1 Introduction
Ce travail a trait à la célèbre montagne Sainte-Victoire, située à une douzaine de kilomètres à l'est d'Aix-en-Provence, au nord de la Provence calcaire. Nous croyons utile de montrer que l'explication habituelle de la tectonique de Sainte-Victoire n'est pas valable car, si ce schéma est encore pris en considération dans des synthèses tectoniques générales, il ne correspond pas à ce que l'on peut observer sur le terrain, ce qui fait que beaucoup de géologues n'y croient plus, sans avoir ouvertement critiqué cette interprétation, ni proposé une solution de rechange. Soulignons le fait que, dans cette note, nous ne traiterons que des relations du bâti mésozoïque avec la couverture fini-crétacée et tertiaire du bassin de l'Arc.
Fait marquant de la région, immédiatement à l'ouest de la montagne Sainte-Victoire, sur la crête des Costes chaudes, la brèche tertiaire du Tholonet (nous utiliserons ce terme, dans ce qui suit, de manière compréhensive pour l'ensemble des conglomérats fini-crétacés et paléocènes de la région) est transgressive sur le Portlandien.
En l'abordant par le sud, Sainte-Victoire apparaît comme une barrière de calcaires blancs jaillie du sol. La Croix de Provence domine, de ses 946 m, le plateau du Cengle (Figs. 1 et 2) [12 (pp. 142–156)]. L'allure de cette montagne est surprenante. À son extrémité orientale, la morphologie est atténuée, mais à l'ouest, à quelques kilomètres de là, vers la Croix de Provence, la morphologie est celle d'une montagne jeune, qui s'apparente à celles des paysages alpins, comme l'avait déjà remarqué Billery [4]. Curieusement, cette montagne s'interrompt brutalement à l'ouest, ce qui fait penser dès l'abord à un accident tectonique important. Cette coupure abrupte est une exception dans la région, où les chaînes orientées est–ouest ont des extensions de plusieurs dizaines de kilomètres : Étoile, Luberon, montagne de Lure, Nerthe, Sainte-Baume.
Au nord de Saint-Antonin-sur-Bayon, la falaise présente à sa base, au nord du sentier, de grands miroirs de faille subverticaux, d'orientation est–ouest, striés verticalement. Ils affectent les calcaires sur plusieurs dizaines de mètres de haut (Fig. 3). Ces accidents indiquent une surrection du compartiment nord, formé d'un bâti jurassique et éocrétacé, préalablement plissé en anticlinal déversé vers le sud. Au contact de ces miroirs de failles, on trouve des brèches fini-crétacées. Au sud de la faille, les formations du Rognacien, en continuité stratigraphique avec les brèches précitées, sont redressées et même légèrement renversées (Fig. 4).
On est bien là en présence de mouvements verticaux ayant soulevé la partie occidentale, en fait surtout l'angle sud-ouest de Sainte-Victoire, mouvements qui ne ressortent en rien de l'interprétation de l'actuelle carte géologique à 1:50 000. Rousset a pourtant signalé [14] une surface d'érosion anté-Miocène à 1010 m d'altitude, alors que la base transgressive du Tortonien au barrage de Bimont, à 10 km à l'ouest, est observée 700 m plus bas ! La fraîcheur de la montagne nous fait penser que ce mouvement n'est peut-être pas terminé.
2 Interprétation classique
Les différentes interprétations de la tectonique de Sainte-Victoire sont bien schématisées dans le guide géologique régional [11 (p. 73)].
L'interprétation de la tectonique de Sainte-Victoire a été marquée, durant les années 1962–1964, par le recours à l'hypothèse d'un chevauchement. Les auteurs antérieurs [6–8] n'avaient pas évoqué un tel phénomène.
Durand et Tempier [10] ayant esquissé une étude tectonique des brèches de la région du Tholonet à l'ouest du pas de l'Escalette (Fig. 1) concluent à l'existence d'un anticlinal déversé vers le sud et d'un dispositif chevauchant de 200 m sur les brèches et les séries éocènes.
Les mêmes auteurs, auxquels s'adjoint Corroy [9], reprennent cette hypothèse, en donnant au chevauchement une flèche beaucoup plus importante. Selon eux, Sainte-Victoire est un ensemble de terrains jurassiques et crétacés, chevauchant vers le sud sur les brèches fini-crétacées et éocènes. Cette interprétation découle de l'observation, au nord de la crête de la montagne, d'un contact anormal intra-jurassique suivi d'est en ouest, de la région du Delobre au pas de l'Escalette. En ce dernier endroit, Corroy et al. estiment que le contact anormal est sensiblement horizontal. Selon ces auteurs, au sud du pas de l'Escalette, ce contact, « d'abord légèrement plongeant, se poursuit sur le flanc ouest de la haute chaîne » et « longe ensuite la base des falaises du versant sud mettant en contact le Portlandien ou le Valanginien de la haute chaîne avec les marnes rognaciennes du bassin d'Aix ». La série déversée chevauchante, d'abord repliée contre les brèches, constitue le flanc sud vertical de Sainte-Victoire, dont les auteurs donnent une coupe d'une complication rare. La flèche du chevauchement serait de 1800 m. L'ensemble de cette structure, compliquée par des failles verticales, s'enracine progressivement, jusqu'à disparaître vers l'est.
Jusqu'ici, cette interprétation n'a pas été remise en cause. Cependant, dès sa présentation, Touraine [17] estima que l'accident décrit au pas de l'Escalette était « un détail mineur, non un trait caractéristique ». Malheureusement, abusé par une illusion de perspective, Touraine interpréta, sur le flanc ouest de la montagne, comme synclinal de brèches couché vers le sud, ce qui n'est qu'un redoublement par failles d'une même série. Par la suite, il figura [18] les plans de failles striés observés sur le flanc sud de Sainte-Victoire et les interpréta comme limitant un anticlinal jaillissant entre la muraille jurassique au nord et le Cengle, au sud. Biberon [3] n'a pas retrouvé, au pas de l'Escalette, de plans de cisaillement susceptibles de traduire le passage de l'accident chevauchant.
Toute une série d'auteurs a admis l'interprétation de Corroy et al. [9], tel Rousset [15], qui suggère un mouvement de Sainte-Victoire vers le sud à l'Oligocène, suivi d'un mouvement de surrection avec faille au Miocène. Aubouin [2] donne une coupe inspirée de l'interprétation de Corroy et al., mais évoque « des jeux de failles qui ont soulevé la chaîne en elle-même ». Ces failles ne figurent pas sur les figures qui accompagnent son texte. On peut penser qu'il a bien vu les failles citées par Touraine, mais qu'il est passé trop rapidement pour en tirer des conclusions. En 1979, Gouvernet, Guieu et Rousset [11] retiennent, curieusement, comme argument en faveur du cisaillement, le fait que le Portlandien des sommets, à faciès corallien méridional de basse Provence, surmonte le Portlandien à faciès « tithonique » septentrional de Bimont, alors que Corroy et al. [9] et Tempier [16] attribuent plus simplement la juxtaposition de ces deux faciès à un passage latéral.
Chorowicz et al. [5], puis Roure et Coletta [13], dans des synthèses tectoniques régionales, ont évoqué Sainte-Victoire en admettant, sans la discuter, la théorie officielle, qui veut que l'ensemble jurassico-crétacé soit charrié vers le sud sur les brèches.
3 Nouvelles observations de terrain
En suivant vers l'ouest la paroi subverticale, striée verticalement, du flanc méridional de Sainte-Victoire décrite au début de ce texte et qui a été figurée par Touraine [18 (p. 31)], on s'aperçoit que là où le fort relief de la haute chaîne de Sainte-Victoire disparaît brutalement, soit un peu au nord-est du chalet Cézanne, une série de failles verticales, celles-ci orientées nord–sud, affectent l'ensemble de la structure, tranchant l'intérieur des brèches tertiaires. Ces failles, qui s'observent au pas de l'Escalette, s'exacerbent au sud. Ces accidents, pourtant bien visibles (Fig. 5), n'ont été signalés, ni par Corroy [9], ni par Touraine [17,18].
Au pas de l'Escalette, à la cote 704 NGF, les plans de cisaillement signalés par Corroy et al. [9] comme sub-horizontaux affectent exclusivement le bâti mésozoïque et n'interviennent nullement dans les relations de celui-ci avec les brèches fini-crétacées et tertiaires. Leurs pendages sont de 5° vers le nord-est. Le sens de déplacement n'est pas identifiable. Ces pendages ne peuvent en aucun cas être associés à un quelconque chevauchement du Mésozoïque de la chaîne sur les brèches, ni à un plan de cisaillement hypothétique en profondeur sous le flanc sud de Sainte-Victoire et qui n'est nullement visible en surface. Touraine [17], comme Biberon [3], a d'ailleurs déjà jugé ces affleurements du pas de l'Escalette comme non significatifs.
La « brèche du Tholonet » est localement fortement redressée. Elle est partout transgressive sur le bâti jurassique–néocomien de Sainte-Victoire et des Costes chaudes.
En descendant du pas de l'Escalette vers le sud et vers le chalet Cézanne, à peu de distance en contrebas de ce col, on observe la brèche du Tholonet transgressive (Fig. 6, coupe A) sur des calcaires dolomitisés blancs. Ils comportent des fantômes de coraux. Notons que, selon Corroy et al. [9], cette brèche serait surmontée par le chevauchement, alors que l'on peut toucher la surface de transgression sur le bâti calcaire. Cette brèche ainsi que la surface de transgression passent en continuité d'affleurement sur tout le tombant du flanc occidental de Sainte-Victoire et sur le flanc sud des Costes chaudes. À la limite ouest de Sainte-Victoire, le faisceau de failles verticales de direction nord–sud affecte aussi bien la couverture ( « brèche du Tholonet ») que les calcaires du bâti mésozoïque sous-jacent. Ces failles, par simple effet de soulèvement du relief à l'est, provoquent une avancée cartographique de Sainte-Victoire vers le sud par rapport aux structures situées à l'ouest. L'artefact cartographique du relief qui en résulte a pu faire penser à un chevauchement.
Sur le flanc sud de la montagne, plusieurs plans de failles subverticaux, striés verticalement, parallèles à celui signalé au début de la présente note, s'observent, notamment aux environs de la Marbrière (Fig. 6, coupe C). Touraine avait déjà signalé cette particularité [18]. Ces failles participent au soulèvement du massif, mais recoupent pratiquement à angle droit le faisceau de failles nord–sud décrit précédemment.
4 Nouvelle interprétation
Étant donné que le Jurassique et le Néocomien des Costes chaudes et de Sainte-Victoire sont recouverts, avec une forte discordance angulaire ainsi qu'un important ravinement, par des brèches qui prennent parfois l'allure de poudingues et forment des masses imposantes entre les Costes chaudes et la Torque, les nouvelles observations qui viennent d'être présentées nous permettent de proposer les conclusions suivantes :
- – le bâti mésozoïque de la haute chaîne est affecté par un ou plusieurs accidents plats à troncature sommitale, internes au bâti mésozoïque, mais l'ensemble ne chevauche nullement sur sa couverture, comme l'ont supposé Corroy et al. ;
- – ladite couverture est transgressive partout, sauf à certains endroits du versant sud où, verticalisée, elle est séparée du Mésozoïque par des failles normales, postérieures à l'ensemble (Fig. 6, coupe B) ;
- – ces failles verticales, d'orientation est–ouest, observées sur le flanc sud de la montagne ne peuvent en aucun cas être considérées comme réapparition en surface d'un hypothétique plan de cisaillement au tréfonds de la chaîne, comme l'ont supposé Corroy et al. La transgression des brèches cachète le massif et est soulevée en même temps que lui ;
- – la brutale terminaison de Sainte-Victoire à l'ouest est due à deux réseaux de failles verticales se recoupant et jouant « en ciseaux ». Le jeu de ces failles soulève l'angle sud-ouest de la chaîne ;
- – un plissement de type jurassien déversé vers le sud affecte aussi bien le substratum mésozoïque que la couverture de brèches. Les failles, tranchant cet ensemble, sont postérieures à ce plissement ;
- – les failles de direction est–ouest et la série renversée s'amortissent rapidement vers l'est en pénétrant dans le massif mésozoïque.
Ainsi, Sainte-Victoire nous apparaît comme une immense touche de piano gauchie, dont la surface est inclinée vers le nord-est. Touche relevée au-dessus du Cengle, au sud, et des coteaux d'Aix et des collines de la Trévaresse, à l'ouest. La partie la plus basse de cette touche, limitée par l'axe de rotation de l'ensemble, devrait se trouver à quelques kilomètres à l'est de la Croix de Provence, là où les brèches disparaissent.
Si Sainte-Victoire comporte des plis déversés au sud, postérieurs ou contemporains du dépôt de la brèche, imputables peut-être aux contrecoups lointains des mouvements alpins stricto sensu de l'arc des Alpes occidentales, la tectonique de la région, polyphasée comme dans l'ensemble de basse Provence, est caractérisée par d'importants mouvements tangentiels dirigés vers le nord, comme l'a récemment rappelé l'un de nous [1], et non vers le sud.
Enfin, il n'est pas impossible que les failles de Sainte-Victoire, tant celles de direction est–ouest que celles de direction nord-sud, soient la conséquence de mouvements profonds et aient une signification qui dépasse le plan strictement local.1
1 (Note ajoutée en cours de publication.) Au dernier paragraphe du chapitre d'introduction, nous avons indiqué que la fraîcheur du modelé de la montagne nous faisait penser que son mouvement d'érection n'était peut-être pas encore terminé. Selon une étude fondée sur l'interférométrie radar de précision (réflecteurs permanents) par satellite, effectuée durant la période 1993–2003 par la société ME2i (http://www.me2i.com), l'extrémité occidentale de Sainte-Victoire a été, durant cette période, en surrection de plus de 7 mm/an. Notre intuition, comme celle de Billery [4] semble donc se confirmer et les altitudes du Vindobonien, décalées de 700 m de part et d'autre des failles nord–sud, seraient ainsi expliquées.