Avant-propos
Quel est l’impact du temps long sur l’écologie actuelle ? L’histoire peut-elle expliquer les particularités des écosystèmes forestiers tropicaux ? Pour répondre à ces questions cruciales pour la compréhension de la vulnérabilité environnementale face au changement climatique, nous avons organisé, sous l’égide de l’Académie des sciences, un colloque qui était focalisé sur un des chapitres dramatiques de notre histoire climatique : la dernière grande crise qui a eu lieu il y a quelque 3–4 millénaires en Afrique. Après une longue époque d’amélioration climatique au cours de l’Holocène, l’Afrique intertropicale a été frappée par une crise majeure, qui a atteint l’ensemble des écosystèmes de façon profonde et souvent irréversible. Celle-ci a touché, non seulement l’étendue des formations forestières, mais aussi la structure et la composition mêmes des forêts. Le déroulement de cette crise et ses conséquences sur les écosystèmes actuels sont aujourd’hui encore mal explorés.
L’Afrique tropicale représente, pour la communauté scientifique, un formidable objet d’étude. Du fait de sa particularité, tout d’abord : l’Afrique tropicale se démarque des autres régions forestières tropicales de la planète. En la comparant à l’Amazonie et à l’Asie du Sud-Est, Paul Richards, pionnier de l’écologie des forêts tropicales, fut le premier, en 1973, à désigner l’Afrique comme the odd man out (l’intrus) : la région forestière tropicale y est caractérisée par des climats actuels plus secs que ceux des autres grands blocs forestiers tropicaux. Elle fut soumise à des fluctuations climatiques passées extrêmes qui expliqueraient, selon Richards (1973), la répartition et la composition de ses écosystèmes actuels. Avec Richards, d’autres écologues et paléoécologues, dont Aubréville ou Schnell, ont été, dans la communauté française, de remarquables pionniers tentent de déceler les conséquences de l’histoire pour le fonctionnement actuel des écosystèmes forestiers tropicaux de l’Afrique (Parmentier et al., 2007). La région forestière d’Afrique, comme le reste du continent, se démarque sur un aspect supplémentaire : de tous les continents, c’est en Afrique que l’instabilité politique, la diversité de langues et de cultures, ainsi que le manque cruel d’infrastructures ont le plus freiné l’accumulation de connaissances scientifiques sur la biodiversité et son histoire. À l’échelle planétaire, c’est l’un des plus grands verrous à faire sauter pour faire avancer notre compréhension de la biodiversité tropicale et pour formuler des stratégies pour la conservation et la gestion durable des écosystèmes tropicaux. La communauté scientifique française a, depuis plusieurs décennies, joué et joue encore un rôle majeur dans la recherche sur la biodiversité de cette région, dans la mise en place de partenariats entre chercheurs du Nord et chercheurs du Sud, et dans le renforcement des capacités scientifiques des chercheurs africains. Encore aujourd’hui, les forêts de l’Afrique centrale restent relativement épargnées, comparées à celles des autres grands massifs forestiers tropicaux, par la déforestation à grande échelle à des fins agro-industrielles. Cependant, cette situation va changer rapidement, face aux nouvelles demandes de produits forestiers, d’énergie, de nourriture, et de ressources minières dont regorge le sous-sol du continent. Il est donc urgent de profiter de la fenêtre d’opportunité actuelle pour étudier la biodiversité des forêts tropicales africaines, fournir les données de base pour documenter leur importance pour la conservation de la biodiversité et le maintien des services écosystémiques, et aider les pays africains à développer les capacités pour mieux défendre leurs propres intérêts dans la politique environnementale à l’échelle planétaire.
De nombreuses questions se posent sur les conséquences de cette dernière crise climatique qui a secoué l’Afrique :
- • la crise de la fin de l’Holocène a-t-elle affecté la répartition des forêts en Afrique centrale, avec des conséquences probables sur la migration des espèces et des populations ? Cette question est au centre de deux articles portant sur l’analyse sédimentologique et géochimique des profils de sols du Cameroun central (Desjardins et al.) et du Gabon (Thiéblemont et al.) ;
- • la crise à la fin de l’Holocène a-t-elle impacté la distribution et l’abondance des populations de nombreuses espèces ? Il est peu probable que les systèmes écologiques, à plusieurs niveaux, aient eu le temps de revenir à un quelconque équilibre (si équilibre il y a). Les populations d’espèces forestières sont-elles aujourd’hui à nouveau en phase d’expansion ? Si oui, quelles sont les conséquences pour leur fonctionnement génétique ? Les répartitions actuelles d’espèces forestières en Afrique tropicale reflètent-elles les niches climatiques potentielles de ces espèces ? Hardy et al. explorent les patrons phylogéographiques de certaines espèces de plantes, pour discuter des discontinuités génétiques potentiellement liées à la fragmentation de la forêt dans le passé, tandis que Bouiges et al. démontrent que le climat a profondément affecté les populations de drosophilidés d’Afrique occidentale et centrale. La chronologie des changements démographiques suggère un lien fort avec le changement climatique, dû aux variations de l’orbite terrestre (Berger et Loutre, 1991) au cours de la pénultième période interglaciaire (130 ka) et la dernière période glaciaire (20–30 ka). Blatrix et al. et Prigent et al. discutent la sensibilité des espèces par rapport aux facteurs environnementaux. Cette relation est d’autant plus critique lorsque les espèces développent des interactions obligatoires (comme les plantes et les insectes, par exemple). La question de la chronologie des événements décrits par les données génétiques demeure, dans tous les cas, primordiale ;
- • la crise de la fin de l’Holocène a-t-elle façonné la géographie humaine actuelle de l’Afrique centrale ? Comme les autres environnements de ce continent, berceau de l’humanité, les forêts tropicales africaines ont longtemps été occupées par l’Homme. Cependant, cette occupation était longtemps restreinte aux seuls peuples chasseurs-cueilleurs. Est-ce l’avènement de conditions plus sèches à la fin de l’Holocène — « crise » pour les éléments forestiers, mais opportunité pour les agriculteurs adaptés aux conditions de l’écotone forêt/savane — qui aurait permis la première percée des agriculteurs dans la région forestière de l’Afrique centrale, déclenchant l’expansion Bantoue ? Cette question est développée dans deux articles : Lézine et al. et Boesten et al. ;
- • peut-on améliorer notre connaissance du changement climatique dans le passé ? Finsinger et al. explorent le lien entre la fréquence stomatique, utilisée comme proxy du CO2 dans les enregistrements fossiles (e.g., Royer, 2001), et l’altitude au sein des populations du complexe Leonardoxa africana au Cameroun. Les résultats de cette étude pionnière en Afrique centrale montrent qu’il faut demeurer très prudent dans l’établissement d’une telle relation, car la variabilité intra-site and intra-individuelle de la fréquence stomatique est loin d’être négligeable.
Le colloque a été financé par la Fondation Del Duca de l’Académie des sciences et l’Agence nationale de la recherche (ANR) par le biais des projets C3A et CLHASS.
Foreword
What is the impact of time and history on present-day ecology? Can history explain the particularities of tropical forest ecosystems? These questions are crucial for understanding the vulnerability of environments to climate change. To help answer them, a symposium was organized under the umbrella of the French Academy of Sciences. This colloquium focused on a dramatic chapter of our climatic history: the last great crisis that took place around 3000–4000 years ago in Africa. After a long epoch of climatic amelioration during the Holocene, tropical Africa was struck by a major crisis that had deep, and often irreversible, effects on all its ecosystems. This crisis had impacts not only on the extent of forest vegetation but also on the structure and composition of forest communities. The unfolding of this crisis and its consequences for current-day ecosystems remain poorly explored.
The ecology of tropical Africa is a formidable subject of study for the scientific community, first because of its particularity: tropical Africa is different from the other tropical forest regions of the planet. In a 1973 paper comparing African tropical forests to those of Amazonia and Southeast Asia, Paul Richards, a pioneer in the ecology of tropical forests, was the first to term Africa “the odd man out”: today, the tropical forests of Africa are characterized by drier climates than the other large tropical forest regions. The tropical forest region of Africa also experienced extreme climatic fluctuations in the past, which explained, according to Richards (1973), the distribution and the composition of its ecosystems today. Following Richards, other ecologists and paleoecologists, among whom Aubréville and Schnell were remarkable pioneers among the French community, and have tried to understand the consequences of history for the current-day functioning of tropical forest ecosystems in Africa. Forested regions of Africa, like the rest of the continent, are distinguished in another aspect: of all the continents, it is in Africa that political instability, diversity of languages and cultures, and crying lack of infrastructure have slowed down the accumulation of scientific knowledge about biodiversity and its history. At the planetary scale, this is one of the greatest obstacles that must be breached to allow our understanding of tropical biodiversity to advance, so that we can formulate strategies for the conservation and sustainable management of tropical ecosystems. For several decades, the French scientific community has played, and continues to play, major roles in research on the biodiversity of this region, in establishing partnerships between researchers in the global North and South, and in reinforcing the scientific capacity of African researchers. To this day, compared to those of the other great tropical forest blocks, the forests of central Africa have been relatively spared from large-scale deforestation for agro-industrial purposes (plantations, mining). However, this situation is likely to change rapidly and dramatically, in response to new demands for forest products, for food and energy, and for the continent's rich mineral resources. It is thus urgent to take advantage of the current window of opportunity to study the biodiversity of African tropical forests, to furnish the databases to document their importance for conserving biodiversity and maintaining ecosystem services, and to help African countries develop the capacity to better defend their interests in environmental politics at the planetary scale.
Numerous questions remain unanswered about the consequences of this last climatic crisis that shook Africa:
- • did the crisis at the end of the Holocene affect the large-scale distribution of forests in central Africa, with probable consequences for the migration of populations and species? This is the goal of two papers focusing on sedimentological and isotopic studies of soil profiles from central Cameroon (Desjardins et al.) and Gabon (Thiéblemont et al.);
- • how did the crisis at the end of the Holocene impact the distribution and abundance of populations of numerous species? It is unlikely that ecological systems, at several levels, have had the time to return to equilibrium (if any equilibrium ever existed) after this crisis. Are forest-dwelling species today still in a phase of renewed expansion? If so, what are the consequences for the genetic functioning of their populations? Do the current distributions of forest species in tropical Africa reflect their potential ecological niches? Hardy et al. explore the phylogeographic pattern of selected plant species to discuss genetic discontinuities potentially linked to forest fragmentation during the past, whereas Bouiges et al. show that past climate changes at millennial scale have strongly affected drosophilid populations from western and central Africa. The timing of the demographic changes observed in these populations seem to be linked to orbitally induced climate fluctuations (Berger and Loutre, 1991) during the penultimate interglacial (130 ka) and the last glacial period (20–30 ka). Blatrix et al. and Prigent et al. discuss the sensitivity of species to environmental parameters. This relationship is even more critical in the case of obligatory interactions between species (e.g., those between some plants and some ants). The question of the chronology of events from established population genetic data remains unanswered;
- • did the crisis at the end of the Holocene shape the current human geography of central Africa? Like the other environments of this continent that is the cradle of humanity, the forests of tropical Africa have long been occupied by people. However, over much of this period, forests were occupied only by foraging peoples. Was the arrival of drier conditions at the end of the Holocene—a “crisis” for forest species, but an opportunity for farmers adapted to the conditions of savanna/forest ecotones—the event that permitted the first advance of farmers into the forested regions of central Africa, triggering the Bantu expansion? This question is developed in two papers by Lézine et al. and Boesten et al., who discuss the timing and amplitude of the crisis and its relation to human occupation and plant cultivation, using paleoenvironmental, archeological and language data;
- • can we improve our understanding of past climate change? Finsinger et al. explore the link between stomatal frequency, which is used as a proxy for CO2 levels in paleo-records (e.g., Royer et al., 2001), and elevation within populations of the Leonardoxa africana complex in Cameroon. The results of this pioneering study in central Africa show that we must remain very careful in establishing such a relationship because the intra-site and intra-individual variability in stomatal frequency is far from being negligible.
This colloquium was funded by the Del Duca fundation of the French Academy of Sciences and the French National Research Agency (ANR) through the research projects C3A and CLHASS.