1 Introduction
Pinus nigra Arnold, espèce collective, tire son origine de Pinus laricioides Menzel, fossile connu au Miocène et au Pliocène [11]. Cette espèce avait une aire de répartition vaste dans les régions circumméditerranéennes. Celle-ci a été morcelée, sous l'effet de différents événements géologiques, en îlots de faibles superficies, donnant naissance à un certain nombre de sous-espèces de valeur géographique, l'une d'entre elles, Pinus nigra Arnold ssp. Salzmanni (Dunal) Franco, étant largement présente en Espagne orientale et sur le revers méridional pyrénéen. En France, elle ne constitue que quelques peuplements isolés dans les Pyrénées orientales, dans les Cévennes siliceuses et dans l'Hérault, notamment dans la région de Saint-Guilhem-le-Désert.
La forêt domaniale de Saint-Guilhem-le-Désert (43°43′N, 3°31′E) se développe sur 1000 à 2000 hectares de chaînons montagneux (500 à 700 m), constitués essentiellement de dolomies du Bathonien. Les pinèdes de pins de Salzmann occupent deux étages de végétation, le supraméditerranéen à chêne pubescent et le mésoméditerranéen à chêne vert dominant [12]. Le site est célèbre grâce à l'abbaye de Gellone, fondée en 804 et construite dans une reculée karstique.
Le pin de Salzmann avait au Quaternaire une aire plus étendue qu'aujourd'hui. Il est présent, en effet, sous forme d'empreintes de cônes dans les tufs de Castelnau-bas, à l'entrée de Montpellier, datés de 113 700 ans, vers la fin du dernier interglaciaire [1,9]. Il a été retrouvé ensuite sous forme de charbons de bois, en compagnie de Pinus sylvestris L., dans les sites Paléolithique supérieur du pont du Gard, entre 30 000 et 14 000 ans avant le Présent [2].
Pendant les périodes les plus froides du dernier glaciaire, les végétations étaient caractérisées, dans l'actuelle région des garrigues, par le pin sylvestre et le bouleau. Au cours de brèves phases plus tempérées, le pin de Salzmann fit sa réapparition.
Puis, avec le réchauffement climatique qui s'installa définitivement à partir de 10 000 ans, le pin de Salzmann fut remplacé rapidement par une forêt primaire méditerranéenne de chênes pubescents et de chênes verts. Il est vraisemblable qu'il se réfugia alors dans les niches écologiques que nous lui connaissons aujourd'hui, en particulier sur les calcaires dolomitiques des monts de Saint-Guilhem, où il se régénère préférentiellement et s'y maintient. Sur calcaire compact de la zone d'étude, en station favorable, il assure, pionnier, le retour de la chênaie méditerranéenne et meurt sur pied.
Il est important de connaître les conditions de cette mise en place particulière, notamment dans une perspective de gestion de la biodiversité. Les informations susceptibles d'être apportées par le dernier cycle climatique Tardiglaciaire–Holocène ont un grand intérêt, puisqu'elles permettraient de comprendre, d'une part, la colonisation naturelle des monts de Saint-Guilhem et, d'autre part, les incidences des peuplements humains sur la forêt.
2 Caractérisation des sites et méthode d'étude
Les feux de forêt laissent, comme témoins dans le sol, des charbons de bois. Des études sur les feux modernes montrent une corrélation qualitative et quantitative excellente entre les charbons et la végétation dont ils proviennent [15]. Ce sont les sites de concentration primaires que sont les dépressions karstiques telles dolines, ouvalas ou poljés qui ont été prélevés [13].
Les datations AMS 14C des charbons de bois découverts dans les sols et sédiments de la forêt actuelle permettent une étude approfondie des périodes de feux et de leurs conséquences sur la dynamique forestière [3].
Le choix a porté préférentiellement sur la réserve biologique domaniale de pins de Salzmann, connue sous le nom de réserve des Cévennes depuis 1931. Gérée par l'ONF, elle a échappé au grand incendie d'août 1973. Cette forêt, bien développée, présente des arbres hauts de 8 à 15 m. À titre d'exemple, nous donnons un relevé réalisé à la mare du pont d'Agre avec les coefficients d'abondance–dominance et de sociabilité : Pinus nigra ssp. Salzmanni (3.3), Buxus sempervirens (2.2), Amelanchier ovalis (1.2), Sorbus aria (1.1), Arbutus unedo (1.1), Acer monspessulanum (1.1), Ilex aquifolium (+), Quercus pubescens (+), Quercus ilex (+), Lonicera etrusca (+), Rhamnus alternus (+), Coronilla emerus (+), Juniperus communis (+), Juniperus phoenicea (+), Prunus mahaleb (+), Populus alba (+), Erica multiflora (+).
L'étude préliminaire a porté sur trois sites localisés au sein de formations forestières du supraméditerranéen dans des dépressions fermées ou cuvette dolomitique :
- – la citerne (LCI) : 31T0545710, UTM 4846643, alt. 540 m,
- – la mare du pont d'Agre (PAG) : 31T0544831, UTM 4846197, alt. 600 m,
- – la combe de la Louet nord (CLON) : 31T0545659, UTM 4847215, alt. 487 m.
Dans chaque site, une fosse a été creusée à l'aide d'une pelle mécanique atteignant la roche mère à des profondeurs variables (60 cm à LCI, 150 cm à PAG, 130 cm à CLON). Les profils obtenus sont ceux de remplissages arénacés riches en éléments dolomitiques anguleux. Ces profils peu évolués présentent un horizon humifère superficiel d'une dizaine de centimètres (LCI, CLON) ou davantage (65 cm à PAG). Un nombre variable de prélèvements a été effectué, en général tous les 20 cm, toujours de bas en haut dans des volumes de 12 l : trois prélèvements pour LCI, six pour PAG et cinq pour CLON.
Les charbons sont ensuite extraits de la terre par tamisage ménagé à l'eau, à la maille de 2 mm. Le matériel retenu par le tamis est ensuite mis à sécher et un tri est effectué afin de séparer les charbons de bois des divers autres éléments minéraux. Les charbons sont comptés, pesés, identifiés [14,19], et une partie réservée pour la datation. Ce sont les charbons de pins qui ont été retenus pour celle-ci.
3 Résultats
3.1 Identité du pin
Un problème particulier est posé par les pins. Deux en particulier sont très proches du point de vue de leur bois : Pinus nigra ssp. Salzmanni et Pinus sylvestris. La plupart des auteurs ne les distinguent pas. Cependant, une tentative probante d'identification a été réalisée. Elle repose sur la position des canaux sécréteurs longitudinaux dans les zones d'accroissement, vus dans le plan transversal, statistiquement plus proches de la limite du cerne chez P. sylvestris [2]. L'étude réalisée ici donne des résultats hétérogènes en faveur de la présence des deux espèces. La forêt de pins de Salzmann de Saint-Guilhem ne peut être une forêt relique pure, comme il était admis jusqu'à présent, mais comprenait aussi le pin sylvestre.
L'éradication quasi totale du pin sylvestre de la zone d'étude en forêt de Saint-Guilhem est probablement due, d'une part, à sa faible présence à l'origine et, d'autre part, aux incendies répétés, pour lesquels le pin de Salzmann résiste mieux grâce à son écorce épaisse, peu combustible.
3.2 Feux et transformations de la forêt
Dix dates 14C AMS calibrées ont pu être réalisées sur les trois sites de prélèvement :
- – PAG1 (150–125 cm) Erl-6552 : , delta C13–22,8 ;
- – PAG2 (125–100 cm) Erl-6553 : , delta C13–23,9 ;
- – PAG3 (100–65 cm) Erl-6554 : , delta C13–24 ;
- – PAG4 (65–35 cm) Erl-6555 : , delta C13–23,5 ;
- – PAG5 (35–10 cm) Erl-6556 : delta C13–22,3 ;
- – PAG6 (10–0 cm) Erl-6557 : delta C13–23,4 ;
- – CLON1 (120–130 cm) Erl-6549 : delta C13–23,6 ;
- – CLON3 (45–70 cm) Erl-6550 : delta C13–23,3 ;
- – CLON4 (2 à ) Erl-6551 : delta C13–28,4 ;
- – LCI1 (40–60 cm) Erl-6548 : delta C13–23,9.
La sédimentation, quoique variable en intensité, est remarquablement régulière, comme le montre la répartition des dates avec la profondeur (PAG, CLON). Les irrégularités d'enfouissement des charbons dans les sols sont dues en général à l'activité des vers de terre, qui sont capables d'ingérer des particules de 0,4 à 2 mm [5]. Ce n'est pas le cas ici, d'une part, car ces charbons sont éliminés au tamisage, d'autre part du fait du fort colluvionnement de ces sols [17].
La plus ancienne date obtenue est contemporaine de l'Holocène ancien moyen (7000 BP). Les conditions de mise en place de la forêt de pins de Salzmann étaient donc déjà réalisées à l'optimum climatique.
Les résultats se caractérisent par une présence continue des pins avec Juniperus à PAG, témoignant d'une pinède pré-forestière quasi permanente. Les autres ligneux, relativement nombreux (Quercus cf. pubescens, Q. cf. ilex, Acer, Ilex, Rosa, Populus, cf. Rhamnus mais aussi Ruscus ou une Filicinée), ne présentent pas de répartition particulière. À côté de l'hétérogénéité du peuplement de pins déjà soulignée, la gestion anthropique apparaît particulièrement évidente, puisque, dans les trois sites, tous les niveaux postérieurs à la fondation de l'abbaye en 804 AD montrent une recrudescence de Buxus sempervirens témoignant d'une ouverture de la forêt mature et d'une possible exploitation pour la litière et le fourrage du troupeau [8], en conformité avec les données de l'histoire [7]. En effet, la colonisation d'un site par le buis représente le deuxième stade post-traumatique succédant aux pelouses à graminées. Au sein de la forêt de Saint-Guilhem, les traumatismes ont essentiellement une origine anthropique ; ils peuvent être la conséquence de déprises pastorales, d'écobuages, etc. Cette interprétation s'appuie aussi sur l'accélération de l'érosion, illustrée par la vitesse de sédimentation et testée par le rapport datation/profondeur, ainsi que par l'augmentation de la masse de charbons dans ces mêmes périodes. La présence d'écailles de cônes de pin, distribuées de façon non aléatoire dans les niveaux historiques à CLON et à LCI, pourrait résulter de régimes de feux différents très violents, faisant éclater les cônes, tandis que des feux plus courants, d'une moins grande envergure, n'affectent que le sous-bois ou que faiblement les pins, au cours des périodes préhistoriques surtout. Les observations actuelles montrent que les feux très violents, à la fréquence d'un incendie tous les dix ans, peuvent devenir des agents de destruction de la forêt de pins de Salzmann. L'espèce serait réellement en danger si tout le peuplement brûlait, consécutivement à la difficulté de régénération à la suite de très forts incendies [16].
Les valeurs du δ13C fluctuent entre et pour l'essentiel, ce qui est supérieur au référentiel actuel, vers [18], et impliquerait une certaine sécheresse du climat, aussi bien avant qu'après la fondation de l'abbaye, et notamment du XIIIe au XIXe siècles à PAG et CLON. On peut rapprocher ces résultats de ceux acquis pour le petit âge glaciaire et aussi de ceux obtenus sur les sédiments archéologiques du VIIe au XIIe siècles [18], sur le O des stalagmites de la grotte de Clamouse proche [10], sur les sédiments et charbons de la région d'Orange, impliquant au IXe siècle un climat plus sec [4]. Ils sont aussi comparables en intensité avec ceux obtenus pour l'interstade Tardiglaciaire [18].
4 Conclusion
Une active sédimentation a commencé dès l'Holocène moyen, à l'optimum climatique. Si les feux débutent vers la seconde moitié de l'Holocène, suggérant des modifications dans la rythmicité du climat, devenant sans doute plus variable et plus sec qu'au cours de la première partie de l'Holocène, leur fréquence augmente après la fondation de l'abbaye de Gellone. Cette augmentation, enregistrée surtout à partir du XIIIe siècle, va de pair avec un changement dans le régime des feux, feux plus généralisés entraînant des modifications dans la strate ligneuse, l'éradication de Pinus sylvestris et la forte représentation du buis. Si l'anthropisation du massif ne peut être raisonnablement contestée, elle se place dans une période de fortes sécheresses. Ceci rejoint en outre l'idée que le Moyen Âge initie une manière différente de gérer l'espace rural [6].
Acknowledgments
Les datations 14C (AMS) ont été assurées par Andreas Scharf, Universität Erlangen-Nürnberg, grâce à une aide de l'ONF. Les auteurs remercient R. Izard, directeur de l'Agence départementale de l'ONF à Montpellier.