Abridged English version
The history of the investigation of lead in Greenland and Antarctic snow and ice is rather unique because it associates a famous metal that has heavily polluted the atmosphere of our planet since Roman times [50–52] and a famous scientist from Caltech, Clair Patterson [11,31,58,61] (Fig. 1), who was the first to successfully tackle the difficult problem of getting fully reliable data for lead in polar snow and ice [48].
Lead concentrations in polar snow and ice are so incredibly low that reliable data can be obtained only if sophisticated procedures are used in order to make sure that the samples get rid of any contamination. If ultra-clean shallow snow samples can be obtained from the walls of clean hand dug pits [8,64,65,82] (Figs. 2 and 3), deep ice can only be obtained as cores whose outside is highly contaminated by lead during drilling operations, especially when a drilling fluid is used [21,22,40,41]. Fortunately, efficient decontamination procedures have been developed to get the uncontaminated inner part of these cores [25] (Figs. 5 and 6).
Accurate lead determinations can be performed only inside special clean laboratories [17,47,60,77] (Fig. 7), using ultrasensitive analytical techniques such as Isotope Dilution Thermal Ionisation Mass Spectrometry [20–22,27,77] (Fig. 8), Laser Excited Atomic Fluorescence Spectrometry [2,15,23] (Figs. 9 and 10), and Inductively Coupled Plasma Sector Field Mass Spectrometry [3,6,64]. Analytical procedures have also been developed for the determination of lead isotopes [27,66,77] and organolead compounds [1,36,42].
Amongst the most interesting results obtained so far is the evidence of an early pollution of the Northern Hemisphere for lead two millennia ago during Greco–Roman times, long before the Industrial Revolution [38,70]. It was documented by analysing various sections of the 3028-m GRIP ice core drilled at Summit, in central Greenland [38,70] (Fig. 11). It is the oldest large-scale pollution of the atmosphere of the Northern Hemisphere. Isotope systematics (Fig. 12) indicate that a large fraction of pollutant lead found in Greenland ice between 366 BC and AD 36 originated from Southern Spain, with a Rio Tinto-type signature [70] (Fig. 13).
At the time of the Industrial Revolution, lead concentrations in Greenland snow were already ∼20 times higher than natural values [26,46,48] (Fig. 14). They reached a maximum at the end of the 1960s (Fig. 14), with concentration values ∼200 times higher than natural values, with the bulk of the increase after the 1930s been linked with the massive use of lead additives in gasoline [54,56,75,80]. Finally, they markedly declined during the recent decades [24] as a consequence of the fall in the use of lead additives [54,56,75,80].
In Antarctica, lead pollution was already significant as early as the 1880s, as evidenced by recent parallel studies (Figs. 17, 18) performed on the Atlantic side (Coats Land) [65,82] and the Australian side (Law Dome) [78] of the continent, with a conspicuous dip in the 206Pb/207Pb ratio down to 1.10 in the 1890s [65,78]. This early pollution could originate both from rather local sources such as whaling and sealing activities, or more distant sources such as the important traffic of coal-powered ships that crossed the Cape Horn and non-ferrous metal production and coal combustion in South America, South Africa and Australia [65,78,82]. It then declined in the 1930–1940s as a consequence of the opening of the Panama Canal, the great economic depression and World War II (Figs. 17 and 18), before increasing until the 1980s in parallel with the rise in the use of leaded gasoline [65,82]. It then declined during the most recent years with the phasing out of lead additives.
Other investigations were devoted to the assessment of past natural variations in lead concentrations in ice dated from the last climatic cycles [21,22,40,41]. The longest time series presently available [41] was obtained from the analysis of various sections of the 3626-m Vostok ice core which covers the past 420 000 years [63]. Lead concentrations were highly variable during the past 240 000 years, with high concentrations during the coldest climatic stages and very low concentrations during interglacial periods [41] (Fig. 19). Such pronounced changes were also observed in Greenland ice during the last 150 000 years [40]. They are mainly due to changes in rock and soil dust inputs in parallel with the changing climate [9].
1 Introduction
L'histoire de l'étude du plomb dans les archives atmosphériques que constituent les neiges et glaces polaires [18] présente un intérêt tout particulier de par la conjonction de deux facteurs.
Tout d'abord, le métal considéré : la pollution de l'atmosphère de notre planète par le plomb est en effet unique à la fois par son ancienneté (elle était déjà très marquée il y a deux mille ans à l'apogée de l'Empire romain [38,50,51]), son amplitude (aux beaux jours du plomb essence, les émissions anthropiques de plomb vers l'atmosphère atteignaient prés de 400 000 tonnes par an [54,56,57], ce qui représentait environ 40 fois les émissions naturelles) et son extension géographique (cette pollution se retrouve même en Antarctique, au fin fond de l'hémisphère sud [65,78,82]).
Ensuite, le rôle essentiel joué par un chercheur hors du commun, Clair Patterson (Fig. 1), du California Institute of Technology (Caltech) de Pasadena, hélas prématurément disparu il y a quelques années [11,31]. Déjà célèbre au milieu des années 1950 pour avoir été le premier à déterminer l'âge du système solaire avec exactitude et précision [58,61], Clair Patterson a ensuite joué un rôle déterminant dans l'étude du plomb et des autres métaux lourds dans les neiges et glaces polaires, en étant le premier à comprendre qu'il était indispensable d'avoir recours à des méthodes de prélèvement et d'analyse ultra-propres originales, si l'on voulait obtenir des données totalement fiables [48,49,60].
Dans cet article, nous évoquerons tout d'abord les grandes difficultés auxquelles le chercheur doit faire face pour obtenir des données fiables sur le plomb dans les neiges et glaces polaires. Nous passerons ensuite en revue quelques-uns des résultats les plus significatifs actuellement disponibles pour l'Antarctique et le Groenland.
2 Obtenir des échantillons non contaminés pour l'analyse du plomb
2.1 L'eau naturelle la plus pure de notre planète
Clair Patterson a été le premier à prendre pleinement conscience de l'extraordinaire pureté des neiges et glaces polaires pour le plomb (et pour les autres métaux lourds comme le cadmium, le mercure…). Pour donner un exemple, la concentration du plomb dans la glace de l'Antarctique datant du milieu de l'Holocène est de l'ordre de 0,4 pg g−1 (1 pg=10−12 g) [21]. Ceci équivaut à 0,1 mg de plomb dans 1000 tonnes de glace. Il s'agit là de concentrations comparables à celles que l'on observe dans l'eau de très haute pureté fabriquée dans les meilleurs laboratoires [17,33].
L'écueil principal que l'on rencontre, lorsque l'on souhaite analyser un matériau aussi extraordinairement pur, est la contamination. C'est là un problème redoutable, qui n'a pu être totalement maı̂trisé que par une poignée de chercheurs, passés pour la plupart par l'école très exigeante du laboratoire de Clair Patterson.
2.2 Méthodes ultra-propres de prélèvement de la neige de faible profondeur
Il est possible d'obtenir des échantillons non contaminés de neige de surface ou de faible profondeur si des méthodes adaptées sont mises en œuvre (faible profondeur signifie ici une à quelques dizaines de mètres). Il convient tout d'abord de choisir un site de prélèvement aussi éloigné que possible de toute activité humaine actuelle ou passée, susceptible d'avoir contaminé la neige. C'est ainsi que le site choisi par Eric Wolff et ses collègues du British Antarctic Survey pour leurs prélèvements en Terre de Coats en Antarctique était situé à 200 km de la base scientifique la plus proche (station Halley) et à 30 km du trajet des raids antérieurs [64,65,82]. Les deux chercheurs chargés des prélèvements y avaient été déposés par un avion léger et s'étaient imposé des règles très strictes pour ne pas contaminer le site pendant leur séjour [64].
Les prélèvements sont effectués à partir des parois de puits ou de galeries inclinées creusés manuellement par des opérateurs revêtus de combinaisons de salle blanche, à l'aide d'outils préalablement décontaminés. À titre d'exemple, le puits (Fig. 2) creusé par Eric Wolff et ses collègues en Terre de Coats avait une profondeur de 8,3 m, ce qui correspondait à 70 années d'accumulation de neige [64,65,82].
Les échantillons sont prélevés à partir de l'une des parois, préalablement décapée à l'aide d'outils ultra-propres, soit sous forme de blocs de neige de grande taille (typiquement de l'ordre de 35×35×35 cm), découpés à l'aide d'outils ultra-propres [64,82], soit sous forme d'échantillons de plus petites tailles, obtenus en enfonçant horizontalement dans la paroi des tubes en polyéthylène ou en téflon ultra-propres (Fig. 3) [8].
Les profondeurs que l'on peut atteindre de cette manière restent bien entendu limitées, de l'ordre d'une dizaine de mètres (ce qui correspond typiquement à environ 100 ans d'accumulation de neige dans les régions centrales de l'Antarctique et à 20 ans dans les régions centrales du Groenland). Des profondeurs plus importantes ont cependant été obtenues dans des cas exceptionnels : c'est ainsi que Clair Patterson et ses collègues ont creusé, près de la Station New Byrd en Antarctique une galerie inclinée dont le fond était à 44 m sous la surface [48]. Il fallait cependant toute la démesure de Clair Patterson pour imaginer et réaliser de tels prélèvements !
Une autre approche a également été tentée, avec un succès relatif, pour le prélèvement de ces neiges de faible profondeur. Elle consiste à utiliser des carottiers mécaniques manuels spéciaux entièrement construits en matière plastique (polycarbonate) (Fig. 4), auxquels on a fait subir des nettoyages poussés en salle blanche avant leur utilisation [20,24,34]. Les échantillons sont alors obtenus sous forme de carottes. L'expérience a cependant montré que même si ces carottes étaient infiniment plus propres que celles obtenues avec les carottiers métalliques traditionnels, les carottes obtenues étaient cependant encore légèrement contaminées sur leurs parties externes, ce qui obligeait à les décontaminer (voir Section 2.3) avant analyse.
2.3 Carottages de moyenne et de grande profondeur
Au-delà de quelques dizaines de mètres, les échantillons destinés à l'analyse du plomb et des autres métaux lourds ne peuvent être obtenus qu'à l'aide de carottiers électromécaniques ou thermiques. Ils opèrent, soit dans des trous de forage « secs » (profondeurs allant jusqu'à quelques centaines de mètres), soit dans des trous remplis de liquides destinés à contrebalancer l'énorme pression exercée par la glace (grandes profondeurs allant jusqu'à plusieurs kilomètres).
Les carottes ainsi obtenues sont malheureusement fortement contaminées en plomb sur leurs parties externes. Cette contamination provient du carottier lui-même (notamment du câble), et, lorsqu'un liquide est utilisé, du liquide (en général un mélange de kérosène et de fréon ou substitut de fréon). Elle peut être considérable. À titre d'exemple, la concentration de plomb dans la partie la plus externe de sections de la carotte de 2083 m de Vostok en Antarctique (obtenue par carottage thermique dans un trou rempli d'un mélange de kérosène et de fréon [44]) atteignait 30 000 pg g−1, c'est-à-dire une concentration supérieure de cinq ordres de grandeur à celle naturellement présente dans la glace [22].
C'est Clair Patterson qui fut le premier [49] à imaginer et à mettre en œuvre des méthodes sophistiquées permettant de « décontaminer » de telles carottes et de les rendre ainsi utilisables pour l'étude des variations naturelles passées du plomb dans les glaces polaires au cours des derniers cycles climatiques [21,22,40,41].
Ces méthodes consistent à découper des couches annulaires de glace successives en partant de l'extérieur de la carotte (diamètre de l'ordre de 10 cm) jusque vers l'intérieur, en limitant au maximum le transfert de la contamination extérieure vers le cœur de la carotte. La carotte est maintenue dans un dispositif en polyéthylène qui la tient à ses deux extrémités (Fig. 5), à l'intérieur d'une enceinte à air laminaire ultra-filtré placée dans une chambre froide [25]. Les couches successives (jusqu'à six) sont découpées par des opérateurs portant des vêtements de salle blanche et utilisant des outils spéciaux ayant subi des nettoyages très poussés [17,25]. Le cœur de la carotte obtenu à l'issue du découpage a un diamètre de l'ordre de 3 cm.
Un point crucial consiste à s'assurer que le cœur de la carotte obtenu à l'issue de l'opération est bien indemne de toute contamination. Pour cela, on analyse séparément chaque couche annulaire, ainsi que le cœur lui-même. Deux cas peuvent se présenter (Fig. 6). Dans le premier, on observe une décroissance des concentrations en fonction du rayon dans les premières couches, suivie d'une stabilisation (« plateau ») dans l'intérieur de la carotte (voir Fig. 6(a)). Cette stabilisation montre que la contamination externe n'a pas atteint les parties centrales de la carotte : la concentration de plomb mesurée dans ces parties centrales représente donc la concentration qui était réellement présente dans la glace. Dans certains cas cependant, on observe une décroissance continue des concentrations de l'extérieur jusqu'au centre de la carotte (voir Fig. 6(b)). Ceci indique que la contamination extérieure a pénétré jusqu'au centre de la carotte. La concentration de plomb mesurée dans le centre de la carotte ne représentera alors qu'une limite supérieure de la concentration qu'il y avait réellement dans la glace.
3 Analyse ultra-sensible en salle blanche
3.1 Laboratoires propres spéciaux pour l'analyse du plomb et des autres métaux lourds
Étant donné les concentrations extraordinairement faibles à mesurer, il serait illusoire de vouloir réaliser les analyses à l'intérieur d'un laboratoire classique. L'air y est en effet beaucoup trop sale, et les techniques analytiques sont souvent inadaptées à ce type de concentrations. On ne peut espérer réaliser des analyses fiables que si l'on a recours à des laboratoires propres spéciaux [17,27,47,77], construits sur le modèle de celui conçu par Clair Patterson au Caltech dès le milieu des années 1960 [60]. Proches des salles blanches largement utilisées en microélectronique, ces laboratoires sont alimentés en air ultrafiltré, et les chercheurs n'y pénètrent que revêtus de vêtements non émissifs de poussières. La réalisation de ces laboratoires fait par ailleurs largement appel aux matières plastiques comme le polyéthylène ou le téflon, notamment pour les plans de travail. À titre d'illustration, la Fig. 7 montre une vue d'ensemble du laboratoire propre construit au laboratoire de glaciologie et géophysique de l'environnement de Grenoble pour nos programmes d'étude du plomb et de divers autres métaux lourds dans les neiges et glaces polaires.
Mais ceci n'est pas suffisant. Il convient aussi d'adapter chaque étape du processus analytique aux très faibles concentrations à mesurer, avec pour objectif de diminuer au maximum la contamination (« blanc ») apportée à chacune de ces étapes. Cela passe par exemple par le recours systématique au polyéthylène basse densité et au téflon FEP (fluoroéthylènepropylène) ou PFA (perfluoroalkoxy) pour les containers destinés à être en contact avec les échantillons [17,27,77].
Il faut, de plus, être capable de réaliser des nettoyages très poussés de ces containers et plus généralement de tout le matériel utilisé (notamment celui utilisé pour les prélèvements sur le terrain et les décontaminations de carottes profondes en laboratoire), et pour cela disposer notamment d'eau et d'acides de très haute pureté en métaux. À titre d'exemple, la concentration du plomb dans l'eau de très haute pureté produite au département de physique appliquée de la Curtin University of Technology (CUT) de Perth est maintenant de l'ordre de 0,006 pg g−1 [77]. Pour l'acide nitrique produit par double distillation selon la méthode mise au point au National Institute for Science and Technology (NIST) de Gaithersburg [62], la concentration de plomb est de l'ordre de 0,4 à 2 pg g−1 [27].
Le nettoyage est réalisé par immersion des objets à nettoyer dans une série de bains chauffés d'acide nitrique de concentration décroissante et de pureté croissante, le dernier étant constitué d'acide nitrique de haute pureté dilué à 0,1 % dans de l'eau de très haute pureté [17,77]. Le processus total prend plusieurs semaines. Une fois nettoyés, les objets sont ensuite conservés dans le dernier bain jusqu'à usage, pendant des mois dans certains cas, pour encore améliorer la qualité du nettoyage.
3.2 Techniques analytiques ultra-sensibles
Historiquement, les premières données fiables sur le plomb dans les neiges et glaces polaires ont été obtenues par Dilution Isotopique avec Spectrométrie de Masse à Ionisation Thermique (TIMS : Thermal Ionization Mass Spectrometry) [20,48,49] (Fig. 8). Dans ses versions les plus récentes, cette méthode permet de mesurer des concentrations de plomb de l'ordre de 0,1 pg g−1 dans des échantillons de quelques millilitres [27,77].
D'autres méthodes analytiques ultra-sensibles ont également été utilisées avec succès. Il s'agit notamment de la spectrométrie de fluorescence atomique laser (LEAFS–ETA : Laser-Excited Atomic Fluorescence Spectrometry with Electro Thermal Atomization) [2,15,23], et de la Spectrométrie de masse avec Plasma Induit (ICP–SFMS : Inductively Coupled Plasma Sector Field Mass Spectrometry) [3,6,64].
Il s'agit là de méthodes particulièrement sensibles pour le plomb. C'est ainsi que la spectrométrie de fluorescence atomique laser (Figs. 9 et 10) permet de mesurer des concentrations de plomb de 0,1 pg g−1 sur des échantillons de quelques dizaines de microlitres seulement [2,15].
Il est particulièrement intéressant de déterminer la composition isotopique du plomb contenu dans les neiges et glaces polaires (abondance relative des isotopes 204, 206, 207 et 208) [65–70,78]. Elle aide en effet à identifier l'origine géographique du plomb trouvé dans les neiges et glaces, par comparaison avec la « signature isotopique » des différentes zones sources [12–14]. Cette composition isotopique peut maintenant être déterminée par spectrométrie de masse à ionisation thermique (TIMS) sur des échantillons ne contenant que quelques picogrammes de plomb [27,66,77]. De plus, il est possible de mesurer simultanément la concentration du plomb et sa composition isotopique grâce à l'utilisation de traceurs enrichis en plomb 205 pour la mesure de concentration par dilution isotopique [27,77].
Au cours des soixante-dix dernières années, une partie importante du plomb émis par l'homme l'a été sous forme de composés organo-plombés ajoutés à l'essence pour en augmenter l'indice d'octane [54,56,75,80]. D'importants efforts ont donc été consacrés au développement de techniques analytiques capables de mesurer directement ces composés organiques (alkyl plomb) dans les neiges et glaces polaires. Les méthodes mises au point au département de chimie de l'université d'Anvers, en Belgique, permettent de déterminer les composés di- et tri-éthyl et di- et tri-méthyl jusqu'à des niveaux de concentration incroyablement bas de 0,01 pg g−1 (10 fg g−1 ; 1 fg=10−15 g) [1,36,42,43].
4 Les glaces du Groenland témoins d'une pollution très ancienne de l'atmosphère de l'hémisphère nord en plomb à l'apogée de l'Empire romain
Après avoir ainsi passé rapidement en revue les aspects expérimentaux de l'étude du plomb dans les neiges et glaces polaires, nous allons maintenant présenter quelques résultats parmi les plus marquants obtenus. Et pour commencer, nous parlerons tout d'abord de la mise en évidence, dans les glaces du Groenland, d'une pollution très ancienne de l'atmosphère de l'hémisphère nord en plomb il y a plus de deux mille ans, bien avant la révolution industrielle [38,70].
4.1 Variations des concentrations du plomb dans les glaces du Groenland central de 5000 ans avant Jésus-Christ à la Renaissance
Dans cette étude, Sungmin Hong et ses collègues [38] ont mesuré le plomb dans un certain nombre de sections de la carotte de glace de 3028,8 m obtenue au centre du Groenland à Summit (72°34′ N, 37°37′ W, 3238 m d'altitude), dans le cadre du programme européen GRIP (Greenland Ice-Core Project) [29]. La plus ancienne de ces sections était datée de 7760 ans avant nos jours, alors que la plus récente était datée d'il y a 480 ans. Les résultats sont montrés sur la Fig. 11(b).
Il y a 7760 ans, la concentration du plomb dans la glace de Summit était de l'ordre de 0,5 pg g−1. A cette époque, ce plomb était entièrement naturel, et provenait de sources comme les poussières de roches et de sols et les volcans [53]. Il en était de même il y a 3000 ans, avec une concentration toujours proche de 0,5 pg g−1 (Fig. 11(b)).
On observe ensuite une augmentation des concentrations à partir de 500 ans environ avant Jésus-Christ (Fig. 11(b)), et les concentrations restent supérieures au niveau naturel pendant plus de huit siècles, avec des valeurs atteignant 3 pg g−1, c'est-à-dire six fois le niveau naturel, au moment de l'apogée de l'Empire romain. Les concentrations sont ensuite de retour au niveau naturel vers 500 ans après Jésus-Christ, avant d'augmenter à nouveau au Moyen Age, Fig. 11(b).
Les concentrations élevées observées pendant l'Antiquité gréco–romaine ne sont pas liées à des changements d'apports naturels, comme le montrent les variations du rapport isotopique 206Pb/207Pb observées dans la glace [70]. Elles sont la conséquence d'une pollution à grande échelle de l'atmosphère de l'hémisphère nord en plomb il y a deux millénaires, bien avant la Révolution Industrielle. Cette pollution était liée aux activités de production de plomb et d'argent par la Grèce puis la Rome antiques, et les glaces du Groenland montrent qu'elle était suffisamment intense pour être détectée dans l'Arctique à une altitude de plus de 3000 m, loin du Bassin méditerranéen. Il s'agit de la pollution à grande échelle la plus ancienne jamais mise en évidence.
Le lecteur intéressé trouvera une synthèse passionnante de nos connaissances sur l'histoire du plomb dans l'Antiquité dans le livre Lead and lead poisoning in Antiquity, publié par Jérome Nriagu [50], ainsi que dans un article qui en est issu [51]. Il pourra également lire les nombreux articles traitant du lien possible entre le plomb, d'une part, et la chute de l'Empire romain, d'autre part (voir, par exemple, les références [32,52]). Enfin, il pourra lire avec intérêt un ouvrage comme An History of Metallurgy de Ronald Tylecote [76] sur le rôle fondamental que les métaux ont joué dans le développement et le déclin des civilisations (voir également les références [28,30]).
Il est intéressant de mettre en parallèle les variations du plomb dans la glace du Groenland et celles de la production de plomb pendant la même période. C'est ce qui est montré dans la Fig. 11, où nous avons fait figurer les variations de la production mondiale de plomb au cours des cinq derniers millénaires [74], c'est-à-dire depuis la découverte de la coupellation de l'argent (Fig. 11(a)). Le maximum de concentration dans la glace correspond bien au maximum de production (Fig. 11). Il est d'ailleurs important de noter que la production mondiale de plomb était alors dominée par le monde gréco-romain, la production étant faible dans les autres parties du monde, comme l'Asie.
On estime que la production de plomb a atteint près de 80 000 tonnes par an à l'apogée de l'Empire romain [74]. Les opérations de production de plomb étaient très polluantes. C'est ainsi que les rejets vers l'atmosphère devaient représenter environ 5 % des quantités produites, ce qui correspondrait à 4000 tonnes par an à l'apogée de l'Empire. Si cette valeur est très inférieure aux émissions qui seront observées ultérieurement aux beaux jours du plomb essence [54,56], elle est en revanche comparable aux émissions naturelles de plomb. Il n'est donc pas étonnant que l'on observe un effet dans les archives glaciaires du Groenland.
4.2 Variations de la composition isotopique du plomb dans les glaces du Groenland pendant l'Antiquité gréco–romaine
Le Sud de l'Espagne était l'une des principales zones productrices de métaux comme le plomb et l'argent pendant l'Antiquité, notamment grâce aux célèbres mines du Rio Tinto dans la province de Huelva à l'est et aux mines de la province de Carthagène à l'ouest [59,72]. D'autres régions minières importantes étaient la Grèce (avec en particulier les célèbres mines du Laurion d'où furent extraites 1800 tonnes d'argent et 600 000 tonnes de plomb entre 600 ans avant Jésus-Christ et 100 ans après Jésus-Christ [59], et dans une moindre mesure la Grande Bretagne, la Gaule, l'Italie, la Sardaigne, les Carpates et les Balkans [50,51]).
Est-il possible de déterminer de laquelle (ou desquelles) de ces zones minières provenait le plomb anthropique trouvé dans la glace du Groenland pendant l'Antiquité gréco–romaine ? C'est ce qui a été fait par Kevin Rosman et ses collègues, dans une étude publiée en 1997 [70]. Ils ont déterminé la composition isotopique du plomb trouvé dans la glace, puis l'ont comparée à la « signature isotopique » du plomb des différentes mines exploitées durant l'Antiquité [70].
Cette démarche est illustrée sur la Fig. 12. Elle représente les rapports isotopiques 206Pb/207Pb et 208Pb/207Pb pour, d'une part, les échantillons de glace de Summit et, d'autre part, le minerai des différentes zones minières de l'Antiquité. Une interprétation détaillée de ce diagramme est donnée dans la référence [70]. Elle permet de confirmer que l'essentiel du plomb trouvé dans la glace du Groenland provenait du Sud de l'Espagne. De plus, il est possible de déterminer qu'elle est l'importance relative des apports provenant du Sud–Ouest de l'Espagne, d'une part, et du Sud–Est de l'Espagne, d'autre part. Les calculs montrent qu'en moyenne 70 % du plomb anthropique trouvé dans la glace entre 366 ans avant Jésus-Christ et 36 ans après Jésus-Christ provenait du Sud–Ouest de l'Espagne (mines du Rio Tinto) (Fig. 13). Tout ceci confirme la grande importance que revêtaient ces zones minières pour les Carthaginois (qui contrôlèrent le Sud de l'Espagne jusqu'en 205 avant Jésus-Christ), puis les Romains.
5 Évolution du plomb dans les neiges du Groenland et de l'Antarctique au cours des derniers siècles
5.1 Le plomb dans les neiges du Groenland de la Révolution Industrielle à nos jours
Ce sont Masayo Murozumi, Tsaihwa Chow et Clair Patterson qui ont obtenu les premières données fiables sur l'évolution des concentrations du plomb dans les neiges du Groenland au cours des derniers siècles, dans un célèbre article de près de cinquante pages publié à la fin des années 1960 [48]. Cet article était très en avance sur son temps, aucune autre équipe n'étant alors en mesure de réaliser une telle étude reposant sur des techniques de prélèvement et d'analyse hors du commun.
La courbe originale de Murozumi, Chow et Patterson est représentée sur la Fig. 14. Bien que ne reposant que sur un nombre très limité de points expérimentaux, elle a mis pour la première fois spectaculairement en évidence la très forte augmentation des concentrations de plomb dans les neiges du Nord–Ouest du Groenland de 1753 (de l'ordre de 10 pg g−1) à 1965 (de l'ordre de 240 pg g−1), soit une augmentation d'un facteur 25 environ. Par ailleurs, ces auteurs avaient analysé un échantillon de glace vieille de 2800 ans environ prélevé de manière très astucieuse à partir d'un tunnel creusé dans la glace à Camp Tuto à proximité de la base militaire américaine de Thulé, toujours au Nord–Ouest du Groenland. La concentration de plomb trouvée dans cette glace étant inférieure à 1 pg g−1 [48], cela voulait dire que les concentrations mesurées dans la neige du milieu des années 1960 étaient 200 fois supérieures aux concentrations naturelles !
Ces résultats eurent un énorme retentissement [11,31] : ils montraient, pour la première fois, que l'homme était responsable d'une pollution massive de l'atmosphère de l'hémisphère nord en plomb. Ils furent à la base des efforts considérables [11,31] déployés par Clair Patterson pour obtenir l'interdiction des additifs au plomb dans l'essence [54,56], additifs à l'origine de la montée très rapide des concentrations de plomb dans les neiges du Groenland à partir des années 1930 (Fig. 14).
Il fallut attendre plus de vingt ans pour que l'équipe du Laboratoire de Glaciologie et Géophysique de l'Environnement de Grenoble soit la première à être en mesure de dupliquer [26] cette fameuse courbe de Murozumi, Chow et Patterson, en la complétant par ailleurs pour la période post-1965 [24]. La courbe obtenue grâce à l'analyse de nombreuses sections de deux carottes prélevées à Summit au centre du Groenland [26] est représentée sur la Fig. 14. Elle confirme que la concentration de plomb était de l'ordre de 10 pg g−1 au XVIIIe siècle, et a atteint environ 100 pg g−1 dans les années 1960, c'est-à-dire environ 200 fois les concentrations – 0,5 pg g−1 – observées dans la glace de l'Holocène avant la pollution de l'époque gréco–romaine [38]. Par ailleurs, elle montre une forte décroissance des concentrations à partir de la fin des années 1970 (Fig. 14). Enfin, elle suggère qu'il y a eu un minimum de concentrations dans les années 1920–1930, minimum confirmé par les données très détaillées obtenues tout récemment par McConnell et ses collègues à ce même site de Summit [46].
Si l'on combine ces données avec celles de l'époque gréco–romaine discutées précédemment, on constate que l'histoire du plomb dans les neiges et glaces du Groenland au cours des derniers millénaires est caractérisée par une succession de maxima et de minima. Trois maxima sont observés : le premier à l'apogée de l'Empire romain, le deuxième à la fin du XIXe – début du XXe siècles, et le troisième dans les années 1960–1970. Trois minima prennent place vers les IIIe–Ve siècles après Jésus-Christ, dans les années 1920–1930, et de nos jours.
Quelles sont les activités humaines à l'origine de cette formidable pollution de l'atmosphère de l'hémisphère nord mise en évidence dans les neiges et glaces du Groenland ? Jusqu'aux années 1920, il s'agissait essentiellement de la production des métaux non ferreux, de la sidérurgie, et de la combustion du charbon et du bois [55,57]. À partir des années 1930, s'y ajoute l'utilisation massive des additifs organo-plombés dans l'essence [54,56].
La découverte des propriétés antidétonantes de ces composés date de décembre 1921, et la première vente d'essence plombée eut lieu en février 1923 [54,56]. La production à grande échelle démarra dans les années 1930, et connut ensuite une formidable croissance jusqu'au début des années 1970 aux États-Unis et à la fin des années 1970 en Europe [54,56,80]. Elle décrut ensuite rapidement jusqu'à nos jours, avec une diminution des concentrations de plomb dans l'essence plombée et la montée en puissance de l'essence non plombée (appelée souvent abusivement « essence sans plomb »).
Le rôle de ces additifs dans l'augmentation puis la diminution du plomb dans la neige du Groenland des années 1930 à nos jours (Fig. 14) a été clairement confirmé par la mesure directe des organoplombs dans la neige [43]. Ces composés n'existant pas naturellement dans l'environnement, ils constituent, en effet, des traceurs de la pollution par les additifs au plomb. Les résultats montrent que si ces composés sont absents de la neige et de la glace datant d'avant les années 1920, ils sont en revanche effectivement présents dans la neige déposée à partir des années 1930 (Fig. 15) [43].
Enfin, l'étude de la composition isotopique du plomb déposé dans la neige de Summit a permis de déterminer quelles étaient les contributions respectives des États-Unis et de l'Europe [67,69]. À titre d'illustration, la Fig. 16 montre les variations du rapport 206Pb/207Pb dans la neige de la fin des années 1960 à la fin des années 1980, ainsi que l'évolution de la « signature isotopique » des émissions américaines et européennes pendant ces mêmes années. Des calculs simples permettent d'en déduire que les États-Unis étaient à l'origine des deux tiers du plomb présent dans la neige du Groenland au début des années 1970, alors qu'à la fin des années 1980, c'était la contribution européenne qui était devenue prépondérante par suite de la diminution rapide de l'utilisation du plomb dans l'essence aux États-Unis [67,69].
5.2 Le plomb dans les neiges de l'Antarctique des années 1830 à nos jours
L'obtention de profils de variation du plomb dans les neiges antarctiques au cours des derniers siècles est une entreprise difficile, les concentrations y étant beaucoup plus faibles qu'au Groenland. C'est la raison pour laquelle toutes les tentatives effectuées avant 1994 se sont révélées largement infructueuses, notamment par suite de problèmes de contamination et/ou de manque de sensibilité analytique [16,17,19,20,34,48].
Ce n'est que récemment que les premiers profils fiables et détaillés ont été publiés [65,78,82]. Ils ont été réalisés dans deux sites diamétralement opposés de l'Antarctique : la Terre de Coats, dans le secteur qui fait face à l'océan Atlantique sud [65,82], et le Law Dome en Terre de Wilkes, dans le secteur qui fait face à l'Australie [78].
La Fig. 17(a) montre les variations du plomb des années 1830 aux années 1990 observées au site (77°34′ S, 25°22′ W) situé sur la Terre de Coats [65]. Par commodité, les concentrations de plomb sont ici exprimées sous la forme de facteur d'enrichissement (« EF ») par rapport à la composition de la croûte terrestre moyenne [81], suivant la relation : EFc(Pb) = [Pb/Ba]neige/[Pb/Ba]croûte moyenne.
Le profil (Fig. 17(a)) montre tout d'abord des valeurs de EFc(Pb) proches de l'unité, des années 1830 à la fin des années 1880, avec des concentrations de plomb (moyenne : 0,4 pg g−1) similaires à celles observées dans la glace antarctique vieille de plusieurs milliers d'années [21]. Ceci montre que le plomb déposé dans la neige de la Terre de Coats était alors encore essentiellement naturel, et provenait de sources comme les poussières de roches et de sols et les émissions volcaniques, même si l'on ne peut pas exclure la présence d'un faible apport anthropique lié, par exemple, aux activités minières et à l'utilisation du charbon en Amérique du Sud à cette époque.
Des valeurs plus élevées de EFc(Pb) sont ensuite observées de la fin des années 1880 au milieu des années 1920, avec deux maxima successifs, le premier au début des années 1900, le second au cours des années 1920 (Fig. 17(a)) [65]. Pendant ces trente ans, la concentration moyenne de plomb était de 2,8 pg g−1 [65], c'est-à-dire environ six fois la concentration (0,4 pg g−1) observée dans la neige d'avant 1890. Ceci indique que l'Antarctique était déjà pollué par le plomb il y a un siècle, avant la conquête du pôle Sud par les équipes d'Amundsen et de Scott. Dès cette époque, la pollution de l'atmosphère en plomb était donc répandue sur l'ensemble du globe, atteignant même les régions les plus éloignées de l'hémisphère sud.
Le profil de variation du rapport 206Pb/207Pb pendant ces trente ans [65] ne manque pas de surprendre, Fig. 17(b). Pendant le premier maximum (début des années 1900), on note en effet une diminution remarquable du rapport 206Pb/207Pb jusqu'à des valeurs de l'ordre de 1,10, alors que des valeurs beaucoup plus élevées de ce rapport (de l'ordre de 1,16) sont observées pendant le maximum des années 1920. Ceci invite à penser à des apports anthropiques différents pour ces deux maxima.
Le lecteur se reportera à l'article de Planchon et al. [65] pour une discussion détaillée des différentes contributions anthropiques possibles. Il pourrait tout d'abord s'agir d'apports régionaux liés à l'utilisation du charbon dans les stations baleinières et à bord des navires baleiniers alors déjà très actifs en Antarctique, notamment le long de la péninsule. Mais il pourrait aussi s'agir de sources plus éloignées, notamment l'important trafic de navires propulsés au charbon autour du cap Horn et les activités minières (plomb, cuivre et zinc) en Amérique du Sud, en Afrique du Sud et en Australie [65].
Les années 1930–1950 marquent le retour à des valeurs plus faibles d'EFc(Pb) (Fig. 17(a)), avec des concentrations moyennes de 1,4 pg g−1 [65]. Ceci suggère qu'il y a eu un affaiblissement des apports anthropiques pendant cette période. Parmi les causes possibles, figurent l'écroulement du trafic maritime au large du cap Horn par suite de l'ouverture du canal de Panama en 1914 et la récession économique qui en a résulté dans des pays comme l'Argentine. Par ailleurs, la crise économique des années 1930 et la seconde guerre mondiale ont provoqué une forte diminution de la consommation d'essence plombée et de la production de métaux non ferreux dans l'hémisphère sud. La consommation d'essence plombée a par exemple diminué d'un facteur 4 en Australie entre 1942 et 1945 par suite du rationnement alors imposé dans ce pays [82], et la production de plomb dans les mines péruviennes a diminué de moitié entre 1930 et 1945.
On assiste ensuite à une forte augmentation de EFc(Pb) de la fin des années 1950 jusqu'aux années 1980 (Fig. 17(a)). Les concentrations de plomb atteignent 4 pg g−1 [65], soit dix fois les concentrations observées dans les années 1830. Cette augmentation est due à l'accroissement rapide de l'utilisation d'essence plombée dans l'hémisphère sud pendant cette période, ainsi qu'à l'augmentation continue de la production de métaux non ferreux en Amérique du Sud, en Afrique du Sud et en Australie. La production de cuivre a par exemple été multipliée par quatre au Chili et au Pérou pendant cette période, et le nombre de voitures particulières était multiplié par huit en Australie et en Nouvelle-Zélande.
Enfin, les données indiquent une décroissance brutale d'EFc(Pb) au début des années 1990. Les concentrations de plomb retrouvent alors des valeurs comparables à celles des années 1940. Cette décroissance, également observée dans des sites de la Terre de Victoria [4,5] est pour une large part la conséquence de la chute de l'utilisation des additifs au plomb dans l'essence automobile dans divers pays de l'hémisphère sud, notamment au Brésil et en Australie [4,82].
Le seul autre profil fiable pour l'Antarctique est celui récemment obtenu au Law Dome (66°46′ S, 112°48′ E) en Terre de Wilkes [78], à 4000 km de la Terre de Coats. Le profil est représenté sur la Fig. 18. On constate une excellente similitude avec le profil de la Terre de Coats pour les années (1830 à 1989) communes aux deux profils, malgré la distance entre les deux sites. Ceci indique que les variations observées sont représentatives de l'ensemble de l'Antarctique. C'est ainsi que l'augmentation des concentrations de la fin des années 1880 aux années 1920, déjà observée en Terre de Coats, apparaı̂t clairement au Law Dome. Il en est de même pour le profil de variations du rapport isotopique 206Pb/207Pb, avec, par exemple, les mêmes valeurs très faibles dans les deux sites pour les années 1890.
6 Variations naturelles du plomb dans les glaces anciennes de l'Antarctique et du Groenland en fonction du climat
Après avoir évoqué l'enregistrement de la pollution en plomb de l'atmosphère de notre planète par les neiges et glaces polaires datant de l'Antiquité gréco–romaine et des derniers siècles, nous voudrions terminer cet article en évoquant rapidement les résultats très intéressants obtenus par l'analyse de glace datant d'avant toute pollution. L'objectif est alors différent : il s'agit maintenant de variations naturelles liées aux grands changements climatiques. Les informations ainsi recueillies sont précieuses pour une meilleure compréhension des apports naturels de plomb dans l'atmosphère et de leurs variations au cours des derniers cycles climatiques.
6.1 Variations naturelles du plomb dans les glaces de l'Antarctique au cours des derniers 240 000 ans
La mise au point de méthodes de décontamination des carottes profondes (voir Section 2.3) a permis de mesurer le plomb de manière fiable dans plusieurs carottes profondes de l'Antarctique : la carotte de 905 m du Dôme C (77°39′ S, 124°10′ E, 3240 m d'altitude) qui couvre les 40 000 dernières années [21] ; la carotte de 500 m du Taylor Dome (77°48′ S, 158°43′ E, 2374 m d'altitude) qui couvre les 75 000 dernières années [45] ; les carottes de 2083 m [44] et 3626 m [63] de Vostok (78°28′ S, 106°48′ E, 3488 m d'altitude), qui permettent de couvrir les 420 000 dernières années [22,23,41].
Le meilleur profil de variations actuellement disponible a été obtenu en analysant de nombreuses sections des premiers 2750 m de la carotte de 3623 m de Vostok [41]. La Fig. 19 montre les variations du plomb [41] et du deutérium [63], ainsi que les différents stades isotopiques marins [10].
Le profil du deutérium montre que ces 2750 m couvrent les deux derniers cycles climatiques, avec une succession de périodes très froides comme les stades isotopiques 2.2 (« dernier maximum glaciaire ») et 6.2, d'interglaciaires (stades isotopiques 5.5 et 7.5), et de périodes intermédiaires, comme les stades isotopiques 5.1, 5.3, 7.1 et 7.3.
Le profil du plomb montre que les concentrations de ce métal ont beaucoup varié en fonction des conditions climatiques. Des concentrations élevées (jusqu'à 40 pg g−1) sont observées pendant les périodes les plus froides (dernier maximum glaciaire, il y a environ 20 000 ans, stade isotopique 6.2 il y a environ 145 000 ans). Des concentrations très faibles, de l'ordre de 0,5 à 1 pg g−1, sont en revanche observées pendant les périodes plus chaudes, notamment au moment du dernier et de l'avant-dernier interglaciaires (stades isotopiques 5.5 et 7.5). Il faut à nouveau souligner qu'il s'agit là de variations purement naturelles (il y avait déjà des hommes à ces époques, mais ils n'étaient pas en mesure de contaminer l'Antarctique !).
Pour comprendre ces variations, il faut se rappeler que les deux principales sources naturelles de plomb atmosphérique sont l'érosion éolienne des roches et des sols (qui conduit à l'émission d'aérosols « crustaux ») et les émissions volcaniques. Ces dernières n'ont en moyenne guère varié au cours des 240 000 dernières années. En revanche, il y a eu de très fortes variations des apports en aérosols crustaux en provenance des continents de l'hémisphère sud. En simplifiant, ces apports étaient beaucoup plus importants lors des périodes climatiques très froides comme le dernier maximum glaciaire, par suite notamment d'une plus grande aridité dans des régions comme la Patagonie et de la baisse du niveau des océans, qui conduisait à l'émergence de vastes zones du plateau continental, en particulier le long de l'Amérique du Sud [9].
Il serait, bien sûr, très intéressant de connaı̂tre les variations de la composition isotopique du plomb au cours de ces cycles climatiques. De telles données ne sont malheureusement pas encore disponibles ; les seules mesures effectuées à ce jour ne concernent qu'un petit nombre d'échantillons vieux de moins de 30 000 ans [45,68].
6.2 Variations naturelles du plomb dans les glaces du Groenland au cours des derniers 150 000 ans
Les seules données actuellement disponibles proviennent de l'analyse de nombreuses sections de la carotte de 3028,8 m obtenue à Summit (72°34′ N, 37°37′ W, altitude de 3238 m) dans le cadre du programme européen GRIP [40]. La plus ancienne de ces sections était vieille de 150 000 ans environ.
On observe des variations considérables des concentrations de plomb. Les plus élevées, jusqu'à 150 pg g−1, sont mesurées dans la glace datant des périodes les plus froides, alors que les plus faibles, de l'ordre de 0,5 pg g−1, correspondent à la glace datant des périodes les plus chaudes [40].
Ce plomb naturel provenait pour l'essentiel des aérosols crustaux, aussi bien lors des périodes froides que lors des périodes chaudes [40], et les forts changements observés sont la conséquence des variations de retombées de ces aérosols sur le Groenland [35]. Ces variations étaient notamment liées à des changements dans l'étendue et la localisation des zones sub-désertiques et désertiques de l'hémisphère nord, des variations de l'étendue des plates-formes continentales émergées à la suite des variations du niveau marin, des modifications de la biosphère continentale et des changements de circulation atmosphérique [35].
Il est à noter qu'il n'existe actuellement pas de données détaillées sur les variations de la composition isotopique de ce plomb naturel présent dans les glaces anciennes du Groenland, comme c'était déjà le cas pour l'Antarctique.
7 Conclusions
En mettant un point final à cet article, nous espérons avoir convaincu le lecteur de l'apport essentiel de l'étude du plomb dans les neiges et glaces polaires à la compréhension de la pollution de l'atmosphère de notre planète par ce métal, de l'Antiquité gréco–romaine à nos jours.
Pour terminer, nous voudrions mentionner que des études très intéressantes ont également été réalisées sur les neiges et glaces prélevées dans des sites de haute altitude (c'est-à-dire sans fusion estivale significative) des Alpes (col du Dôme, près du sommet du Mont Blanc, et col Gnifetti, près du sommet du Mont Rose). Même si les périodes de temps couvertes dans ces sites sont beaucoup plus modestes que dans les sites polaires, les données obtenues ont permis de reconstituer l'histoire de la pollution en plomb en Europe au cours des derniers siècles [37,71,73].
Enfin, il est important de ne pas oublier que le plomb n'est pas le seul métal qui ait été étudié dans les neiges et glaces, loin s'en faut. Des résultats extrêmement intéressants ont par exemple été obtenus sur la montée de la pollution en platine, en palladium et en rhodium dans les neiges du Groenland au cours des dernières décennies, par suite de l'utilisation sans cesse croissante des pots d'échappement catalytiques [7], sur la pollution en cuivre dans les glaces du Groenland datant de l'époque gréco–romaine [39], ou bien encore sur les variations naturelles du mercure dans les glaces de l'Antarctique au cours des 35 000 dernières années [79].