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Comptes Rendus

Géophysique externe, climat et environnement (Climat)
Modéliser les événements rapides au sein du système climatique
Comptes Rendus. Géoscience, Volume 336 (2004) no. 7-8, pp. 733-740.

Résumés

Les événements climatiques rapides constituent un phénomène majeur de la dernière période glaciaire. Dans ce cadre, le rôle de la circulation thermohaline dans l'océan Atlantique est sans doute déterminant pour induire de grandes variations de température dans l'hémisphère nord en un temps très court. Néanmoins, les causes initiales de ces événements restent largement inexpliquées. Après avoir décrit la présence d'équilibres multiples dans la circulation océanique profonde, nous présenterons quelques théories susceptibles de reproduire certaines caractéristiques de la variabilité glaciaire : oscillations des calottes de glace, oscillations du système calottes–océan, ou bien oscillations forcées. Finalement, nous proposerons une nouvelle théorie purement thermohaline de ces oscillations, faisant intervenir en particulier la formation d'eau de fond très salée, lors de la congélation de l'eau de mer autour de l'Antarctique.

Rapid climatic events are a major feature of the last glacial period. The thermohaline circulation in the Atlantic Ocean probably had a fundamental role in inducing large temperature changes in a very short time over most of the northern hemisphere. Still, the ultimate trigger of these climatic events is largely unknown. After a short description of the multiple equilibriums of the deep-ocean circulation, we will present several theories that can reproduce some characteristics of glacial variability: ice-sheet oscillations, ocean–ice sheet oscillations or externally forced oscillations. Finally, we will suggest a new theory for these oscillations, based only on the thermohaline circulation, and involving, in particular, the formation of salty bottom waters due to the freezing of the sea around Antarctica.

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DOI : 10.1016/j.crte.2003.12.019
Mot clés : circulation thermohaline, changement climatique, paléoclimatologie, événements de Dansgaard–Oeschger
Keywords: thermohaline circulation, climatic change, palaeoclimatology, Dansgaard–Oeschger events
Didier Paillard 1

1 Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement, unité mixte CEA–CNRS, Orme de Merisiers, Bât. 701, 91191 Gif-sur-Yvette cedex, France
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Didier Paillard. Modéliser les événements rapides au sein du système climatique. Comptes Rendus. Géoscience, Volume 336 (2004) no. 7-8, pp. 733-740. doi : 10.1016/j.crte.2003.12.019. https://comptes-rendus.academie-sciences.fr/geoscience/articles/10.1016/j.crte.2003.12.019/

Version originale du texte intégral

1 Introduction

La mise en évidence de brusques changements climatiques lors de la dernière période glaciaire a profondément modifié notre vision du système climatique, et plus particulièrement notre compréhension du rôle de l'océan dans le climat. En effet, l'océan, avec sa formidable capacité calorifique, était souvent présenté comme un régulateur des climats, rarement comme un perturbateur. Les découvertes récentes de variations de température au-dessus du Groenland, de l'ordre de 10 °C en moyenne annuelle et survenant en quelques décennies seulement, indiquent des réorganisations massives du système climatique. Celles-ci ne peuvent pas s'expliquer sans invoquer des changements brutaux de la circulation océanique profonde, dite thermohaline, car elle résulte principalement des différences de température et de salinité entre les différentes masses d'eau dans l'océan. Il s'agit là de la seule composante du système climatique susceptible d'induire des changements climatiques conséquents, avec les constantes de temps appropriées. Mais il reste à comprendre pourquoi la circulation thermohaline a subi de tels changements plus ou moins récurrents en période glaciaire. Les apports d'eau douce aux hautes latitudes, notamment dans l'Atlantique Nord, ont certainement eu un rôle fondamental. De nombreux scénarios ont été proposés sur ce principe, dont quelques-uns sont présentés ci-dessous. Certains font appel à des instabilités des calottes de glace, d'autres à des oscillations couplées climat-calottes, d'autres encore à la variabilité solaire. Il semble néanmoins que certains aspects de ces variations rapides restent encore difficiles à expliquer, et qu'une théorie physique des oscillations climatiques en période glaciaire reste toujours à établir.

2 Équilibres multiples de la circulation thermohaline

Les oscillations climatiques enregistrées en période glaciaire sont de toute évidence des oscillations de relaxation : il s'agit de transitions abruptes, survenant en quelques décennies seulement, entre deux états plus stables, l'un relativement chaud et l'autre froid, qui perdurent chacun environ un millénaire ou parfois davantage. Broecker [5] fut sans doute l'un des premiers à y voir la signature de réorganisations de la circulation thermohaline dans l'océan Atlantique. En effet, l'Atlantique a un rôle très particulier dans le climat, puisqu'il est le seul à pouvoir transporter de la chaleur de l'hémisphère sud vers l'hémisphère nord, comme il le fait actuellement. L'atmosphère et l'océan superficiel ont, en effet, une dynamique très fortement contrainte par les températures de surface et ne peuvent transporter de l'énergie que de façon relativement symétrique, de l'équateur vers les pôles. La circulation de l'océan profond est influencée par les températures, mais aussi par les salinités des masses d'eau. Or, les flux d'eau douce à la surface de l'océan, et par conséquent les champs de salinité, sont largement découplés des champs de température. Ainsi, l'océan Atlantique nord est relativement salé, ce qui autorise la formation d'eau profonde dans les mers nordiques (mer de Norvège et mer du Labrador) et une circulation thermohaline active transportant de la chaleur vers les hautes latitudes. Par conséquent, un apport d'eau douce, même graduel, au nord de l'Atlantique est susceptible d'interrompre cette circulation thermohaline et d'induire un refroidissement brutal des régions bordant l'Atlantique nord, voire même de l'hémisphère nord tout entier. En effet, la circulation thermohaline possède, sous certaines conditions, des équilibres multiples [21]. Il est donc envisageable, même à l'aide de perturbations peu importantes, de la faire basculer vers un autre mode de fonctionnement. Ceci a été confirmé par de nombreux modèles océaniques [7,23], puis, plus récemment, par des modèles couplant l'océan et l'atmosphère [12,16]. Les événements climatiques rapides de la dernière période glaciaire correspondent donc très vraisemblablement à de tels basculements de la circulation thermohaline. Il reste cependant à définir l'origine des perturbations des flux d'eau douce qui vont induire ces événements.

3 Instabilité des calottes de glace et événements de Heinrich (Fig. 1)

Lors des événements de Heinrich, un scénario assez simple semble s'imposer. En effet, ces événements sont caractérisés par des lits de matériel détritique grossier dans les sédiments de l'Atlantique nord, entre 40° et 55° N, apportés par des icebergs originaires, en majeure partie, de la calotte laurentide. Associé à ces événements et dans cette même bande de latitude, un signal isotopique léger dans l'oxygène de la calcite des foraminifères planctoniques indique un apport massif d'eau douce [3]. Il est donc logique, grâce à cette double signature, de penser qu'un apport massif d'icebergs dans cette zone a pu constituer une perturbation suffisante en eau douce pour interrompre momentanément la circulation thermohaline. L'origine d'un tel événement devrait donc être recherchée dans la dynamique de la calotte de glace. Il a été suggéré que les calottes pouvaient subir des débâcles massives de manière plus ou moins périodique [15]. En effet, sous l'effet des déformations internes, de la friction à sa base et du flux géothermique, la calotte est plus chaude en profondeur, parfois jusqu'à atteindre la fusion de la glace. Selon la nature des roches et de l'hydrologie sous-glaciaire, cette eau liquide pourra éventuellement diminuer la résistance mécanique du support et ainsi augmenter considérablement la vitesse d'écoulement de la calotte. Une fois mis en place, un tel « méga-fleuve » de glace pourra fonctionner tant que la hauteur de la calotte en amont sera suffisante pour l'alimenter, et s'arrêtera spontanément une fois la « vidange » réalisée. Les conditions sédimentaires propices à un tel mécanisme auraient exister dans l'actuelle baie d'Hudson, située sous la Laurentide en période glaciaire, et les icebergs ainsi formés auraient pu rejoindre l'Atlantique via la mer du Labrador.

Fig. 1

Schéma du déroulement d'un événement de Heinrich (d'après Paillard et Labeyrie [17]).

Schematic description of an Heinrich event (from Paillard and Labeyrie [17]).

Ce scénario [17] rend bien compte des données paléoclimatiques accumulées jusqu'à présent sur les événements de Heinrich. Les reconstitutions de l'hydrologie de surface [11] sont, par ailleurs, tout à fait compatibles avec un arrêt quasi complet de la circulation thermohaline [18]. De plus, ce scénario est reproduit assez fidèlement, et de manière assez convaincante, par certains modèles de complexité intermédiaire [8]. Mais cette explication n'est peut-être pas directement transposable à la vaste majorité des événements climatiques rapides, ou de Dansgaard–Oeschger, qui ne sont associés ni à des dépôts détritiques importants, ni à de larges excursions isotopiques dans l'oxygène de la calcite des organismes planctoniques dans l'Atlantique nord. Afin d'étendre ce scénario à tous les événements rapides, il est nécessaire d'invoquer d'autres sources d'icebergs, comme par exemple la calotte fennoscandinave, puisque des signaux isotopiques enregistrés en mer de Norvège sont clairement associés aux événements de Dansgaard–Oeschger [20].

Néanmoins, de nombreuses difficultés surgissent alors pour expliquer la succession des événements enregistrée dans les carottes de glace du Groenland : on observe des événements de Dansgaard–Oeschger de durée de plus en plus courte, suivis par un événement de Heinrich, puis un réchauffement brutal réinitialisant la suite de cet ensemble d'oscillations, ou cycle de Bond. Il est donc nécessaire d'envisager un couplage entre ces différentes oscillations, via le climat ou le niveau marin. De plus, ces oscillations de Dansgaard–Oeschger semblent avoir une (ou des) périodicité(s) préférentielle(s). Ceci n'est pas facilement explicable avec plusieurs calottes, de tailles sans doute très différentes. Par ailleurs, ces oscillations commencent juste après l'entrée en glaciation, alors que les calottes ont sans doute encore des tailles très modestes. Il est donc important d'imaginer, pour les événements de Dansgaard–Oeschger, un mécanisme qui ne soit pas trop dépendant de la taille des calottes. Ce n'est sans doute pas le cas avec les instabilités internes des calottes de glaces. Il est donc important d'envisager d'autres mécanismes.

4 Oscillations internes

Si des débâcles massives d'icebergs ont bien lieu durant les événements de Heinrich, d'autres sources d'eau douce ont pu être impliquées pour les autres événements. Au début de l'Holocène, il y a environ 8200 ans, un refroidissement marqué, de l'ordre d'un siècle, est enregistré dans de nombreuses régions. Cet événement correspondrait précisément à une vidange brutale des lacs périglaciaires Agassiz et Ojibway, au sud de la Laurentide, comme cela est attesté par des études de terrain. La calotte formait en effet un barrage retenant les eaux de ce lac. En se retirant progressivement, elle a brusquement permit la vidange rapide du lac vers l'océan Atlantique, induisant ainsi un ralentissement de la circulation thermohaline et un refroidissement de l'Atlantique nord. Si ce scénario est assez bien établi pour l'événement à 8200 ans, Clark et al. [10] ont envisagé de l'étendre aux événements rapides antérieurs. Ce mécanisme a l'avantage de générer assez facilement des oscillations auto-entretenues. En effet, si le refroidissement résultant de la vidange du lac périglaciaire est suffisamment important en intensité et en durée, il pourrait engendrer une ré-avancée de la calotte, et donc la formation d'un nouveau lac. L'eau de ce lac n'atteignant plus la mer pendant un certain temps, la perturbation en eau douce à l'océan sera nulle, voire négative, et la circulation thermohaline pourrait redémarrer en réchauffant les hautes latitudes de l'Atlantique. La boucle est alors bouclée, et un nouveau cycle peut commencer. Ce type d'oscillation interne climat-calotte aurait une périodicité de l'ordre du millénaire, le temps pour la calotte d'avancer et de se retirer. Ceci est donc tout à fait compatible avec les oscillations de Dansgaard–Oeschger.

Il est ainsi possible d'imaginer de nombreuses possibilités d'oscillations couplant les calottes et le climat, tout en impliquant des changements de la circulation thermohaline. Un autre exemple est présenté sur la Fig. 2, ne faisant intervenir que les bilans d'accumulation et de fonte de la calotte.

Fig. 2

On peut définir un modèle d'océan à deux états seulement (chaud ou froid) ; un modèle de calotte dont la hauteur dépend du bilan de surface B et de l'écoulement U, celui-ci étant proportionnel à la hauteur, puis on peut supposer une allure raisonnable pour le bilan de masse B, faiblement positif pour les très basses températures (peu d'accumulation, pas de fonte), augmentant ensuite rapidement (augmentation des précipitations neigeuses), puis diminuant encore plus vite vers des valeurs négatives (fonte). Le couplage de ces composantes induit naturellement une oscillation de relaxation décrite sur le diagramme de phase à droite. L'évolution du système se limite à celle de la calotte (une seule variable H), dont les variations dH/dt(=BU) entraı̂nent des flux d'eau douce à l'océan pouvant faire basculer l'état du climat d'un mode chaud à un mode froid. Entre les deux équilibres instables du système (cercles vides), on peut suivre le déroulement de l'oscillation : (1) H augmente en mode froid ; (2) transition vers le mode chaud ; (3) H diminue en mode chaud ; (4) transition vers le mode froid.

We define a two-state only ocean model (warm or cold); an ice-sheet model whose height depends of the surface mass balance B and of the ice flow U, with U proportional to the height, then we assume a reasonable dependence of the mass balance B as a function of temperature, slightly positive for very cold temperatures (low accumulation, no melting), then rapidly increasing (increase of snow precipitations), then decreasing even more rapidly towards negative values (melting). The coupling of these components leads naturally to a relaxation oscillation described on the phase diagram on the right. The evolution of the system is limited to the one of the ice-sheet (only one variable H) whose variations dH/dt(=BU) imply freshwater fluxes to the ocean, able to switch the climatic state from a warm mode to a cold mode. Between the two unstable equilibriums of this system (open circles), we can follow the progression of the oscillation: (1) H increases in the cold mode; (2) transition towards the warm mode; (3) H decreases in the warm mode; (4) transition towards the cold mode.

La notion d'oscillateur couplant les calottes de glace et le climat est certes séduisante. Mais elle souffre d'inconvénients semblables aux mécanismes basés sur des instabilités internes des calottes de glace : les caractéristiques de ces oscillations risquent d'être très dépendantes de la taille de la calotte. En particulier, en l'absence de calotte de glace, ce type d'oscillateur ne peut plus fonctionner. Or, certaines données semblent bien indiquer la persistance d'un mode oscillatoire non seulement durant la dernière période glaciaire, mais aussi durant l'Holocène.

5 Oscillations forcées

L'existence d'une périodicité relativement stable pour ces oscillations glaciaires (voir Tableau 1), au moins durant la dernière moitié de la période glaciaire, voire même à travers la déglaciation et durant l'Holocène, est un argument très fort plaidant en faveur d'un forçage externe du climat. Ceci n'est pas forcément contradictoire avec des instabilités, ou des modes oscillatoires internes, comme ceux qui ont été décrits ci-dessus. Si la difficulté réside principalement dans la stabilité ou la persistance de la périodicité des oscillations autour d'une valeur voisine de 1500 ans, il est possible d'invoquer une synchronisation des événements climatiques, par exemple par un mécanisme de résonance stochastique [13,19]. Cette hypothèse présente l'avantage de proposer une synthèse possible des différentes explications énoncées jusqu'à présent : les instabilités des calottes de glace, ou d'autres mécanismes couplant les calottes et le climat sont bien responsables de la variabilité climatique, mais les événements les plus marqués, en particulier les réchauffements brutaux, seront statistiquement favorisés s'ils surviennent en phase avec un forçage extraterrestre, même faible. Dans ce contexte, la variabilité solaire est sans doute le forçage externe le plus probable. Ainsi, certains pensent pouvoir mettre en relation certains indices de la variabilité solaire et de faibles oscillations enregistrées pendant l'Holocène [4]. L'hypothèse d'un forçage solaire faible, capable de synchroniser la variabilité climatique aussi bien en période glaciaire qu'interglaciaire est donc assez séduisante. Mais elle repose encore sur des données trop éparses pour pouvoir être largement acceptée.

Tableau 1

D'après Rahmstorf [19] : les réchauffements brutaux semblent survenir de façon étonnamment périodique. Dans ce tableau, les dates de ces événements (sur l'échelle de GISP2) sont espacées d'un multiple de 1470 ans, plus ou moins au maximum trois siècles, mais le plus souvent à quelques décennies près seulement (date = 1470 × quotient + reste + 11 650)

From Rahmstorf [19]: the abrupt warming events appear to occur in near-periodic fashion. In this table, dates of these events (on the GISP2 timescale) are spaced by a multiple of 1470 years, plus or minus less than three centuries, but most usually within only a few decades (date = 1470 × quotient + remainder + 11 650)

Evénement Date (années BP) Quotient Reste
0 11 605 0 −45
A 13 073 1 −47
1 14 630 2 40
2 23 398 8 −12
3 27 821 11 1
4 29 021 12 −269
5 32 293 14 63
6 33 581 15 −119
7 35 270 16 100
8 38 387 18 277
10 41 143 20 93
11 42 537 21 17
12 45 362 23 −98

6 Un nouvel oscillateur halin

Le rapide panorama des différentes théories qui est énoncé ci-dessus est bien entendu très fragmentaire, et de nombreuses autres théories ont été suggérées. Il représente cependant les principales tendances actuelles dans les efforts de compréhension et de modélisation des événements climatiques rapides. Quelques remarques générales s'imposent. Tous ces mécanismes ont en commun de faire intervenir des modifications de la circulation thermohaline dans l'océan Atlantique. Ces modifications sont, en général, engendrées par des changements du bilan hydrologique des hautes latitudes de l'Atlantique Nord. A ce titre, il est envisageable de perturber le bilan hydrologique de l'océan dans d'autres régions, par exemple en modifiant le transfert de vapeur d'eau de l'Atlantique vers le Pacifique au-dessus de l'Amérique centrale [9], ou encore en injectant de grandes quantités d'icebergs dans l'océan Austral en provenance de l'Antarctique [14,24]. Si ces dernières hypothèses restent très spéculatives, il faut néanmoins remarquer que les données paléocéanographiques sont bien souvent, pour de multiples raisons océanographiques, en quantité comme en qualité, plus robustes ou plus fiables dans l'Atlantique nord. Or, les eaux profondes qui se forment autour de l'Antarctique sont certainement une composante climatique essentielle, qui a pu varier dans le passé tout autant que les eaux profondes de l'Atlantique nord. De plus, des résultats récents sur la circulation océanique en période glaciaire suggèrent la possibilité de remplir le fond de l'océan global avec des eaux profondes d'origine Antarctique, très froides et très salées [1,22]. Cette nouvelle vision de l'océan glaciaire s'avère extrêmement prometteuse à bien des égards. Concernant la variabilité climatique rapide, elle permettrait de rendre possible l'idée avancée originellement par Broecker et al. [6], puis Birchfield et Broecker [2] : celle d'un oscillateur halin. En effet, un tel oscillateur n'est envisageable qu'en présence d'un « réservoir » d'eau douce ou de sel. La plupart des hypothèses énoncées plus haut font intervenir les calottes de glace comme réservoir d'eau douce susceptible de modifier la circulation thermohaline dans l'Atlantique nord. Il faut néanmoins avoir conscience que, en dépit de leur taille considérable, les calottes sont un petit réservoir face à l'océan global. Elles ne peuvent induire des modifications de circulation océanique que lors d'événements particulièrement brutaux (décharges massives d'icebergs), ou si l'océan est déjà dans un état « critique » et facile à déstabiliser, ce qui nécessite alors probablement des causes supplémentaires. L'avantage d'un Océan profond, froid et salé est de fournir un réservoir de sel énorme et très facilement mobilisable pour engendrer des événements climatiques rapides. Il est ainsi possible d'élaborer un scénario simple d'oscillateur halin. Lorsque la circulation thermohaline est active dans l'Atlantique, elle transporte de l'énergie de l'hémisphère nord vers l'hémisphère sud, ce qui induit des températures assez élevées au nord, et relativement froides autour de l'Antarctique. Ces dernières vont favoriser un déficit d'eau douce en surface à proximité des zones de formation d'eaux de fond antarctiques, à cause de faibles précipitations, d'un accroissement de la couverture de glace de mer, d'une fonte d'icebergs réduite dans cette région. Les eaux de fond antarctiques verront alors leur salinité augmenter, et donc l'ensemble des eaux profondes également. L'effet sera alors de dessaler progressivement l'océan de surface et intermédiaire, en particulier dans l'hémisphère nord. Au-delà d'un seuil critique, ceci est susceptible d'interrompre la circulation thermohaline dans l'Atlantique, de refroidir l'hémisphère nord et de réchauffer l'hémisphère sud. Le stockage de sel dans les eaux les plus profondes sera alors moins efficace, et la salinité des eaux plus superficielles dans l'hémisphère nord pourra à nouveau augmenter. La constante de temps d'un tel oscillateur serait le temps de remplissage de l'océan profond, soit de mille à deux mille ans. Les calottes ne jouent ici aucun rôle essentiel, ce qui permet d'expliquer la « persistance » ou la « stabilité » de l'oscillateur. De larges oscillations de relaxation, entre deux états bien distincts, ne sont possibles qu'en dehors des interglaciaires, lorsque l'océan profond est salé. Ceci est donc possible dès les premiers instants d'une période glaciaire, même lorsque les calottes de l'hémisphère nord sont de taille très modeste, comme c'est le cas dans les observations. Il s'agit donc là d'une possibilité qui offre des perspectives nouvelles et intéressantes.

7 Conclusion

La variabilité climatique rapide observée en période glaciaire a constitué une énorme surprise scientifique au cours de ces dix dernières années. Les explications physiques à de tels changements de température font toutes intervenir des changements brutaux de la circulation thermohaline de l'Atlantique, et par conséquent du transport de chaleur par l'océan, vers les hautes latitudes de l'hémisphère nord, mais aussi d'un hémisphère vers l'autre. Ces variations sont très probablement induites par des changements de bilan hydrologique, comme par exemple des apports massifs d'eau douce par les icebergs. La modélisation la plus aboutie actuellement concerne les événements de Heinrich, qui seraient causés par des instabilités internes des calottes de glace, en particulier des accroissements subits du glissement basal. Le seul modèle à ce jour couplant le système océan–atmosphère avec un modèle 3D de calotte [8] permet effectivement de confirmer la validité de ce scénario. Cependant, de nombreux aspects de ces changements rapides, notamment une éventuelle quasi-périodicité des événements de Dansgaard–Oeschger, posent de nombreuses questions, à ce jour sans réponse. Néanmoins, de nouvelles idées sur la circulation océanique en période glaciaire sont en train d'émerger, ce qui devrait permettre de revoir le problème des instabilités glaciaires sous un nouveau jour, et de nouveaux modèles sont donc actuellement encore en gestation.


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