1 Introduction
La géochimie des eaux souterraines fait actuellement l'objet de programmes spécifiques dans de nombreux pays, en vue notamment de déterminer le fond géochimique. En France, l'accès à la géochimie des eaux souterraines va être grandement facilité par la base de données en ligne ADES (Accès aux données sur les eaux souterraines). La question ne sera donc pas tant l'acquisition de données, qui sont déjà très abondantes, que leur sélection et leur interprétation. Ainsi pour définir le fond géochimique, il faudra au préalable écarter, au moins de façon provisoire, les analyses relatives aux eaux affectées par des apports anthropiques : c'est l'objet du présent article, qui montre l'intérêt de prendre en compte l'altitude. Le secteur choisi est celui du socle cristallin dans le Nord-Ouest du Massif central (MC), et va du Confolentais au Forez (en coordonnées Lambert II étendu, X : 469 000–700 000, Y : 1 990 000–2 090 000). Plusieurs séries d'analyses très complètes y ont été faites antérieurement, en vue d'une aide à la décision dans le domaine du stockage souterrain, ou dans celui de la distribution d'eau potable. Les données, publiées [10,12] ou sous forme de rapports techniques accessibles au public [2,15] concernent une soixantaine de sources, dont quarante utilisées pour la distribution d'eau potable, et cinq forages.
2 Apports atmosphériques et altitude des eaux souterraines
Un traitement préliminaire des données géochimiques par analyse factorielle a montré qu'une grande part de la variance totale (62 %) est expliquée par un facteur unique comprenant notamment Cl− et , les seuls paramètres à lui être peu corrélés étant K+ et le pH. La relation observée ici a déjà été mise en évidence dans le Nord-Ouest du MC, et son origine attribuée à des apports anthropiques, les engrais étant la forme la plus probable [12]. De fait, les concentrations en bore restent très faibles, 4 μg l−1 [2], ce qui permet d'exclure l'hypothèse d'effluents domestiques (les perborates sont des constituants de certaines lessives). Quoi qu'il en soit et dans le but de rechercher les principaux facteurs naturels régissant la géochimie des eaux, il a paru pertinent d'écarter les eaux à fortes concentrations en . Le seuil de sélection a été fixé à un niveau tel, que la corrélation entre nitrates et chlorures cesse d'être significative : ce niveau est de l'ordre de 6 mg l−1 , soit 0,1 mmol l−1.
Les eaux pauvres en nitrates () ont des concentrations en chlorures très nettement anti-corrélées avec l'altitude de l'exutoire des sources (Fig. 1). L'ajustement selon une courbe mathématique peut se faire de plusieurs manières, fonction exponentielle, logarithme, puissance, etc. Évaluer les chlorures en fonction d'un logarithme de l'altitude, ou en fonction inverse de l'altitude, n'aurait pas de sens, car les concentrations calculées tendraient alors vers l'infini pour une altitude tendant vers zéro. Il y a par ailleurs manifestement une asymptote qui est l'axe de l'ordonnée, en l'occurrence l'altitude, notée h ci-dessous. Aussi, le meilleur ajustement () est-il fonction du logarithme des chlorures :
Il pourrait s'agir a priori d'un effet de proximité de l'océan : à cause du modelé géographique de la région étudiée, qui est globalement en pente douce vers les régions maritimes, les altitudes les plus basses sont en effet les plus proches de la mer. Les eaux de pluie contenant des traces d'embruns marins, leur chlorinité en Europe du Nord décroît vers l'intérieur des terres [6] ; il en est de même pour les eaux de têtes de bassins en France [7,8]. La relation chlorures–altitude a donc été examinée sur huit eaux de source situées dans une bande nord–sud de 150 km, donc approximativement à égale distance de l'océan, de coordonnées dans le système Lambert 2 étendu [2]. Une très bonne anti-corrélation chlorures–altitude est apparue, les coefficients de régression logarithmique étant pratiquement les mêmes que les précédents, avec la relation :
Les données disponibles, rares au-dessus de 1000 m d'altitude, ont été complétées avec d'autres analyses [8] publiées pour les eaux de petits ruisseaux, de façon à étendre la gamme des observations vers des altitudes plus fortes. Les deux jeux de données obéissent manifestement à la même loi (Fig. 2), ce qui est normal, puisque les eaux de surface à l'étiage sont essentiellement l'exutoire des nappes souterraines : la relation chlorures–altitude est donc valable de 200 à 1400 m au moins.
3 Discussion
Les relations inverses entre altitude et concentrations en solutés sont a priori imputables à deux facteurs possibles. Le premier est une diminution de la concentration par évaporation pluie/(pluie–ETP), car lorsque l'altitude augmente, les pluies augmentent aussi [13], et la température, donc l'ETP, diminuent. Dans cette hypothèse, la chlorinité serait en rapport avec la disponibilité de l'eau pour la biosphère [11]. Le second facteur envisageable est une variation de la composition des eaux de pluie avec l'altitude. Une telle variation a été observée dans les Pyrénées ariégeoises : au cours d'un même épisode pluvieux, une diminution des concentrations en chlorures a pu être mesurée, de 0,018 mmol l−1 à 423 m d'altitude, jusqu'à 0,01 mmol l−1 à 1100 m [1] ; une dilution liée à une pluviométrie plus grande en altitude a été évoquée. Toutefois dans le MC en Margeride, pour un même épisode pluvieux, aucune corrélation entre composition des pluies et intensité des précipitations n'a pu être notée [16]. Et la composition des eaux de pluie ne montre pas, de façon aussi nette, une relation inverse avec l'altitude, comme celle qui est observée pour les eaux souterraines (Tableau 1).
Données publiées sur les concentrations moyennes en anions dans les précipitations (neige ou pluie) du Massif central français et de ses environs
Mean anion concentrations in snow and rain, French Massif Central
Station | Margeride | Mont Lozère | Clermont-Ferrand | Orléans |
Altitude (m) | 1100 | 1330 | 340 | 90 |
Nombre de mesures | 6 | 35 | 12 | |
Nature | Neige | Pluie | Pluie | Pluie |
pH | 5,51 | – | 5,22 | – |
Cl− (μmol l−1) | 38 | 23 | 19 | 41 |
0 | n.d. | 26 | 20 | |
13 | 34 | 23 | 20 | |
Références | [3] | [16] | [9] | [5] |
Pour expliquer les variations de géochimie des eaux souterraines constatées en fonction de l'altitude, l'hypothèse d'une variation du rapport ETP/pluies est donc mieux argumentée (en l'état actuel des données disponibles) qu'une variation de la composition des pluies.
3.1 Fond géochimique
Dans un diagramme chlorures–altitude, les eaux souterraines à nitrates se distinguent nettement des eaux sans nitrates (Fig. 3). C'est une conséquence de la relation entre chlorures et nitrates, qui a été attribuée à des contaminations induites par des pratiques agricoles [12]. Ce type de diagramme est donc utile pour mettre en évidence, à partir des seuls chlorures et de l'altitude des sources, les eaux susceptibles d'être touchées par des contaminations, notamment en nitrates. Ces eaux seront évidemment à écarter, au moins dans un premier temps, pour la définition des fonds géochimiques en divers éléments.
3.2 Influence de l'occupation du sol
L'environnement géographique exerce une incidence indiscutable sur la géochimie des eaux souterraines. Les captages ont été classés en fonction de l'occupation des sols des bassins versants, d'après les cartes géographiques au 1/25 000 ; trois environnements ont été schématiquement distingués : forêts, prairies et cultures, ou mixte. Les bassins versants à couvert forestier sont caractérisés par des eaux souterraines où chlorures et altitude satisfont à la relation précédemment décrite : les eaux souterraines correspondantes pourraient être qualifiées d'eaux à faciès « forêt » (Fig. 4). Ceci indique que les litières forestières ne peuvent pas être considérées comme une source importante de nitrates, ni surtout de chlorures. Dans les zones de prairies ou de cultures, les concentrations en chlorures n'obéissent pas en général à la relation avec l'altitude. L'excès de chlorures coïncide avec des concentrations en nitrates élevées, jusqu'à 50 mg l−1 et plus [12] : c'est une observation qui peut être utile pour la délimitation des périmètres de protection des captages. La nature de ces apports en nitrates–chlorures fera l'objet d'un article ultérieur.
3.3 Dénitrification
Dans la partie volcanique du MC, de nombreux ouvrages captent les eaux d'aquifères basaltiques, souvent à l'interface basalte/socle. Certaines eaux présentent un excès de chlorures par rapport à l'altitude, mais des concentrations en nitrates faibles, 3–7 mg l−1. L'excès de chlorures pourrait être attribué à une origine géologique, mais les données sur les eaux de surface [8] ne montrent aucun enrichissement en chlorures. On peut raisonnablement envisager une influence anthropique suivie d'un phénomène de dénitrification dans l'aquifère basaltique.
3.4 Assimilation des nitrates
La Fig. 2 montre deux points, représentés par des croix de grande dimension, correspondant à des eaux de ruisseaux prises vers 400 m d'altitude, dans le Bourbonnais [8]. Ces points s'écartent un peu de la courbe générale et se situent dans le domaine des eaux à nitrates ; pourtant, les concentrations en nitrates de ces eaux sont très basses, moins de 3 mg/l. Ce ne sont probablement pas des valeurs originelles : les eaux ont sans doute comporté à l'origine une légère composante à chlorures–nitrates, mais l'assimilation estivale de ces derniers par les plantes ou le microplancton, a abaissé le ratio . L'assimilation de nutriments modifiant l'été la géochimie des eaux de surface a effectivement été envisagée pour les phosphates [8] : elle est plausible ici pour les nitrates.
3.5 Hydrogéologie : évapotranspiration et bilans sur les chlorures
Les bilans des chlorures sont parfois utilisés pour évaluer l'évapotranspiration : c'est la méthode CMB des anglo-saxons (Chloride Mass Balance Method), qui consiste en la comparaison de la chlorinité des apports météoriques et des eaux interstitielles des sols. Il découle de ce qui précède que, pour être valable, la comparaison doit impérativement prendre en compte les questions d'altitude. On peut sans doute s'en affranchir dans les paysages de plaines, mais dans des reliefs accentués comme ceux du MC, il est indispensable de comparer des mesures faites à une altitude identique. Or, pour l'instant, les données sur la géochimie des apports météoriques sont encore lacunaires, et parfois contradictoires (Tableau 1), à cause de la grande variabilité temporelle, et sans doute spatiale, de leur composition. Il faudra donc des mesures supplémentaires pour que la méthode soit applicable dans le MC.
4 Conclusion
Les constituants originels de la composante atmosphérique dans les eaux souterraines sont presque tous effacés par les différents phénomènes d'apport ou de substitution. Les apports d'origines diverses augmentent les concentrations en nitrates et chlorures, les substitutions par échange d'ions [14] modifiant les concentrations en cations. Seule l'altitude est un bon indicateur de la composante atmosphérique et des concentrations « normales » en chlorures, sans doute aussi en autres halogénures Br− et I− : on connaît les problèmes induits par les carences en iode dans les montagnes. Cette relation, déjà mise en évidence [7] pour les eaux de ruisseaux à l'échelle de la France, est donc très stricte pour les eaux souterraines à l'échelle d'un domaine plus restreint, le Nord-Ouest du Massif central. Elle permet de prévoir la chlorinité des nappes d'arènes, à partir de l'altitude des captages, et est précieuse à plus d'un titre. Pour la question des périmètres de protection des captages d'alimentation en eau potable (AEP), elle confirme l'intérêt du milieu forestier. Elle permet la mise en évidence de phénomènes de dénitrification, ou d'assimilation dans le cas des eaux de surface. Elle plaide en faveur de mesures accrues sur la géochimie des précipitations, en vue de mieux estimer l'importance de l'évapotranspiration, pour l'étude des ressources en eau. Enfin, la relation altitude–chlorures servira à sélectionner les eaux indemnes d'apports en chlorures de diverses origines, et donc utilisables pour la détermination du fond géochimique naturel.