut considérée comme une branche de la physique. Monge l’enseignant à partir de 1770, elle reste dispensée selon la théorie de Stahl pour les réactions de combustion. Et si elle devient une branche à part entière de l’enseignement à l’École du génie de Mézières à partir de 1777, ce n’est qu’en 1783 que Monge, avec l’aide de Jean-François Clouet (1751–1801), peut mettre en place un véritable enseignement de chimie expérimentale [68, p. 603–604]16 .

Il se peut qu’après avoir assisté à Paris à l’expérience de la synthèse de l’eau de Lavoisier et Laplace à laquelle il est convié en 1783, Meusnier ait été convaincu par les idées de Lavoisier17 . Qu’il ait été par la suite adepte de la théorie de Lavoisier est manifeste. Sa collaboration en tant qu’expérimentateur et surtout co-auteur du Mémoire où l’on prouve par la décomposition de l’eau que ce fluide n’est point une substance (lu le 21 avril 1784) situe Meusnier parmi les premiers partisans de Lavoisier. Ce qui semble tout autant manifeste au travers de la correspondance entre Lavoisier et Meusnier et des mémoires qu’il a produits sur le sujet18 , c’est que Meusnier est principalement intéressé par l’aspect technique des expériences, la réalisation des cuves pneumatiques puis des gazomètres19 . C’est d’ailleurs en ce sens qu’il continue à correspondre avec Lavoisier, lui proposant des améliorations sur ces cuves20 qui donneront finalement la construction des modèles de Mégnié en 1787. Meusnier est également resté un personnage clé de la grande expérience sur la synthèse de l’eau, dont les résultats consignés devaient donner lieu à un mémoire qui n’a jamais vu le jour21 . Bien que Meusnier ait été affecté à Cherbourg sans permission de retour pour collaborer à Paris à l’Académie des sciences après 1785, Lavoisier le relance en 1787 pour qu’il termine ce travail. Meusnier, qui s’occupe alors d’un traité d’artillerie en préparation, s’investit alors de plus en plus dans sa carrière militaire et s’éloigne progressivement de la chimie.

Collaborateur dès 1781, adepte du système de Lavoisier vers 1783–1784, personnage-clé dans le cercle de l’Arsenal, Meusnier représente un autre exemple de collaborateur de Lavoisier tout à fait original en tant qu’ingénieur, dont la connivence avec le chimiste a pu lui permettre de se situer auprès de lui à un rang similaire à celui qu’occupa Laplace. Ses contributions majeures qui conduisirent à la grande expérience de 1785 ont permis d’initier un revirement chez plusieurs disciples de la chimie de Stahl, qui ont fini par renoncer au phlogistique. En s’écartant de cette doctrine chimique pour rejoindre celle de Lavoisier, ils allaient devenir soit ses disciples soit, selon le mot de Kirwan, des antiphlogisticiens.

8.4. Berthollet, premier des antiphlogisticiens (1785)

La grande expérience de février 1785 marqua quelques esprits. Si elle ne put suffire à convaincre immédiatement, elle contribua à jeter le doute chez ceux qui hésitaient encore. Le but avéré de cette expérience était bien de montrer que le phlogistique n’existe pas. Parmi les adeptes convaincus par la théorie du phlogistique et qui faisaient partie du cercle de Lavoisier, et qui avaient été les disciples de Pierre-Joseph Macquer (1718–1784), Berthollet fut le premier à renoncer officiellement à l’ancienne théorie pour promouvoir la nouvelle22 .

En avril 1785, Berthollet publie un Mémoire sur l’acide marin déphlogistiqué, dans lequel il démontre que la réaction présentée par Carl Wilhelm Scheele (1742–1786) entre la « manganèse » (qui est en fait un oxyde de manganèse) et l’acide marin ordinaire (le chlorure d’hydrogène) donne ce fameux acide marin déphlogistiqué (le dichlore) sans qu’il soit nécessaire, pour comprendre l’expérience, de faire intervenir le phlogistique : « C’est donc à l’air vital de la manganèse, qui se combine avec l’acide marin, qu’est due la formation de l’acide marin déphlogistiqué ; je dois avertir que cette théorie a été pressentie et annoncée depuis longtemps par M. Lavoisier » [73, p. 281]. Car, comme il le relate dès le début de ce mémoire, « le phlogistique [lui] paraissait enfin être devenu une hypothèse inutile » [73, p. 276]. Ce changement est en tout cas remarquable, car, depuis 1776, Berthollet s’était évertué à étudier les expériences de Lavoisier et à tenter de les expliquer en faisant intervenir le phlogistique, là où Lavoisier faisait intervenir l’air puis l’oxygène [74, p. 1120]. Mais lentement, depuis 1781, analysant de manière objective les résultats d’expérience qu’il possède, Berthollet change progressivement d’opinion [75, p. 125–126].

En étudiant par la suite le gaz formé par la réaction de Scheele, Berthollet observe que cet acide marin déphlogistiqué, obtenu en réagissant sur les métaux, ne libère pas plus de phlogistique que d’air inflammable23 , substances que l’on pensait contenues dans les métaux et responsables des dégagements de lumière, de chaleur, de flamme que l’on pouvait observer. La transformation, pour Berthollet, s’explique bien mieux en évoquant la nécessité de faire intervenir l’oxygène : 

L’acide marin déphlogistiqué dissout le fer et le zinc, sans qu’il se dégage aucun gaz, et de la même manière que l’eau dissout du sel : pour que ces métaux se dissolvent dans un acide, il faut donc simplement qu’ils s’unissent à une portion d’air vital, ainsi que l’a prouvé M. Lavoisier ; et comme l’acide marin déphlogistiqué peut leur fournir la portion d’air vital nécessaire, lorsqu’il les dissout, il ne se fait point de décomposition de l’eau et il ne se produit point de gaz inflammable [73, p. 285].

Il peut annoncer le 6 avril 1785 qu’il renonce définitivement au phlogistique.

À cette date, Berthollet possède déjà une carrière remarquable : adjoint chimiste à l’Académie des sciences (depuis 1780), directeur du laboratoire des teintures à la manufacture des Gobelins (depuis 1784), il collabore plus tard avec Lavoisier en tant qu’auteur de la Nomenclature chimique en 1787, comme commentateur de l’Essay sur le phlogistique en 1788 et comme animateur des Annales de chimie en 1789. Les liens entre Berthollet et Lavoisier, durant ces années où les recherches de Berthollet l’emmènent à produire du chlorate de potassium vont rapprocher les deux savants puisque cette substance explosive est envisagée pour fabriquer de la poudre. Berthollet prépare quelques échantillons et fait des tests de son côté au mois de septembre 1788. Au mois d’octobre, les essais en grand organisés à la poudrerie d’Essonnes provoquent un accident qui coûte la vie à deux personnes présentes [28, p. 213–214 et 227–228] et manque de blesser Berthollet, Monsieur et Madame Lavoisier. Dès le lendemain, Berthollet écrit à Lavoisier : « les désastres de la journée d’hier doivent nous convaincre, Monsieur et cher confrère, qu’avec des frais considérables on ne viendra point à bout de faire de la poudre muriatique si l’on ne change de disposition ». Berthollet se propose donc de passer une semaine à l’Arsenal pour effectuer de nouveaux tests : « Il nous faut deux hommes quelconques, mais qui soient entièrement à nos ordres depuis six heures du matin, jusqu’à dix heures du soir ». Bien que Berthollet demande à la fin de sa lettre à Lavoisier d’agréer ce plan, il est clair que dans son esprit, il est déjà acté. La position de Berthollet à cette date est donc bien celle d’un collaborateur de Lavoisier. A-t-il été l’un des premiers chimistes de l’Académie des sciences à renoncer publiquement après Lavoisier à l’hypothèse du phlogistique ? Le mémoire de 1785 l’atteste également. Se place-t-il pour autant en disciple de Lavoisier ? La réponse n’est pas si évidente.

Pour H. E. Legrand, si c’est bien à cette date que Berthollet abandonne la théorie du phlogistique, qu’il accepte l’existence de l’oxygène et de sa combinaison, Berthollet n’est pas convaincu par la théorie de l’acidité de l’oxygène établie par Lavoisier24 dans son ensemble [78]. Il existe d’ailleurs deux versions de la publication du mémoire sur l’acide marin déphlogistiqué. L’une publiée en 1785 dans le Journal de physique25 et une seconde en 1788 dans les Mémoires de l’Académie des sciences, selon une version augmentée. Selon Duveen et Klickstein, cette seconde version, publiée plus tardivement, n’est pas le fruit du hasard, mais relève de la nécessité pour Berthollet de gagner du temps afin d’approfondir ses arguments pour asseoir sa position [80]. Son analyse se poursuivant avec les expériences faites sur l’acide prussique (1789), Berthollet exposera clairement ses doutes lors des leçons qu’il donne à l’École Normale en 179526 .

Aussi, si par un concours de circonstances, Berthollet semble-t-il s’être rallié à Lavoisier et se trouver de son côté, en avril 1785, il ne fait que confirmer sa position d’antiphlogisticien et non d’adepte du système de Lavoisier dans son ensemble27 . Il serait injuste cependant de ne pas considérer Berthollet autrement que comme un disciple de Lavoisier. En effet, lorsqu’il fut question de déterminer la vraie nature de l’acide muriatique déphlogistiqué, qui n’était autre que le dichlore pour lequel les expériences de Davy lui avaient permis de mettre en évidence l’existence de la nature élémentaire du chlore, la volonté de Berthollet de protéger la théorie de l’oxygène acide fut alors manifeste. Ce fut d’ailleurs la raison pour laquelle Berthollet le nommait « acide muriatique oxygéné », parce qu’il devait forcément contenir de l’oxygène pour justifier de ses propriétés acides28 .

Au travers de l’étude des travaux de Berthollet en rapport avec ceux de Lavoisier, et à la suite de ceux de Bucquet, Laplace et Meusnier, s’illustre toute la difficulté de situer ces différentes personnalités par rapport à Lavoisier et de séparer clairement le disciple de Lavoisier de l’adepte de son système chimique ou de son collaborateur contribuant au développement de la chimie et/ou du système de Lavoisier. L’exemple de Berthollet est encore plus éloquent à bien des endroits. Celui-ci se montre en effet capable de faire preuve d’indépendance d’esprit et de remise en cause du système, puis, une fois celui-ci admis, de le transformer en une science normalisée face à laquelle les exemples divergents doivent être analysés de manière plus rigoureuse en vue de leur intégration. Berthollet est également un exemple parfait de ces chimistes qui interviennent durant l’épisode lavoisien et donc durant le temps d’une chimie qui reste en construction entre 1772 et 1789. Aussi pour ceux qui furent adeptes de cette chimie avant la fin de sa construction, l’idée d’une adhésion peut représenter un choix précaire. Certains, cependant, se sont retrouvés d’emblée acquis à Lavoisier sans remettre en doute tout ou partie de son travail29 . Avant 1785, deux chimistes peuvent être considérés comme des disciples acquis aux idées de Lavoisier.

8.5. Un disciple sous influence : Philippe Joachim Gengembre (1783–1785)

En étudiant l’exemple de Berthollet, nommer un protagoniste disciple de Lavoisier relève à la fois d’un cadre idéologique et temporel. Pour chacun de ces protagonistes, membre du cercle de l’Arsenal, la posture de disciple ou de collaborateur peut donc être graduelle, passant d’un état à l’autre tout en sachant que pour certains, l’aventure de la chimie avec Lavoisier ne fut qu’un épisode durant leur parcours professionnel de chimiste ou autre. Le cas précédent de Meusnier illustre parfaitement cette parenthèse dans son parcours, tout d’abord d’ingénieur, puis de militaire et plus tard d’homme engagé en politique. Dans la même veine, les parcours d’Auguste Adet et Jean-Henri Hassenfratz, tous deux assistants auprès de Lavoisier à partir de 1786 à l’Arsenal, sont tout aussi éloquents [83, p. 46]. Celui de Philippe Joachim Gengembre (1764–1838), moins connu, demande que l’on s’y arrête tant il pourrait bien être le premier disciple de Lavoisier. Élève de Sage et de Monge avant d’entrer à l’école des Poudres où il suit l’enseignement de mathématiques, de physique et de chimie qui y est prodigué, Gengembre se distingue par un mémoire lu devant l’Académie des sciences le 3 mai 1783 [84]. Celui-ci est assez remarquable dans ce sens qu’il n’évoque, pour l’étude de nouveaux gaz qu’il décrit, ni le phlogistique ni l’air déphlogistiqué mais bien l’air vital, comme Lavoisier. À l’automne 1783, à l’Arsenal, s’organise une école des Poudres dont Gengembre, qui en fut l’élève, devint le professeur de physique, de chimie et de mathématiques. Ce qui semble indiquer qu’à partir de cette date, Gengembre enseigne la chimie de Lavoisier. P. Bret temporise quelque peu cette déduction : le cours donné à l’Arsenal pour la chimie suivait à peu près la constitution des Éléments de chimie de Fourcroy de 178230 agrémentés des dernières découvertes faites d’après les expériences de Lavoisier et de ses collaborateurs à l’Arsenal [85]. Sur l’avis de Lavoisier sur Gengembre, une lettre du 1er décembre 1785 adressé à Aubert indique « qu’il a les idées justes et claires, qu’il s’énonce bien, qu’il a du style et qu’il est plus qu’aucun professeur de physique au courant des connaissances des découvertes modernes » [24, p. 181]. Lavoisier ajoute qu’il est professeur et répétiteur de mathématiques, de physique et de chimie pour les élèves des Poudres depuis deux ans. Cette recommandation contribuera à faire de lui l’un des professeurs suppléants en physique et en chimie au Musée de Monsieur. Gengembre, professeur, est aussi collaborateur de Lavoisier avec Meusnier ou avec Laplace qui le demandent spécifiquement, que ce soit pour la combustion de l’esprit de vin ou pour les expériences sur la respiration des cochons d’Inde [24, p. 6 et 32–34]. Ainsi Gengembre est-il à la fois l’assistant de Lavoisier et son ancien élève. Initié à la doctrine du phlogistique, il enseigne ensuite celle de Lavoisier, mais le fait-il par choix ou par contrainte ?

Le mémoire de 1783 semble montrer une analyse des phénomènes (il sera complété par un second mémoire en 1785) prudente, mais véritablement encline à suivre les idées de Lavoisier. Le cours de 1785 à l’Arsenal évoque clairement la théorie de la dissolution des métaux dans les acides et utilise l’oxygène. Aussi Gengembre, en 1783, fait-il partie, avec Meusnier de la Place, des premiers disciples de Lavoisier.

8.6. Un disciple parfois oublié : Madame Lavoisier (1777)

Avant de terminer cette étude et de situer Chaptal dans le paysage décrit précédemment, il semble qu’un autre disciple précoce de Lavoisier doive être reconnu en Madame Lavoisier. Sans évoquer toutes les multiples facettes de son activité scientifique (traductrice, éditrice, dessinatrice des appareils du Traité Élémentaire de chimie, correspondante scientifique), relevons que sa formation initiale en chimie, acquise entre 1774 et 1777, tient tout d’abord aux Éléments de chimie de Macquer, le livre que choisit également Guyton de Morveau pour sa formation en autodidacte [86], [87, p. 77].

Il est donc possible de considérer qu’à partir de cette période 1777–1780, profitant des cours donnés par Bucquet à l’Arsenal, Madame Lavoisier ait été tout autant parfaitement au courant des idées véhiculées par la théorie du phlogistique à laquelle elle fut initiée à la suite de la lecture du livre de Macquer que des théories de Lavoisier. C’est donc très tôt qu’elle est convaincue par les idées de la nouvelle chimie véhiculée par son mari. Collaboratrice scientifique, elle est aussi une partisane engagée puisqu’elle contribue à diffuser la nouvelle doctrine chimique dans le cercle de ses connaissances scientifiques : entre février et novembre 1788, elle convainc le chimiste genevois Horace Benedict de Saussure (1740–1799) d’adopter la chimie de son mari [28, p. 139–141 et 232]. Elle entretient aussi une discussion épistolaire avec Meusnier de la Place lors de la tentative de conversion du chevalier de Landriani [28, p. 157–158] en avril 178831 , et toujours cette même année, elle s’occupe de la traduction de l’Essay sur le phlogistique de Kirwan. Comme le souligne K. Kawashima, Madame Lavoisier « est une antiphlogisticienne active qui s’est passionnée pour la propagation de la nouvelle chimie, non seulement dans la société des savants, mais aussi publiquement avec la traduction de Kirwan » [88].

8.7. Chaptal, un disciple à part entière (1784)

Quelle place pour Chaptal parmi les disciples de Lavoisier ? Comme nous l’avons observé, situer clairement la position de chacun des protagonistes est peu aisé du fait que leurs rapports interpersonnels tels que nous les analysons aujourd’hui et tels qu’ils se les représentaient eux-mêmes à leur époque risquent d’être différents. Si l’on peut avancer sans crainte que Madame Lavoisier, Hassenfratz, Adet, ou Gengembre étaient acquis aux idées de Lavoisier et pouvaient se considérer comme ses disciples, peut-on imaginer quelqu’un de la stature de Berthollet ou de Guyton de Morveau se placer sous l’empire des idées de Lavoisier ?

Car le groupe de l’Arsenal, que l’on peut qualifier aussi de « communauté scientifique [qui] se forma autour d’un projet commun » [89, p. 155] et s’est renforcée progressivement en ralliant de plus en plus de membres entre 1780 et 1789, doit effectivement être perçu comme un lieu de rassemblement, une école de pensée et une école d’enseignement. Pour M. Crosland et P. Bret [85, 90], une véritable école (de pensée et d’enseignement) s’est constituée à l’Arsenal autour de Lavoisier. Comme cela a déjà été évoqué, les recherches personnelles, professionnelles et académiques se sont interpénétrées dans le grand programme que Lavoisier a établi autour et au-delà de ses tâches initiales à la régie des Poudres et salpêtres. S’il est clair que ce travail d’enseignement professionnel s’est mis en place pour les élèves de l’école des Poudres appelés à devenir commissaires, directeurs, inspecteurs des Poudres dans le cadre d’une école, il semble évident dans l’idée d’une formation du XIXe siècle que le groupe de jeunes gens qui se constitue autour de Lavoisier à l’Arsenal ressemble à une « fraternité » ou à un compagnonnage dirigé par un maître attentif. Ainsi, si le salon ressemble pour Fourcroy à l’antichambre d’une académie32 , l’association des personnalités et de leurs idées guidées par la « sévérité de l’expérience » constituait-elle une école « dont Lavoisier était le fondateur, dont l’expérience sévèrement et rigoureusement instituée était le seul, le vrai démonstrateur, et dont le mode précis et mathématique de raisonner en théorie faisait le caractère distinctif [91, p. 34–35] ». Et c’est bien sous la forme d’une synthèse d’un groupe de pensée que Lavoisier présente dans sa préface du Traité élémentaire de chimie les idées comme étant les siennes et celles de ses collaborateurs. C’est bien cette communauté que Chaptal a été appelé à rejoindre, invité par ses membres qui appréciaient son état d’esprit.

9. Conclusion

Par bien des pans de ses activités, et bien qu’il fût éloigné en province de 1780 à 1798, Chaptal a démontré qu’il aurait pu, tout comme Fourcroy, Berthollet, Monge, Guyton de Morveau, Madame Lavoisier, faire partie du groupe de l’Arsenal. Rallié à la chimie de Lavoisier entre 1784–1785, soutien à la nomenclature chimique (1787–1788), auteur dans les Annales de chimie (1789), auteur d’un ouvrage d’enseignement tourné vers la nouvelle chimie (1790), prosélyte lui aussi, Chaptal a manifesté sa volonté d’être compté parmi les disciples de Lavoisier et, même, d’être le premier d’entre eux33 . Berthollet reconnaît les idées de Lavoisier, tout comme Guyton de Morveau. Mais si l’on sent l’admiration, elle n’efface pas, pour chacun d’entre eux, le fait qu’ils se reconnaissent comme des chimistes dont l’avis reste indépendant. Sur ce plan, Chaptal, quant à lui, fait partie des chimistes qui admettent être sous l’influence de Lavoisier et de son école34 . Et ainsi, lorsque Chaptal se souvient avoir prononcé le premier le nom de Lavoisier à l’École polytechnique, avec les dangers qu’il pense que cela représente, il souhaite bien vouloir rappeler qu’il revendiquait d’être le premier à avoir été le disciple de Lavoisier35 . Indubitablement, Chaptal a été le premier à diffuser et enseigner hors de Paris les idées de Lavoisier, dont il est alors le premier disciple. À notre avis, Chaptal a été bien plus que cela. Il a été le premier chimiste de France à supporter et diffuser la chimie de Lavoisier, comme le souligne d’ailleurs M. Crosland, non sans rappeler la difficulté de traiter cette délicate question36 . D’autres se sont ralliés à Lavoisier, peut-être même avant Chaptal, comme l’ingénieur Meusnier de la Place ou le jeune chimiste Gengembre, ce que semblent confirmer leurs publications (à la date du 19 mars 1783 pour Meusnier et du 3 mai 1783 pour Gengembre). La place qui doit leur être faite dans la liste des disciples de Lavoisier reste en somme à confirmer. Nul doute que Meusnier fut un ardent convaincu, et participa à diffuser comme il le put les idées de Lavoisier37 . Il ferait de Chaptal le premier disciple provincial de Lavoisier. Que dire de Gengembre ou de Madame Lavoisier ? Le fait qu’il soit aussi difficile de statuer sur la question, de distinguer disciple, partisan ou collaborateur, est pour nous le signe qu’une étude approfondie des rapports qu’entretint Lavoisier avec ses collègues dans le but d’illustrer clairement la signification de ces termes reste à faire38 . Ainsi, jusqu’à preuve du contraire, et par le parcours qui fut le sien en tant que chimiste, Chaptal reste donc à considérer comme le premier chimiste disciple de Lavoisier.

En 1798, Chaptal revient à Paris, où il désire s’installer et monter aux Ternes une grande manufacture de produits chimiques. À la fin de l’année suivante, le général Bonaparte est de retour d’Égypte et à la suite d’un coup d’État, le Directoire laisse place à un Consulat dans lequel Chaptal est nommé au Conseil d’État, section de l’Intérieur, rattaché à l’Instruction publique puis ministre de l’Intérieur. Grâce à cette nomination, les activités de Chaptal auront maintenant un impact sur la société et l’industrie. Ministre, il participe aux réformes sur l’instruction publique et la création des lycées, la statistique nationale, les musées, les hôpitaux et la santé publique. Il contribue au rétablissement des chambres de commerce et assiste durant le Consulat et l’Empire à l’essor de l’industrie chimique, notamment celle des savons et des papiers peints, faisant de l’industrie chimique un « secteur de pointe » [97, p. 170]. Démissionnaire en 1804 de son poste de ministre, vraisemblablement à cause de son opposition au régime impérial, Chaptal, devenu sénateur, toujours attaché à l’industrie et à la chimie, rappelle que

La chimie ne se borne pas à éclairer les arts et à en hâter les progrès ; elle embrasse, dans ses applications, tous les besoins de la société ; et lorsque cette science sera plus répandue, elle étendra ses bienfaits sur tout ce qui intéresse le bien-être de l’homme et la prospérité des nations. Les gouvernements ne l’invoqueront jamais en vain, la preuve en est acquise par les prodiges qu’elle a opérés de nos jours [98, p. 62].

Rétabli comme Pair de France en 1819, ce « constant défenseur des libertés constitutionnelles », qui fut conseiller d’État, ministre et sénateur ne se détournera jamais de sa passion pour cette science qu’il juge humaniste :

Je crois être le premier en France qui ait appliqué, dans toute son étendue, les connaissances chimiques aux arts ; j’ai nationalisé quelques procédés inconnus jusqu’à moi ; j’en ai créé plusieurs et perfectionné un plus grand nombre. À mon exemple, beaucoup d’autres chimistes ont formé de grands établissements, et c’est à cette heureuse révolution que nous devons la conquête de plusieurs arts et le perfectionnement de tous. Jamais science n’a rendu de plus grands services au commerce et à l’industrie que la chimie dans ces derniers temps [39, p. 31].

Ruiné à la suite de la gestion désastreuse de ses entreprises par son fils, Chaptal vend son domaine de Chanteloup et sa maison parisienne et finit ses jours dans un appartement, rue de Grenelle. Il meurt le 30 juillet 1832.

Déclaration d’intérêts

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leurs organismes de recherche.

1 Le nombre d’élèves a varié entre 350 et 400. Finalement cette première promotion reçut 386 élèves répartis en trois divisions à la suite de l’enseignement des cours extraordinaires. Les élèves de première division appelés à sortir de l’école au bout de trois ans d’étude, furent au nombre de 152. Les élèves de seconde et troisième division, appelés à ne passer que deux ans au sein de l’École et à intégrer rapidement une école d’application furent au nombre de 115.

2 En 1771 et 1773, Bucquet publie deux ouvrages sur la chimie minérale et animale. Il enseigne à l’École de pharmacie puis en 1776, il est professeur de chimie à l’École de médecine. Il entre à l’Académie des sciences en 1778 et achète le laboratoire de Rouelle, rue Jacob, à la même époque. Il donne alors également un cours de chimie dans son laboratoire [17].

3 Bucquet et Lavoisier sont en contact au moins depuis 1775 comme l’indique une lettre écrite à Bucquet de la main de Lavoisier et datée du 28 janvier (R. Fric, Œuvres de Lavoisier, Correspondance, fasc. II, Herrmann, 1957, p. 471). Tous deux s’intéressent alors à la nature des gaz. En 1777, Lavoisier confie qu’il pensait : « que l’air inflammable [le dihydrogène], en brûlant, devait donner de l’acide vitriolique [acide sulfurique] ou de l’acide sulfureux. M. Bucquet, au contraire, pensait qu’il en devait résulter de l’air fixe [dioxyde de carbone] » [18, p. 335–336].

4 Sur la collaboration entre Lavoisier et Bucquet voir dans ce présent article le paragraphe 8.1.

5 Mémoire sur le mécanisme de la respiration (1777), Sur le blanchiment des vieux livres, des vieilles estampes et des chiffons (1780), Sur l’acide méphitique qui s’exhale du Boulibou (1781), Sur la décomposition de l’acide charbonneux fourni par la fermentation du raisin et sa conversion en acide acéteux (1782).

6 Cette communauté scientifique portera plus tard chez les historiens le nom de groupe de l’Arsenal.

7 Sur sa mission, voir [36, p. 256–259].

8 Le procédé est mis au point à la fin de l’année 1793 à la suite d’une proposition de Carny, ancien commissaire des poudres et à la suite d’un travail de recherche mené notamment par Guyton de Morveau et Berthollet pour le compte de la Commission des armes et poudres. Carny travaille ensuite avec Chaptal à la mise en application de ce procédé dans les poudreries et notamment celle de Grenelle [37], [38, p. 382].

9 Pour une estimation de la conversion des francs de 1800 en euros, voir [45, p. 96–97], [46, p. 167].

10 Fourcroy semble avoir compris cette difficulté et la présente dans les révisions ultérieures de ses deux ouvrages, Les éléments d’histoire naturelle et de chimie (Cuchet, Paris, 1786), qui correspondent à son cours donné au jardin des plantes et sa Philosophie chimique (1792) qui est associée en partie à ses cours à l’École polytechnique. Chaptal, dans ses Éléments de chimie, se retrouve lui aussi confronté à cette difficulté : enseigner différemment la chimie que par l’intermédiaire des trois règnes, ce qui n’est pas un objectif qu’il a réussi à atteindre. Aussi après une première partie sur les définitions de la chimie, le cours qu’il décrit suit un ordre allant des substances minérales puis métalliques et végétales jusqu’aux substances animales [29, p. lxxvii–cx].

11 Lettre du 29 juin 1784. La réponse de Lavoisier le 18 juillet montre toute la satisfaction de son auteur : « J’ai lu monsieur avec beaucoup de plaisir le mémoire que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser sur la formation de l’acide phosphorique et je m’applaudis de ce que vous y avez adopté les principes que j’ai exposé dans quelques mémoires lus à l’Académie » [24, p. 25].

12 On notera également que lorsque Madame Lavoisier traduit l’Essay de Kirwan, elle traduit le mot anglais « supporter » par « sectateur ».

13 Voir aussi Projet d’un pli cacheté, 18 mars 1775.

14 L’écriture de Bucquet se retrouve dans trois cahiers de laboratoire [52, p. 579n]. Il s’avère que la description que fait également Berthelot de l’écriture de Bucquet dans le cahier de laboratoire V a été récemment complétée par les travaux de F. Antonelli. La grande partie de la prise de note est réalisée par Madame Lavoisier et seule la fin est de la main de Bucquet [58, p. 137].

15 « Cet ouvrage de Kirwan m’est envoyé sur le moment. Il n’est pas encore à vendre […]. C’est un livre qu’on attend avec impatience en Allemagne et ici. Comme notre ami Berthollet lit si bien l’anglais, je crois qu’il vaut mieux lui remettre l’ouvrage sur le champ si vous aurez cette bonté-là ». Lettre de Blagden à Laplace, 13 mai 1787 [63, p. 229].

16 À cette époque, Monge est d’ailleurs encore adepte du phlogistique. Durant l’été 1783, il réussit avec un dispositif plus élaboré que celui de Lavoisier et avant lui, la synthèse de l’eau.

17 « Probablement est-ce l’expérience de la synthèse de l’eau par Lavoisier et Laplace à laquelle il [Meusnier] assista le 24 juin 1783 qui cristallisa l’intérêt de Meusnier pour la recherche chimique et le convertit aux idées de Lavoisier » [24, p. 302]. Ce même constat se retrouve chez Marco Beretta : « Jean Baptiste Meusnier, with whom Lavoisier had collaborated on the experiments on the decomposition and composition of water since 1783, was also probably a supporter of this theory » [69, p. 183n].

18 « Mémoire dans lequel on a pour objet de prouver que l’eau n’est point une substance simple, un élément proprement dit, mais qu’elle est susceptible de décomposition et de recomposition » ; « Description d’un appareil propre à manœuvrer différentes espèces d’air, dans les expériences qui en exigent des volumes considérables, par un écoulement continue parfaitement uniforme et variable à volonté, et donnant à chaque instant, la mesure des quantités d’air employés avec toute la précision qu’on peut désirer » [18].

19 Pour P. Belin, c’est manifestement la contribution majeure de Meusnier aux expériences de Lavoisier et notamment à la grande expérience de décomposition et recomposition de l’eau. Cet aspect technique se ressent dans l’écriture de ses mémoires où les considérations théoriques sont peu présentes. Il est de ce fait manifeste que dès son « Mémoire sur les moyens d’opérer une entière combustion de l’huile » [70], présenté à l’Académie le 19 mars 1783, Meusnier cite l’importance des travaux de Lavoisier sur la combustion et le rôle de l’air vital pour ses propres recherches [71].

20 « Comme il me restait, monsieur et cher confrère, sur les caisses que vous faites construire, des incertitudes relativement à la charge que porteront les tourillons et les rouleaux de glace, je passais hier chez Meigné et ne le trouvant point lui fit dire de venir chez moi ce matin. Voici ce que j’ai vu de mieux et je vous en fais part afin de vous en que vous en ordonniez l’exécution si la chose vous convient » [24, p. 87].

21 « On me demande toujours quand sera fait le rapport de la fameuse expérience de la décomposition et recomposition de l’eau. Vous en avez toutes les pièces entre les mains et il serait bien à souhaiter que vous voulussiez bien les mettre en règle et en tirer un résultat. C’est une expérience chère dont il faut faire en sorte que le fruit ne soit pas perdu ». Lettre de Lavoisier à Meusnier du 4 mars 1787 [28, p. 19–20].

22 La doctrine du phlogistique élaborée par Stahl fut développée par ses disciples. En France, l’un des plus influents d’entre eux fut Etienne-François Geoffroy (1672–1731). À la suite de la diffusion de cette théorie, celle-ci s’enseigna par l’intermédiaire de Rouelle puis Macquer sous des formes quelque peu différentes. Il y avait donc des adeptes du phlogistique disciples de Rouelle (Maquer, Buquet) et des disciples de Macquer (Guyton, Berthollet, Baumé, Fourcroy). Rappelons enfin ici que Berthollet, Fourcroy et Chaptal furent tous les trois les élèves de Bucquet à la même période [72, p. 81].

23 En 1782, Kirwan avait émis l’hypothèse que le phlogistique pouvait être l’air inflammable [76, p. 206–207]. Le but de cette hypothèse, parmi d’autres, était encore un fois de sauver le phlogistique face à des résultats d’expériences qui prouvaient son inexistence.

24 Lavoisier ne semble pas convaincu lui-même. Dans ses Mémoires de chimie, il écrit : « en 1785, Berthollet écrivait encore dans le système du phlogistique » [77, p. 87].

25 Dans les Observations sur la physique de l’Abbé Rozier, on peut lire : « C’est donc à l’air déphlogistiqué de la manganèse qui se combine avec l’acide marin, qu’est due la formation de l’acide marin déphlogistiqué. Je dois avertir que cette vérité a été pressentie et annoncée depuis longtemps par M. Lavoisier, c’est l’air déphlogistiqué qui déguise les propriétés de cet acide, et lui donne toutes celles qui le distinguent : il les perd dès que ce principe se sépare de lui [79, p. 323]. Et dans l’Histoire de l’Académie des sciences : « C’est donc à l’air vital de la manganèse, qui se combine avec l’acide marin, qu’est due la formation de l’acide marin déphlogistiqué ; je dois avertir que cette théorie a été pressentie et annoncée depuis longtemps par M. Lavoisier, et que M. de Fourcroy en a fait usage dans ses éléments de chimie et d’histoire naturelle, pour expliquer les propriétés de l’acide marin déphlogistiqué, telles qu’on les connaissait alors » [73, p. 281].

26 « Il est vrai que l’oxygène donne bien souvent les propriétés acides aux combinaisons dans lesquelles il entre, mais ce qui me parait plus un effet plus général, c’est qu’en se décombinant avec une substance, il accroit […] sa faculté de former de nouvelles combinaisons, et cette faculté se manifeste le plus souvent par les propriétés acides, quelques fois par des propriétés très différentes » [38, p. 350. Voir aussi les notes 135 à 137, page 382].

27 « Berthollet n’a jamais accepté la théorie de l’acidité de l’oxygène, bien que la coïncidence de ses travaux sur l’acide marin déphlogistiqué et son rejet du phlogistique puisse le suggérer » [78].

28 Thenard et Gay-Lussac ne réussissant pas à en extraire l’oxygène, Ampère et Dulong soutenant l’hypothèse de Davy sur la nature de nouvel élément que devait être le chlore d’une part, et sur celle d’une acidité due à l’hydrogène qui en découle d’autre part (existence des hydracides, c’est-à-dire des acides devant leur nature à la présence d’hydrogène comme le soutiendra Gay-Lussac en 1814 [81, p. 148], Berthollet reconnut alors son erreur [82]. Berthollet date cette note du 10 avril 1816. Le mémoire donnant lieu à cette note date de mars 1811.

29 C. E. Perrin distingue huit étapes principales dans l’idée de conversion aux idées de Lavoisier. Il admet que durant cette phase de construction, reconnaître un partisan de Lavoisier en une personne ayant adhéré à l’entièreté du système s’avère compliqué [6].

30 La formation des élèves des poudres, plutôt informelle démarra dès 1776. Le cours de Bucquet donné en 1777–1778 permet de penser qu’il a pu être dispensé pour les quelques élèves des poudres formés entre 1776 et 1780. Après cette date, Fourcroy, disciple de Bucquet qui assista son maître à l’Arsenal, s’affaire à donner un cours privé. Ses Éléments de chimie publiés en 1782 évoquent la pensée de Bucquet et souligne à la fois l’existence de la théorie de Stahl et celle de Lavoisier.

31 Cahier de laboratoire XIII, expérience du 20 mars 1788 : « on s’est rassemblé au laboratoire : MM. Landriani, Hassenfratz, Welter, Lavoisier » [54, p. 307].

32 « Il tenait chez lui, deux fois la semaine, des assemblées auxquelles étaient appelés les hommes les plus distingués dans la géométrie, la physique et la chimie ; des conversations instructives, des entretiens semblables à ceux qui avaient précédé l’établissement des académies, y devenaient le centre de toutes les lumières » [91, p. 32].

33 Il est intéressant de relever que Fourcroy, de son côté, se ralliera à une chimie à laquelle il revendique d’avoir été associé comme étant la chimie française.

34 N’est-il pas, rappelons-le dans sa lettre du 24 juin, le partisan zélé de son système ?

35 Fourcroy fait l’éloge de Lavoisier au lycée des Arts le 2 août 1796. Chaptal évoque le nom de Lavoisier à l’École polytechnique durant le mois de janvier 1795. Pour être juste, indiquons qu’Haüy cite Lavoisier dans sa septième leçon du 11 mars 1795 à l’École Normale et Berthollet dans sa troisième leçon du 10 février 1795 [38, p. 129 et 320].

36 Maurice Crosland cite dans son article à la suite de la conversion de Berthollet et Fourcroy, celle des autres académiciens, notamment les mathématiciens et les physiciens « Monge, Laplace, Condorcet, Coulomb, Cousin, Vandermonde et Dionys de Séjour ». Et il place Chaptal avant l’ensemble de ces protagonistes [7, p. 100].

37 Meusnier, comme nous l’avons dit participe à Cherbourg à la conversion du chevalier de Landriani, preuve qu’il est à la fois adepte du système et engagé à le diffuser. Son aura, cependant, n’en fait pas un chimiste influent, en tout cas par pour Foucroy qui écrit en septembre 1789 à propos des partisans de ce qu’il nomme « notre nouvelle théorie » : « On a imprimé dans un journal une liste de nos antagonistes ; mais nous leur opposerons MM. Lavoisier Berthollet, de Morveau, Cavendish, Watt, Monge, de la Place, van Marum, Chaptal, de Saussure, Pictet et vous » [92, Folios 131–132]. Perrin, qui abonde dans le sens que l’établissement difficile d’une liste, surtout du côté de ceux, comme les physiciens, qui ont apporté à Lavoisier un « soutien moral » [6], place Meusnier après Chaptal et Monge.

38 Cette « confusion » ou cette fusion des termes est toujours d’actualité. Fourcroy est ainsi « pharmacien, médecin et disciple » [93, p. 51]. Guyton de Morveau, Berthollet, Hassenfratz, Monge sont consdiérés avec un « autre disciple antiphlogisticien, Chaptal » [8, p. 271]. Taton, à propos de Monge et de son adoption de la théorie de Lavoisier, écrit que Lavoisier « rend hommage à la collaboration de ses divers disciples » dans la préface du Traité élémentaire de chimie [94, p. 31]. De son côté, ce qu’écrit Lavoisier concerne « ceux en général qui ont adopté les mêmes principes [que lui] » [30, p. xxviii]. À propos des professeurs à l’École polytechnique, D. Fauque écrit de son côté qu’à l’École polytechnique, « plusieurs professeurs ou fondateurs ont été des disciples ou des collègues de Lavoisier » [89, p. 155]. La différenciation ou la difficile séparation des rôles permettra d’écrire que Fourcroy, Berthollet et Guyton de Morveau furent « élèves et disciples » de Lavoisier [95]. Enfin quant à madame Lavoisier, « compagnon et disciple » [96, p. 24], son rôle en tant que prosélyte actif à la diffusion des idées de son mari se situe bien avant 1788 et la publication de la traduction de l’Essay sur le phlogistique de Kirwan [58, p. 176–177].


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