Abridged English version
Climate change poses not only scientific and technical challenges, but social and political ones as well. That dual assumption at least is the starting point of this talk: (1) to minimize climate risk and stabilize emissions, we should within thirty years go under the threshold of three gigatons of carbon emissions; (2) this objective cannot be achieved in so short a time using only technical means; it will require significant lifestyle changes. The problem is to know if such changes are politically and democratically possible. No social force exists within industrial societies that would be spontaneously inclined to reduce its energy consumption and whose significance and capacity for political expression would have simply to be strengthened. The modern way of life, which consumes large amounts of energy and which favours increasing mobility, has the real or potential support of almost all of the inhabitants of this planet. The changes which would allow a significant decrease in our greenhouse gas emissions do not seem to respond to traditional public policy approaches: those generally aim at making it possible for individuals to maximize their interests. No detailed, well-argued plan for an alternative society exists, which the public would regard as desirable. This talk tries to enumerate the main obstacles that an effective political response to the climate challenge should surmount, as well as some of the possible solutions.
1 Une réponse politique et démocratique au défi climatique
Quelles difficultés devrait surmonter une réponse politique et démocratique au défi climatique ? Les obstacles pourraient paraı̂tre infranchissables, peut-être le sont-ils, seule l'expérience nous autorisera à l'affirmer ou à l'infirmer. Pour chercher à identifier ces difficultés, il convient de se placer sur le double plan de la philosophie politique, c'est-à-dire de la réflexion sur les principes d'organisation de la société, et des supputations quant aux réactions citoyennes. Le premier relève de l'opposition raisonnable/déraisonnable ; le second de l'opposition certain/incertain, avec cette difficulté que l'on a toujours tendance à mesurer l'avenir à l'aune du passé, mesure que le cours même de l'histoire rend par principe aléatoire.
2 Le défi climatique
Qu'est-ce que le défi climatique ? Je présupposerai qu'un tel défi existe. Dans le cadre de cette hypothèse, je considérerai pour vraies les analyses de Jean-Pierre Dupuy [4] : si l'on ne fait rien pour limiter de façon drastique nos émissions de CO2, le pire est certain. Selon Dupuy, le problème n'est pas ici celui de l'incertitude, mais l'impossibilité où nous sommes de croire ce que nous savons. Nous connaissions avant le 11 septembre 2001 la possibilité de l'hyper-terrorisme, mais il nous était impossible d'en tenir compte pour la prise de décision [4].
Quoi qu'il en soit, la consommation mondiale d'énergie croı̂t et devrait continuer à croı̂tre de 2 % par an. La quasi-totalité de cette énergie (85 %) provenant de ressources fossiles, l'augmentation de la consommation annuelle d'énergie se traduit immanquablement par une augmentation de nos émissions de carbone, alors qu'il conviendrait, au contraire, d'orienter le corps social des sociétés démocratiques développées vers une décroissance annuelle de la consommation d'énergie d'origine fossile de 2 %. Si l'on tient, en effet, à stabiliser la concentration de CO2 dans l'atmosphère à la hauteur de 450 ppm, il faut alors parvenir à redescendre sous la barre des 3 Gt de carbone par an d'ici à une trentaine d'années. Ce qui signifierait, pour une population actuelle de 6 milliards d'humains, un quota individuel de 500 kg de carbone par an [8]. Un Américain émet aujourd'hui plus de dix fois cette quantité de carbone, et un Français plus de trois fois ; un seul aller-retour Paris–New York suffit, par exemple, à épuiser ce quota.
Je postulerai encore qu'il sera difficile, voire impossible, d'atteindre une telle réduction de nos émissions de carbone dans les trente ans qui viennent sans en passer par une diète énergétique, autrement dit par une réduction importante de notre consommation d'énergie en général. Il existe bien sûr d'autres sources d'énergies que fossiles : les énergies nucléaire, hydraulique, éolienne, solaire, géothermique, la biomasse. Mais trente ans, c'est très court pour changer la donne énergétique à l'échelle de la planète, et qui plus est, pour une population croissante, en situation de rattrapage économique dans de nombreuses régions : les investissements requis seraient considérables. À quoi s'ajoute le fait qu'aucune de ces techniques, à l'exception du nucléaire, n'est pour l'heure capable de répondre à une demande massive d'énergie à faible coût. Même un saut technologique proche ne résoudrait pas comme par enchantement le problème : il n'affecterait pas le rythme généralement lent de diffusion d'une technique nouvelle à l'échelle planétaire. La diète semble donc pour l'essentiel le seul moyen d'atteindre l'objectif fixé. Et c'est le Nord qui devrait ouvrir la danse : la réduction de nos consommations conditionnant un effort de réduction ou de stabilisation des populations du Sud. En revanche, une extension au reste de la planète du mode de vie nord-américain conduirait à décupler la quantité actuelle d'émissions de dioxyde de carbone.
Que signifierait alors l'évolution vers une civilisation pauvre en carbone, compte tenu de la forte composante carbone de nos gestes quotidiens et de leur environnement technique ? Des modes de consommation et de production, de transport, et également des valeurs profondément différents. Et donc des modes d'existence nouveaux, caractérisés notamment par une mobilité physique restreinte. Un tel objectif constitue-t-il à proprement parler un objectif politique ? Autrement dit, peut-il être atteint en prenant appui sur l'ensemble des moyens collectifs (législatifs, réglementaires, fiscaux, et sur les nouveaux instruments, comme les conférences de citoyens et, sur un autre plan, les permis négociables, etc.) dont nous disposons, à côté du marché, pour influer de façon consciente et intentionnelle sur le cours des sociétés, c'est-à-dire sur les modes de vie et leur composante technique.
Cette question se pose dans un cadre national et démocratique, c'est-à-dire celui où peut s'exprimer un assentiment populaire formalisé ; les actions entreprises à l'échelle nationale ne peuvent être efficaces que s'il existe une entente internationale en vue de réduire les émissions de gaz à effet de serre à l'échelle de la biosphère.
3 Difficultés essentielles
À quelles difficultés essentielles une pareille tentative serait-elle confrontée ? La première est relative au temps. Le temps des politiques publiques ne se réduit pas au temps court de la vie électorale. La lutte contre la pollution d'origine automobile remonte, par exemple, aux années 1940 pour la Californie ; or, les premières mesures efficaces de limitation apparaissent au cours des années 1970. Le programme électronucléaire français lancé par le gouvernement Messmer en 1974 s'achèvera une quinzaine d'années plus tard. Etc.
La difficulté est ailleurs. Comment poursuivre un effort de réduction constante des consommations sur deux ou trois décennies, avec des difficultés d'acceptation sociale peut-être croissantes ? Comment tenir ? Il devrait être possible, toutefois, de prendre appui sur des accords internationaux, mais les peuples n'y sont pas nécessairement sensibles. En revanche, une chronique climatique nourrie, et probablement dramatique, devrait fournir des arguments puissants. On pourrait également imaginer, en vertu du principe de participation, une mobilisation quasi constante de l'opinion via des conférences citoyennes à répétition. Dans cette optique, la poursuite des activités de l'IPCC paraı̂t indispensable. De façon plus large, une Organisation mondiale de l'Environnement conçue en matière d'expertise à l'instar de l'IPCC, forgerait plus généralement un instrument politiquement fort utile.
La seconde difficulté est également d'ordre temporel. Elle relève de l'opposition entre le temps court de la décision politique, suivie d'effets contraignants immédiats, et le temps long, en l'occurrence différé, des résultats obtenus. La cause en est la profonde inertie des phénomènes climatiques. Des efforts croissants devraient déboucher, au moment des élections suivantes, non seulement sur une absence de résultats tangibles, mais même, probablement, sur une aggravation de la situation. Cette aggravation présumée devrait toutefois pouvoir jouer dans les deux sens : certes priver de leur sens les efforts consentis, mais également conforter et légitimer leur poursuite.
Troisième difficulté : lesdits efforts ne sauraient recevoir le soutien d'une catégorie sociale particulière, la réduction des consommations d'énergie n'avantageant personne, si ce n'est les producteurs de techniques énergétiquement efficaces, mais, en tant que producteurs exclusivement, non en tant que consommateurs soumis à l'effort général. Nous ne serions pas là dans le cas de figure de la PAC, par exemple, coûteuse pour l'ensemble du corps social, mais avantageuse pour un groupe restreint particulièrement actif. Toutefois, le fait qu'il en aille ainsi présente également un avantage : l'effort commun est d'autant mieux accepté qu'il est ostensiblement et équitablement réparti.
En revanche, il existe des domaines et des modalités d'intervention préférables à d'autres. Il est, par exemple, plus aisé de réduire le trafic des marchandises par camion qui a lieu pour moitié sur des trajets supérieurs à 200 km, ou encore le trafic civil aérien, que d'attaquer frontalement la mobilité individuelle via la circulation automobile. Il ne serait toutefois pas impossible de réduire sensiblement l'énergie consommée par ladite circulation, en bridant électroniquement les moteurs, en cherchant à réduire le poids moyen des véhicules, etc.
Infléchir les modes de vie individuels constitue la quatrième et la plus grande des difficultés. Lorsqu'une politique publique concerne de façon frontale des intérêts majeurs ou des habitudes solidement ancrées, elle suscite immanquablement des résistances fortes et des stratégies de contournement. De la décision du gouvernement hongrois d'augmenter en octobre 1990 de 76 % le prix de l'essence, suivie de l'obstruction de tous les ponts sur le Danube par les taxis de Budapest, à la récente tentative d'augmentation de la TIPP en Europe à l'automne 2000, en passant par les résultats mitigés de la lutte contre le tabagisme, les exemples sont légion. À cet égard, les aléas des politiques publiques en matière de ressources halieutiques, sont exemplaires : l'interdiction de construire des bateaux plus grands que ceux qu'ils remplacent conduit les bateaux de seconde génération à prendre de l'embonpoint jusqu'à devenir quasiment ronds, la restriction de la durée de pêche est suivie d'une telle mobilisation des moyens de pêche durant la période autorisée qu'au bout du compte, les ressources prélevées sont quantitativement équivalentes, etc.
Plus fondamentalement, il semble qu'il y ait une contradiction entre le rôle de l'État tel que la philosophie contractualiste des XVIIe et XVIIIe siècles l'a pensé, et dont nos institutions ont hérité, et ce qu'exigerait la prévention du changement climatique. L'État est conçu comme le « garant » de « l'indépendance individuelle », comme le dira plus tard Benjamin Constant, et il revient à chacun de déterminer les fins qu'il entend poursuivre : « Toutes les fois que les gouvernements prétendent faire nos affaires, écrit encore Constant [3], ils les font plus mal et plus dispendieusement que nous. » Or, s'il voulait garantir effectivement l'un des nouveaux droits de l'homme fondamentaux, d'ores et déjà reconnu par de multiples Constitutions, celui à vivre au sein d'un environnement équilibré qui ne nuise pas à la santé, l'État devrait au contraire limiter l'épanouissement de certains intérêts individuels : s'immiscer, par exemple, dans l'organisation du quotidien et contrarier ceux des choix de vie qui engendrent les dommages environnementaux et/ou sanitaires indirects les plus grands. Ce droit à l'environnement est-il, par exemple, compatible, en matière climatique, avec une mobilité fondée sur une consommation d'énergie fossile croissante, qui ne connaı̂t d'autre limite que pécuniaire ou physique ? La garantie d'un tel droit est solidaire de l'imposition de devoirs, avec ce que cela suppose en termes de détermination des comportements individuels. Et ce non pas pour une catégorie particulière, mais pour l'ensemble de la population. L'enjeu n'est donc rien moins qu'un changement de nature des politiques publiques. Elles devraient ne plus être formelles, c'est-à-dire de simples règles du jeu, mais devenir substantielles, c'est-à-dire touchant directement aux modes de vie, via la criminalisation de certains comportements. Ce qui exigerait probablement une transformation de certaines valeurs, mais cette dernière risque plutôt d'être induite par le changement précédemment évoqué.
Cinquième et dernière difficulté, la contradiction potentielle entre la croissance telle que nous la connaissons et une politique climatique, et plus généralement écologique, visant à une réduction des flux d'énergie et de matières. Or, la redistribution continue des richesses autorisée par la croissance est une des conditions du bon fonctionnement des démocraties. Là encore, il conviendrait d'éviter tout choc frontal et d'employer toutes les voies envisageables pour déconnecter les flux de matières et d'énergie d'un côté, et les flux financiers de l'autre. Il existe, à cet égard, des issues possibles, soit en matière d'ingénierie, avec le facteur 4 [10] et l'écologie industrielle [1,2,5], soit en matière de gestion, avec l'économie de fonctionnalité [6,7].
4 Une politique de prévention du changement climatique
Une politique de prévention du changement climatique semble relever de ce qu'on appelle communément un choix de société. Or, c'est précisément ce que nos sociétés ne savent pas faire. Le marché international, les droits fondamentaux garantis par les constitutions nationales, sont contradictoires avec le choix d'un autre type de société. D'où, d'ailleurs, la conclusion d'une des rares réflexions de philosophie politique consacrée à l'urgence écologique et climatique, celle de Hans Jonas : les démocraties libérales sont incapables d'assumer nos responsabilités nouvelles, seules des « tyrannies bienveillantes et bien informées » pourraient y parvenir [9].
Je ne fais pas mienne cette conclusion, mais je crois que nos démocraties ne peuvent faire face au changement climatique qu'au prix d'une profonde métamorphose. Elles ne sauraient le faire qu'en instituant des procédures nouvelles de détermination collective de « l'être ensemble », façonnant ainsi nos modes individuels de vie. Ce qu'exigeait, il y a quarante ans déjà, un philosophe et économiste comme Bertrand de Jouvenel [10]. Les conférences de citoyens en indiquent la voie.
Cet article a été publié sous une version différente dans D. Bourg, Le nouvel âge de l'écologie, Paris, Éditions Descartes et Cie, 2003, pp. 165–171.
Uncited items
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