Cet article a pour but d’explorer la manière dont la psychiatrie est présentée et reconfigurée en tant que nouvelle « neuroscience clinique » [1]. Je m’intéresse aux promesses et futurs scientifiques, technologiques, sociaux et sanitaires que les chercheurs en neurosciences psychiatriques véhiculent. J’explore en particulier la manière dont les neuroscientifiques appellent à « déconstruire »1 les classifications des maladies mentales en vigueur, mouvement qui devrait permettre d’apporter des solutions au ralentissement de l’innovation thérapeutique en psychiatrie2 ainsi qu’au fossé qui sépare la recherche neuroscientifique fondamentale et la pratique clinique [1]. Une des solutions envisagées par les chercheurs en neurosciences consiste à dissoudre la psychiatrie dans la médecine et la recherche dite « translationnelle », laquelle constitue une priorité actuelle des politiques américaines et européennes de recherche scientifique (cf. par exemple [5] ; Horizon 2020 Work Program 2014–2015: Health, demographic change and wellbeing3). Mon propos est de montrer que les neurosciences qui s’intéressent aux maladies mentales proposent des récits de l’innovation, de la transformation et des futurs souhaitables qui s’inscrivent au cœur des ambitieux projets de recherche actuels et les influencent.
1 Annonce du DSM-5 et publicité des RDoC
Mon point de départ est l’annonce faite par Thomas Insel, directeur du National Institute of Mental Health (NIMH) américain4, qui a fait grand bruit dans les milieux académiques et les institutions de recherche dédiées à la santé mentale. Quelques semaines avant la parution de la 5e édition du DSM américain, Thomas Insel écrit sur son blog officiel que les patients atteints de maladie mentale méritent mieux qu’un tel manuel, dont la validité des classifications laisse à désirer, faute de pouvoir se baser sur les acquis de la génétique et des neurosciences. Largement relayé sur la Toile, le post d’Insel met en avant la démarche alternative ambitieuse adoptée par le NIMH des Research Domain Criteria (RDoC). La critique adressée par Insel à l’encontre du DSM-5 est notamment qu’il s’agit d’un moyen de promouvoir le projet du NIMH en profitant du débat sur l’avenir de la santé mentale suscité par l’annonce de la publication du DSM-5 en mai 2013 [6]. Le message d’Insel annonce la rupture à opérer afin d’innover dans le domaine de la santé mentale. Il faut commencer par transformer les diagnostics psychiatriques afin de fonder un nouveau système de classification : « NIMH has launched the Research Domain Criteria (RDoC) project to transform diagnosis by incorporating genetics, imaging, cognitive science, and other levels of information to lay the foundation for a new classification system » [7].
Le manuel DSM repose sur des nosologies qui n’intègrent pas les acquis de la recherche sur le cerveau ou de la génétique ; tel est le constat d’Insel, qui entend valoriser les neurosciences en tant qu’outil d’amélioration de la validité des phénomènes pathologiques décrits, gage d’une meilleure prise en charge des patients [7]. Le système alternatif des RDoC, élaboré dès 2009, est présenté par ses promoteurs comme un changement de paradigme, puisqu’il considère les maladies mentales avant tout d’un point de vue translationnel, c’est-à-dire porté sur les liens statistiques, expérimentaux, pharmacologiques entre comportements observés, le plus souvent dans la clinique, et mesures neurobiologiques faites dans un cadre expérimental [8]. Ces nouveaux critères pour la recherche doivent faciliter et améliorer la compréhension des liens entre l’activité mentale pathologique et les rouages biologiques humains sous-jacents. La démarche est semée d’inconnues, et présentée comme étant « so new that unforeseen obstacles surely await the pioneers in this area » [8]. Ces critères promettent de développer une psychiatrie translationnelle de précision, c’est-à-dire « pinpointing with increasing accuracy the precise genetic, neural circuit and behavioral data that can generate tailored recommendations for interventions that can manage, cure and prevent mental disorder in the largest possible number of individuals » [8].
Les tenants de ce projet soulignent que, jusqu’à présent, l’apport des neurosciences à la psychiatrie a été quasi nul. L’annonce d’une révolution imminente, couplée à celle de la tâche qui attend les futurs pionniers de la psychiatrie de précision, renforce la mise en avant du constat d’échec des apports de la neurobiologie dans l’étude et la prise en charge des maladies mentales. Le bilan fait par l’ancien directeur du NIMH, Steven Hyman, traduit bien cette vision d’échec et de déception :
« The molecular and cellular underpinnings of psychiatric disorders remain unknown; there is broad disillusionment with the animal models used for decades to predict therapeutic efficacy; psychiatric diagnoses seem arbitrary and lack objective tests; and there are no validated biomarkers with which to judge the success of clinical trials » [9].
Fort de ce constat pessimiste, le projet des RDoC prend ses distances par rapport aux catégories décrites par le DSM qui, toujours selon Hyman, « was a poor mirror of nature » (Hyman, in [10]). Hyman parle au passé, comme si le manuel diagnostique américain n’était plus en vigueur, comme s’il ne comptait plus pour les chercheurs, qui sont en quête d’outils qui reflètent mieux la « nature » des troubles, c’est-à-dire leur biologie, leur expression physiopathologique, leurs rouages intimes relevant de la biomédecine et non seulement de la description clinique des symptômes. Le programme d’Insel et al. du NIMH est radical : il faut changer les règles du jeu. Puisque les classifications actuelles ne permettent pas d’améliorer la santé mentale des patients, il faut redéfinir les classifications qui servent à la recherche, en se basant en premier lieu sur les résultats des études neurobiologiques, plutôt que de définir en amont, à partir des diagnostics cliniques, quels patients il faut rassembler pour trouver les soubassements physiopathologiques des maladies correspondantes. Autrement dit, les tenants de ce projet n’ont pas pour but « [to] seek biomedical tests that can “diagnose” DSM-defined disorders », mais bien de se focaliser « on identifying biologically homogenous subtypes that cut across phenotypic diagnosis–thereby sidestepping the issue of a gold standard » [11].
Le projet des RDoC a été influencé par les initiatives MATRICS et CNTRICS5 du NIMH, qui ont eu pour but de faciliter le développement de nouvelles cibles cognitives pour la psychopharmacologie [12]. Il prend également ses racines dans les débats entourant le projet du DSM-5, dès la fin des années 1990, au cours desquels des protagonistes qui se retrouvent aujourd’hui à des postes-clés du NIMH et du projet RDoC6 ont proposé de se focaliser sur des dimensions mesurables, tel que cela se fait pour des tests psychométriques de la personnalité, par exemple, ou dans le cas de l’étude des comportements d’addiction et du système de récompense [13].
Le projet des RDoC définit une matrice de dimensions mesurables qui se veulent agnostiques par rapport aux catégories diagnostiques en vigueur dans la psychiatrie américaine. Ce projet entend partir des neurosciences comportementales de base : « Rather than starting with an illness definition and seeking its neurobiological underpinnings, RDoC begins with current understandings of behavior-brain relationships and links them to clinical phenomena » [12]. Le projet des RDoC définit une série de domaines de fonctionnement ou constructs, qui doit favoriser les recherches sur l’humain et leur compatibilité avec des études animales. Ainsi, les diagnostics classiques tels que celui de la schizophrénie sont décomposés en différents systèmes cognitifs, incluant par exemple l’attention, la perception multimodale, la mémoire de travail ou la mémoire déclarative. Ces dimensions mesurables ne dépendent pas d’une catégorie diagnostique en particulier, mais peuvent être étudiées de manière transversale dans plusieurs troubles.
2 Deux futurs passés de la recherche sur le cerveau
Le projet des RDoC paraît iconoclaste et révolutionnaire et les médias le présentent comme tel, comme en témoigne par exemple l’article du New Scientist publié une semaine avant la parution du DSM-5, qui annonce une « révolution dans la santé mentale » [14]. Le caractère révolutionnaire d’un tel projet d’envergure peut être interrogé à l’aune de ce que Cornelius Borck nomme les « futurs passés » [15] de la recherche sur le cerveau et de ses liens avec la psychopathologie. Je me limiterai à deux exemples.
Premièrement, sous l’impulsion des travaux portant sur l’étude des neurotransmetteurs et de leur place dans l’explication des effets des psychotropes au cours des années 1960 et 1970, des auteurs tels que le psychiatre hollandais Hermann Van Praag ont réalisé des travaux allant dans le sens d’une « dénosologisation » et d’une « fonctionnalisation » des maladies mentales [16]. Selon Van Praag, « psychic dysfunctions underlying psychopathological symptoms should be […] the focus of biological psychiatric research. It seems much more likely that brain dysfunctions correspond with disturbances in psychological regulatory systems than with largely man-designed categorical entities, or with symptom complexes rather arbitrarily designated as a syndrome » [17].
Deuxièmement, à la suite de travaux d’étude des potentiels évoqués cognitifs introduits à partir du milieu des années 19607, des espoirs ont également été placés dans une nouvelle « neurophysiologie diagnostique » telle que la conçoit la psychiatre et neuroscientifique Martine Timsit-Berthier, qui a travaillé aux universités de Marseille et de Liège du milieu des années 1960 jusqu’au milieu des années 1990. Sa perspective est de « déconstruire » la nosologie psychiatrique actuelle, en se reposant sur des marqueurs diagnostiques neurophysiologiques. Selon l’auteur :
« Un “marqueur” simple et objectif d’une maladie bien spécifique pourrait lever les doutes sur le coût de la prise en charge efficace des patients atteints de cette maladie. Certains malades “marqués” seraient considérés comme des handicapés, relevant du champ médicosocial, d’autres pourraient être pris en charge dans des institutions de soins. Une telle “neurophysiologie diagnostique” apporterait le critère de validité externe qui fait si cruellement défaut au diagnostic psychiatrique avec comme perspective la “déconstruction” de la nosologie psychiatrique actuelle et la reconstruction d’une nosologie neurophysiopsychiatrique, sur un modèle biologique des maladies mentales » [19].
Ces deux exemples du passé récent des études du cerveau, s’inscrivant dans le domaine de la santé mentale, et celui du projet actuel des RDoC, donnent un aperçu de la manière dont de nouvelles méthodes et techniques suscitent des espoirs et génèrent des récits du futur synonymes d’un accès à une connaissance du cerveau telle que les diagnostics psychiatriques en deviendraient obsolètes8. La différence significative entre ces deux exemples et les RDoC est l’importance de ce dernier projet, puisque le NIMH finance une grande partie de la recherche psychiatrique américaine, ce qui incite fortement les chercheurs à utiliser ce nouveau système de classification en vue d’obtenir des fonds provenant du NIMH9. Le recours aux médias pour diffuser leurs intentions et leurs espoirs est également sans commune mesure avec les deux futurs imaginés, marginaux à l’époque, de van Praag et de Timsit-Berthier. Par ailleurs, un paradoxe qui semble assumé par les tenants du projet des RDoC est que personne ne peut dire où va ce projet ; cependant, ses promoteurs enjoignent au public, aux politiques, aux patients et à leur proches, aux médias, et aux chercheurs eux-mêmes, de s’allier à cette transformation, jugée nécessaire. Comme le rappelle Insel : « this is not a short-term project. The problems are complex; our tools are still primitive. We recognize that no framework will yield a “cause or cure” for “all that human hearts endure,” but we must not accept the current state of the art » [22].
3 Les futurs imaginés de la nouvelle recherche psychiatrique
En passant en revue la littérature concernant les RDoC, incluant les commentaires, les opinions, les lettres aux éditeurs, les blogs, ainsi que les études expérimentales qui utilisent ou se réfèrent à la nouvelle classification du NIMH, un corpus de 90 références a été constitué. Ce corpus donne une vue d’ensemble des différentes versions de futurs proposés par les acteurs de ce projet. Concrètement, d’un point de vue descriptif, dans plus de 85 % de ce corpus, il est question de futur : études futures, progrès futurs, futur usage clinique, futurs proches, futurs essais cliniques, futurs traitements, et futurs de la psychiatrie. Dans les termes mêmes de Thomas Insel et de ses collègues, le projet des RDoC est une « vision pour le futur » [23] de la recherche en santé mentale.
Les futurs de la psychiatrie et de la santé mentale tels que véhiculés dans cette littérature passent par le rapprochement de la psychiatrie et de la « vraie » médecine, notamment celle à venir, la médecine de précision [24] qui allie croisement des données cliniques et de toutes les données « omiques » disponibles, c’est-à-dire issues de la génomique, de la connectomique, de la protéomique, ou encore de la métabolomique10, pour permettre une meilleure prise en compte des besoins spécifiques de chaque patient. Outre l’entrée dans la médecine personnalisée de précision, le défi qui attend le NIMH est de faire se rejoindre psychiatrie et biologie et de mettre à contribution toutes les sciences qui permettront d’améliorer l’outillage d’analyse de la psychiatrie. Selon Insel, c’est une question que doivent se poser les psychiatres eux-mêmes : « The question is simply whether psychiatry is ready to embrace contemporary biology, cognitive science, and social science to augment the reliable assessment of signs and symptoms » [22]. Les psychiatres doivent choisir leur futur et décider s’ils souhaitent s’embarquer dans un projet intégratif et interdisciplinaire qui passe par l’adoption des résultats de la recherche neuroscientifique promis par le NIMH.
Bon nombre de critiques ont été adressées au projet des RDoC. Un numéro spécial de la revue World Psychiatry de février 2014 (numéro 1, volume 13) s’en est fait l’écho. Parmi les contributions au dossier, le psychiatre Allen Frances, cheville ouvrière de la 4e révision du DSM américain, minimise l’importance d’un tel projet, et déplore avant tout son effet d’annonce voulu, ses prétentions et ses promesses démesurées, ainsi que la pauvreté des outils proposés, non testés, non validés, qui selon lui sont amenés à rester marginaux :
« This unwise over-promising about the future blithely ignored the sobering lessons of the past and the glaring needs of our patients in the present. Lost in the bombast of the NIMH press release was that RDoC has absolutely nothing to offer in the present except an untested research tool. RDoC will almost certainly deliver nothing of practical import within this decade. My guess is that it will consist of a slow, steady slog of tiny steps, more characterized by frustrating blind alleys than by any great leaps forward » [25].
Ce qui frappe dans le projet ambitieux des RDoC du NIMH est la véhémence avec laquelle ses promoteurs tentent de rompre avec le passé, ainsi que la méthode proposée pour enfin se rapprocher de la nature authentique des maladies mentales, du diagnostic enfin biologique, à savoir le démantèlement volontaire des catégories en vigueur, qui servent à décrire et prendre en charge les maladies mentales. Berrios a bien identifié il y a plus de 15 ans ce que les cliniciens sont comme contraints de faire face aux nouvelles méthodes et technologies qui relancent les espoirs de compréhension des troubles mentaux. Responsables de fournir des patients pour la recherche, ils sont chargés du « calibrage périodique » des descriptions cliniques, répondant ainsi aux « social and scientific needs of our time » [20]. En d’autres termes, les cliniciens(-chercheurs) doivent retourner « to the drawing board to design the new descriptions that neuroimaging, and for that matter, genetics […] require » [20]. Berrios évoque ici la neuro-imagerie et la génétique, mais son constat s’étend aisément aux autres domaines et technologies de la recherche neurobiologique telle qu’elle est financée par le NIMH. Toujours selon Berrios, pour éviter de dilapider les financements de la recherche dans des études onéreuses et inutiles, il faut au préalable « preparing mental symptoms for their new correlational duties » [26]. De tels constats révèlent et questionnent la manière de faire des neurosciences psychiatriques actuelles, à savoir faire correspondre les catégories décrites par les cliniciens à celles qu’analysent les outils des neurosciences. Comme l’a montré le philosophe des sciences Ian Hacking dans le cas des sciences expérimentales de laboratoire, si les théories tiennent (on pourrait ajouter les catégories et classifications) et correspondent au monde qu’elles décrivent ou représentent, c’est que tant les théories/catégories que le monde ont été façonnées et ajustées les unes aux autres, dans un mouvement de système clos, autoalimenté, auto-justifié : « our preserved theories and the world fit together so snugly less because we have found out how the world is than because we have tailored each to the other » [27]. Dans une perspective de recherche translationnelle, le travail de transformation des diagnostics psychiatriques ne peut pas se limiter au seul contexte du laboratoire. Il implique de transformer toute la chaîne des éléments à faire correspondre, à rendre comparables et compatibles, afin de permettre d’affirmer que ce qui est étudié dans le laboratoire est un phénomène qui se retrouve également hors de celui-ci, c’est-à-dire pris en charge, reconnu, identifié dans différents contextes de pratique ou de recherche clinique.
4 Promettre, intéresser, produire
Les annonces de rupture radicale, d’élucidation proche de la biologie des maladies mentales et de mise à disposition de nouveaux outils thérapeutiques et de prévention relèvent moins de stratégies de marketing scientifique que de la « structure proleptique11 » [28] de la recherche sur le cerveau, à savoir le fait que les chercheurs anticipent le dépassement des frontières qu’ils dressent devant eux : celles de la compréhension du cerveau et de ses troubles. Faire des promesses de révolutions futures les programmes de recherche du présent est au cœur de la manière même de produire et de promouvoir les savoirs neuroscientifiques. Les promesses de solutions dépendent des technologies qui permettent de rendre intelligible le fonctionnement du cerveau à un moment donné de l’histoire. Selon Borck, « apparently, research in the neurosciences is characterized above all by a remarkable potential to enthrall the scientists and the public alike, constantly refreshing expectations to approach an imminent breakthrough » [15]. Pour expliquer la persistance du discours proleptique, du « nous y sommes presque », Borck avance une hypothèse intéressante : cette permanence est due à la fois à la surestimation des révolutions imminentes et à la sous-estimation du caractère productif de la recherche neuroscientifique12. Et par productivité, on peut bien sûr entendre les partenariats privés–publics, les retours sur investissement, mais aussi la productivité scientifique, qui se mesure au nombre de publications et à leurs citations. La productivité, c’est également la machine à promesses que sont les neurosciences. Un bel exemple de la convergence de ces registres de productivité des neurosciences réside dans un schéma proposé par Insel et son collègue canadien Rémi Quirion [1], qui nous livre une chronologie sur 20 ans, et qui présente une vision de progrès de la recherche en santé mentale, grâce aux technologies disponibles (figurant sur l’axe vertical)13. Ce schéma date de 2005. On a ainsi affaire à un « futur passé », tel qu’il était projeté, imaginé, en 2005. Selon ce schéma, les psychiatres seraient à quelques mois de poser des « diagnostics biologiques » et à offrir des traitements ciblant le cœur de la physiopathologie des maladies mentales. Les soins personnalisés et la généralisation des méthodes de prévention seraient à portée de main, puisqu’ils devraient être disponibles dans moins de dix ans. Et 2015 marquerait la fin de la décennie des dernières découvertes et laisserait place à une ère de la traduction, de l’application des connaissances pour la prévention et l’information de toutes et tous.
Ce schéma témoigne bien d’une tentative de faire coïncider prétention à la rapidité de résolution des fossés entre recherche et clinique, garantie de nombreuses publications utilisant les RDoC comme références classificatoires, et réponse aux demandes pressantes des patients et de leurs proches, tout cela contenu dans un programme de développements scientifiques et technologiques sur deux décennies marquées par des découvertes et leurs applications concrètes. Après les constats pessimistes relatés plus haut – notamment à travers la citation de Steven Hyman – il serait aisé de railler la prétention démesurée de la chronologie futuriste proposée par ce schéma. Cependant, cette chronologie, dont l’unité est la décennie, devient intéressante si elle est abordée sous l’angle de la productivité qu’elle traduit et si elle est replacée dans le contexte d’autres projets ambitieux de recherche neuroscientifique. Le projet des RDoC, la BRAIN Initiative américaine, le Human Brain Project européen, ou le pan thématique « Personalising Health and Care » du programme-cadre de la Commission européenne Horizon 2020 ont en effet en commun de s’attaquer à ce que j’appellerais les trois « grands P » : grands problèmes, grands projets, grandes promesses. Auxquels on peut ajouter : grande productivité. Ce 4e « GP » est peut-être la raison d’être des trois précédents : définir de grands problèmes publics et politico-sanitaires, qui débouchent sur de grands projets financés par d’importantes mannes publiques et privées, accompagnés par de grandes promesses, c’est participer à la convergence de l’économie et de la recherche autour d’un « imaginaire socio-technique »14 de la productivité, où les investissements et les développements technologiques et scientifiques devancent (ou du moins orientent) la poursuite effective des objectifs sanitaires annoncés ou promis : mieux comprendre les maladies mentales et les vaincre.
La productivité ne se limitant pas aux seuls travaux expérimentaux de laboratoire, et parce que le cap doit être maintenu sur les promesses socio-sanitaires, les neuroscientifiques et les psychiatres menant des recherches universitaires doivent continuellement convaincre les malades et leurs proches de la nécessité et de l’urgence de la recherche. Les scientifiques se profilent en tant que porte-parole des malades et des proches, à l’instar d’Insel, qui les présente comme insatisfaits de la situation actuelle, afin de mieux servir ses propos : « patients and their families are understandably demanding better outcomes. It is precisely because of this urgent unmet medical need that we must embark on a new approach to diagnosis. RDoC is a first step toward that approach, inviting a diverse research community to bring precision medicine to psychiatry » [22].
L’enrôlement et l’adhésion des malades et des proches sont une condition sine qua non pour la réalisation des études expérimentales et des essais cliniques, mais ils ne suffisent pas à soutenir la pertinence des recherches neuroscientifiques. Il faut mobiliser toute la société, écrit Henry Markram, chef du Human Brain Project, en informant le public, en l’éduquant. Il faut engager et informer le public, seule manière, selon Markram, de recevoir le soutien et le financement dont les neuroscientifiques ont besoin :
« We need society's active support. This means we have to take public concerns seriously–even when they seem to be irrational or ill-founded […] It means we should work hard to educate the public about our goals, methods and results. However, first and foremost it means we have to set goals for ourselves that the public can recognize and share. And then we have to deliver on our promises. Only if we do this, engaging and informing the public, will we receive the support and funding we need to address [these] challenges » [30].
5 Conclusion : patients, diagnostics et identité
En guise de conclusion à ce bref tour d’horizon du projet des RDoC et de ses promesses, la question du soutien de la part des malades et de leurs proches doit être soulevée. Ici, le paradoxe est patent : le travail interdisciplinaire et intégratif des RDoC visant l’innovation thérapeutique repose sur la transformation de diagnostics qui participent, en partie du moins, à forger l’identité des malades et à leur donner des raisons de s’associer pour revendiquer des droits et une reconnaissance médicale et sociale [31]. Dès lors, on peut se demander quelles promesses et quels projets les patients et leurs proches sont prêts à cautionner, surtout lorsque sont promis de nouveaux systèmes de classification qui devraient avoir à terme un usage clinique et permettre le développement de traitements qui peut-être ne seront plus indiqués pour toute une frange des patients diagnostiqués selon les anciens systèmes de classification. Les patients et leurs proches ont sans doute une part active à prendre dans les débats sur la transformation des catégories diagnostiques. Car la productivité ne concerne pas seulement l’économie et les résultats scientifiques mesurables au nombre de publications, elle engage également la participation et l’identité des patients et de leurs proches. Certains pourraient, par exemple, risquer de ne plus être inclus dans les catégories diagnostiques d’intérêt pour tels ou tels chercheurs, pour des essais cliniques ou, à plus long terme, pour des assurances. Les principaux concernés devraient pouvoir exprimer quelle psychiatrie ils souhaitent ; ceci devrait pouvoir se faire sans nécessairement mettre à mal les prétentions à la scientificité et à la productivité des managers de grands projets tels que celui des RDoC du NIMH.
Déclaration d’intérêts
L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.
Remerciements
Cette contribution s’inscrit dans un projet de recherche postdoctorale mené à l’Université libre de Bruxelles (Centre de recherches interdisciplinaires en bioéthique, Faculté de philosophie et lettres) et bénéficiant du soutien du Fonds national suisse de la recherche scientifique (Bourse Early Postdoc.Mobility no. 155080), de la Fondation pour l’Université de Lausanne et de la Société académique vaudoise.
1 Le terme de « déconstruction » est employé dans plusieurs travaux de psychiatres et neuroscientifiques au cours des années 2000 (cf. par exemple [2] et [3]), qui traduit l’insatisfaction des chercheurs vis-à-vis des classifications en vigueur dans les manuels de diagnostics tels que le DSM ou la CIM-10 de l’OMS.
2 Les entreprises pharmaceutiques ont, à partir des années 1990, peu à peu délaissé le domaine devenu très complexe et peu rentable du développement de nouveaux psychotropes utiles à la psychiatrie. Voir à ce sujet Bovet et al. [4]. Cela dit, la pharmacologie n’est bien entendu pas la seule source de développement de thérapies en psychiatrie.
3 Disponible en ligne : http://ww.ec.europa.eu/research/participants/data/ref/h2020/wp/2014_2015/main/h2020-wp1415-health_en.pdf [consulté le 16.12.2014].
4 Le NIMH est la plus grande organisation scientifique au monde dédiée à l’étude des maladies mentales, disposant d’un budget annuel d’1,5 milliards de dollars.
5 MATRICS est l’acronyme pour « measurement and treatment research to improve cognition in schizophrenia » et CNTRICS pour « cognitive neuroscience treatment research to improve cognition in schizophrenia ».
6 Tel que le psychologue Bruce Cuthbert, spécialiste de la recherche translationnelle et psychophysiologique, nommé chef du projet RDoC en octobre 2014.
7 Notamment à la suite des travaux de William Grey Walter et al. [18].
8 Le psychiatre et historien German Berrios donne également les exemples de la microscopie optique et de la neuropathologie au XIXe siècle, de l’électroencéphalogramme (EEG), de la ventriculographie gazeuse, ou encore de la tomodensitométrie au XXe siècle. Berrios ajoute : « like now, these old technologies were also good at attracting all the research monies and in creating many an academic reputation; and also noxious in that they effectively condemned clinicians as fuddy-duddies » [20].
9 Le NIMH n’envisage pas pour l’instant d’arrêter de financer des projets basés sur le DSM, néanmoins « resources will increasingly be directed towards RDoC-based studies », comme l’indique Bruce Cuthbert (in Casey [21]). Il précise également que le NIMH « will give priority to applications that include primary diagnoses that cut across current categories » (idem).
10 La métabolomique consiste en l’analyse par spectrométrie de masse des molécules (métabolites) présentes dans le sang, l’urine ou les tissus, impliquées dans le métabolisme du corps humain (par exemple, les sucres, les acides aminés, les antioxydants, les vitamines…), afin d’en tirer des profils de risques d’apparition de maladies.
11 Du grec prolepticos, « qui anticipe ».
12 “The historical persistence of proleptic theorizing, the recurrence of the pattern of the “almost there”, seems to be as much the result of an overestimation regarding a presumably imminent breakthrough as of an underestimation, though not of the complexity of the stated problem, but of the productivity of the research endeavor” [15].
13 Cf. Fig. 1 de l’article d’Insel et Quirion [1] disponible en ligne : http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1586100/pdf/nihms9891.pdf.
14 Cette notion peut être définie comme des « collectively imagined forms of social life and social order reflected in the design and fulfilment of nation-specific scientific and/or technological projects » [29].