1 Introduction
Les cyclones tropicaux, appelés aussi « ouragans » lorsqu’ils se produisent dans l’océan Atlantique Nord ou l’océan Pacifique Nord-Est ou Sud, ou « typhons » lorsqu’ils se produisent dans l’océan Pacifique Nord-Ouest, à l’ouest de la ligne de changement de date, sont parmi les phénomènes météorologiques les plus violents et les plus destructeurs. Ils sont toujours accompagnés de vents extrêmement violents, pouvant atteindre 90 ms−1, et d’intenses précipitations, jusqu’à 1,8 m en 24 h, et provoquent très souvent de très fortes marées de tempête sur le littoral. Ils peuvent ainsi produire des dégâts considérables, lorsqu’ils abordent des zones habitées et fortement peuplées : c’est ainsi qu’il a fallu dénombrer environ 138 000 morts en 1991 au Bangladesh lors du passage du cyclone Gorki (ou 02B, son nom officiel) et que, autre exemple, le cyclone Andrew a causé pour environ 30 milliards de dollars de dégâts aux infrastructures, tandis que le chiffre correspondant pour Katrina, qui a frappé la ville de la Nouvelle Orléans en 2005, a atteint 80 milliards de dollars. Au-delà de ces effets sur la vie humaine et sur l’économie, il faut souligner que les cyclones, par les destructions des populations et des habitats, animaux et végétaux, qui les accompagnent, représentent une source extrêmement importante de perturbations écologiques.
2 Quelques considérations d’ordre thermodynamique sur la genèse et le développement des cyclones
On sait de façon climatologique que les cyclones tropicaux ne peuvent naître et se développer qu’au-dessus de zones océaniques où la température de surface de l’eau (TSO) est suffisamment élevée : un seuil de 26 °C est ainsi fréquemment mentionné dans la littérature, sans qu’il ait toutefois de réelle signification physique. Les conditions de développement et d’intensification sont aussi pilotées, tant par la structure thermique verticale de l’atmosphère, que par ses mouvements (ou sa dynamique). On sait, en particulier, que la présence d’un tourbillon cyclonique est un facteur favorable pour la genèse des cyclones, tandis que l’existence d’un fort cisaillement (gradient vertical) de vent horizontal est, au contraire, un facteur inhibiteur.
Il se forme chaque année environ 70 à 80 tempêtes tropicales sur l’ensemble des zones tropicales, dont environ une dizaine sur le seul océan Atlantique tropical. Il faut noter ici qu’il s’agit là de la zone expérimentalement la mieux documentée, d’une part, à cause du nombre et de l’importance de ses zones habitées côtières et insulaires et, d’autre part, aussi du fait de l’intense navigation qui s’y déroule. La Fig. 1 montre ainsi la trajectoire des cyclones tropicaux observés au cours de la période 1979–1988, où l’on remarquera de plus l’absence de cyclone dans l’océan Atlantique Sud.
3 La possible augmentation de l’activité cyclonique
La considération du nombre de cyclones ayant affecté l’océan Atlantique tropical au cours des (seules) dix dernières années montre une progressive augmentation, avec un nombre record enregistré en 2005, où ce sont 28 tempêtes tropicales qui ont été dénombrées (on se souvient que chaque cyclone successif étant baptisé d’un prénom commençant par la lettre suivante de l’alphabet, il a fallu pour la première fois en 2005 recommencer la série alphabétique avec des lettres grecques), dont 15 avaient dépassé le stade dit d’« ouragan » (c’est-à-dire avec une vitesse de vent supérieure à 33 ms−1) et sept avaient atteint et dépassé le stade dit d’« ouragan majeur » (c’est-à-dire avec une vitesse de vent supérieure à 50 ms−1). Ces chiffres de 28, 15 et sept sont à comparer aux moyennes enregistrées pour la période d’un peu plus de 40 ans de 1965 à 2006, soit respectivement 10,9, 6,1 et 2,3. La question s’est alors immédiatement posée de savoir si ce nombre record de cyclones tropicaux ayant affecté l’océan Atlantique tropical était lié ou non à une intensification de ces phénomènes, induite par le réchauffement climatique. La considération de la série plus complète des enregistrements (Fig. 2) indique toutefois la nécessité de replacer les dix dernières années dans un cadre historique plus long, ce qui a pour effet de relativiser quelque peu l’augmentation récente, mais sans la faire toutefois totalement disparaître.
Remonter aussi loin dans le temps que le milieu du xixe siècle n’est toutefois pas sans introduire de grandes incertitudes. L’observation directe se heurte en effet au fait que, si les cyclones sont maintenant bien identifiés grâce à l’observation satellitaire, ce n’était pas le cas antérieurement aux années 1970 où seuls les cyclones directement observés depuis le sol, et donc principalement sur les continents au moment où ils abordaient ceux-ci, ont pu être dénombrés. On conçoit donc que, traitées sans précaution, les observations puissent conduire à la constatation possiblement biaisée d’une augmentation du nombre de cyclones au cours de la période récente. Il faut, de plus, interpréter toute évolution supposée à la lumière de la variabilité naturelle de l’activité cyclonique, variabilité naturelle mal documentée pour les mêmes raisons. Il est toutefois à noter que Holland et Webster [6] proposent une analyse détaillée des méthodes possibles pour corriger les biais observationnels liés à l’arrivée de l’observation satellitaire dont ils déduisent, pour ce qui les concerne, que l’augmentation récente serait un résultat robuste.
4 L’observation « indirecte » par les dommages
À côté des données d’observation plus ou moins directes mentionnées ci-dessus, il peut être fait appel à d’autres mesures, cette fois-ci de caractère plus indirect : c’est en particulier le cas des observations indirectes résultant de l’étude des dommages engendrés. Il faut pour cela définir tout d’abord un paramètre décrivant l’activité, ou plus exactement la puissance destructrice, des cyclones (Fig. 3). Emanuel [4] a ainsi proposé un indice de puissance, dit PD, proportionnel au cube de la vitesse du vent intégrée sur la zone de rayon r0 affectée par le cyclone et pendant la durée de vie τ de celui-ci, soit :
Lorsque cet indice PDI est estimé pour la période allant de 1930 à l’actuel, Emanuel trouve une augmentation récente, qui de plus est en variation concomitante avec la variation de la TSO Atlantique. Pielke Jr [12] a alors argumenté qu’une telle augmentation de cet indice devrait conduire à une augmentation des dommages. Les calculs des dommages économiques effectués par Pielke et Landsea [13], calculs faits en corrigeant ces données économiques pour tenir compte de l’inflation, de l’augmentation de la population exposée ainsi que de celle de la valeur des biens concernés, ne montrent toutefois pas de tendance à l’augmentation sur cette période.
L’étude via les dommages causés reste donc, de fait très délicate. Les corrections effectuées par Pielke et Landsea [13] concernent des facteurs qui peuvent conduire à minimiser l’activité et l’intensité des cyclones. Il faudrait aussi pouvoir prendre en compte les possibles effets de facteurs pouvant conduire à maximiser cette activité, comme par exemple les mesures préventives progressivement introduites dans les normes de construction, la réalisation d’installations protectrices, l’amélioration des prévisions pour la sauvegarde des personnes et des biens, la meilleure éducation des populations exposées…
Une première conclusion est donc que la seule considération, de nature directe ou indirecte, des évolutions passées n’est donc pas en mesure d’apporter de réponse définitive à la question d’une possible augmentation récente de l’activité cyclonique, que ce soit en nombre ou en intensité. La question de l’influence du réchauffement climatique actuel et futur sur l’activité cyclonique reste donc très ouverte sur la base de ces seuls arguments. Le recours à la simulation du climat futur à l’aide de modèles numériques avancés représente donc la seule alternative possible.
5 La simulation climatique de l’activité cyclonique
Avant d’utiliser les modèles climatiques comme outil d’extrapolation pour le futur, il est indispensable de vérifier leur aptitude à représenter le climat actuel, ici en l’occurrence leur capacité à reproduire l’activité cyclonique observée au cours de la période récente, pour laquelle sont disponibles les données d’environnement et d’observation nécessaires.
Comme cela sera détaillé plus loin, la simulation climatique directe des cyclones se heurte au problème de la résolution spatiale élevée qui serait nécessaire et qui reste malheureusement inaccessible pour de longues simulations dans l’état actuel des ressources informatiques disponibles pour les climatologues. Il est pourtant possible d’avoir recours à la simulation des conditions plus ou moins favorables au développement des cyclones, conditions faisant intervenir à la fois les valeurs de la TSO et des conditions dynamiques (cisaillement vertical du vent horizontal, cf. supra). Royer et al. [14] ont défini un paramètre sur la base d’un indice préalablement introduit par Gray [5], qui est la somme, par bassin océanique, de quatre paramètres saisonniers, eux-mêmes produits de potentiels thermiques et dynamiques. Le potentiel thermique est défini à partir des précipitations convectives (qui dépendent de fait du contenu thermique de l’océan superficiel, de la stabilité et de l’humidité troposphériques), tandis que le potentiel dynamique prend en compte, quant à lui, l’effet de Coriolis, le tourbillon (ou « vorticité ») de basses couches ainsi que le cisaillement vertical du vent horizontal.
Les simulations qui peuvent être faites de ce paramètre, avec une grande diversité de modèles climatiques, se révèlent en accord raisonnable avec l’estimation de ce même paramètre, à l’aide de données d’observation : il est ainsi possible de retrouver une distribution à peu près « réaliste » des zones de genèse tropicale, malgré l’importante variabilité liée aux biais différents des modèles couplés (Fig. 4).
Il est ensuite possible d’utiliser ces mêmes modèles sur le mode de l’extrapolation temporelle, en simulant le climat futur correspondant au scénario dit « A2 », tel que défini par le GIEC [8]. Les résultats de telles simulations, non présentés ici, montrent une assez forte variabilité, avec des résultats très dépendants des modèles utilisés. Il est toutefois possible de déceler une légère augmentation de la genèse des cyclones tropicaux dans le Pacifique, avec toutefois quelques tendances à une diminution de cette genèse dans des zones géographiques localisées, telle la zone au nord du « continent maritime ». Certains modèles indiquent même l’apparition de genèse de cyclones tropicaux dans l’Atlantique Sud, une région d’où ils sont presque totalement absents actuellement. Les résultats de chaque modèle sont toutefois cohérents avec la variation de la distribution géographique de la TSO, telle que simulée par le modèle considéré.
Cette approche se révèle utile comme méthode exploratoire, ou complémentaire des méthodes directes, pour aider à l’interprétation des différents facteurs influant sur la genèse des cyclones tropicaux. Mais la dispersion des résultats des divers modèles couplés est trop forte pour permettre de répondre de façon certaine à la question d’une possible intensification de l’activité cyclonique, en réponse au réchauffement climatique.
6 La simulation climatique « explicite » des cyclones tropicaux
La façon qui semble la plus directe pour évaluer la réponse des cyclones tropicaux au changement climatique reste donc, dans ces conditions, la simulation climatique explicite des cyclones tropicaux, c’est-à-dire via un modèle numérique de climat capable de simuler les cyclones tropicaux eux-mêmes de façon aussi « résolue » que possible (au sens de la résolution spatiale). Un tel modèle climatique peut alors être utilisé dans l’un ou l’autre des scénarios d’évolution de la concentration atmosphérique de gaz à effet de serre.
La Fig. 5 montre un tel résultat dans le cas du scénario d’évolution dit « B2 », tel que défini par le GIEC [7], c’est-à-dire dans un cas de réchauffement climatique relativement modéré. Le modèle climatique utilisé ici (ARPEGE-Climat, [3]) est utilisé avec une taille de maille horizontale de 50 km et sur deux périodes de dix ans, la fréquence et la trajectoire des cyclones tropicaux sur la période 2090–2099 étant alors comparées aux valeurs équivalentes sur la période « actuelle » (1979–1999). Il apparaît ainsi que le nombre des cyclones tropicaux affectant l’Atlantique pourrait légèrement augmenter, passant de 109 à 120 pour ce qui concerne la valeur décennale de ce chiffre. Cette simulation, d’un coût informatique très élevé, semble aussi mettre en évidence un possible décalage vers l’est de la zone principale de cyclogenèse.
La Fig. 6 montre un tel résultat dans le cas du scénario d’évolution dit « A2 », c’est-à-dire dans un cas de réchauffement climatique plus intense. Le résultat précédent conduirait à attendre une augmentation encore plus forte de l’activité cyclonique, or c’est un résultat tout à fait différent qui est trouvé, avec une décroissance de cette activité, passant de 125 cyclones par décennie pour la situation actuelle, à une valeur de 95 cyclones par décennie à la fin du siècle.
Certes, ces deux simulations ont été réalisées dans des configurations quelque peu différentes : la simulation du cas B2 est faite avec une TSO issue du modèle climatique couplé ARPEGE-Climat et avec une résolution spatiale homogène de 50 km [15], tandis que la simulation du cas A2 est faite avec une TSO issue du modèle couplé du Hadley Centre [9] et avec une résolution spatiale variable sur le globe, mais égale à environ 50 km sur la zone d’intérêt [2]. Il n’en reste pas moins que, dans un cas, l’activité cyclonique ne semble pas répondre de façon continue au réchauffement climatique, en particulier à l’augmentation croissante de la TSO de l’actuel, au cas B2, puis au cas A2. Ce résultat quelque peu surprenant peut trouver son explication dans trois causes de natures différentes.
D’une part, la résolution horizontale de ces simulations n’est pas encore assez élevée pour résoudre véritablement et dans de bonnes conditions de précision les cyclones individuels. Même si l’algorithme utilisé pour identifier les cyclones dans la simulation semble être dénué de biais [1], il n’en reste pas moins que la résolution spatiale encore trop limitée peut conduire à des résultats non complètement « convergés ». Il paraît nécessaire d’atteindre des résolutions horizontales de 20 km ou moins pour espérer voir les résultats converger en fonction de la taille de maille. Mais de telles simulations, près de 40 fois plus coûteuses que celles présentées ici (le coût de calcul augmente, en effet, comme pratiquement la puissance 4e de la résolution spatiale), restent malheureusement encore à la limite des ressources informatiques utilisables. Il est néanmoins à espérer que cette contrainte sera levée assez prochainement avec l’arrivée de calculateurs beaucoup plus puissants.
D’autre part, la structure verticale de l’atmosphère, dont on sait qu’elle influe significativement sur le développement des cyclones tropicaux via le cisaillement vertical du vent horizontal, est un phénomène très délicat à simuler correctement. La variation de la structure verticale simulée entre les cas B2 et A2 peut ainsi influer de façon différente sur l’activité cyclonique. Il est à noter à ce sujet que Vecchi et Soden [18] ont simulé une augmentation du cisaillement vertical du vent dans les zones tropicales, allant de pair avec le réchauffement climatique, un résultat de même nature qualitative que l’évolution simulée ici entre les cas B2 et A2, et qui peut conduire à ne pas pouvoir extrapoler temporellement le résultat relativement robuste trouvé pour la période passée et actuelle, pour laquelle l’activité cyclonique augmente continûment avec la TSO [6,17].
La structure géographique de l’anomalie de TSO semble également jouer un rôle dans la réponse cyclonique, au moins via les effets du vent thermique (c’est-à-dire du gradient horizontal de température ou, de façon équivalente en régime hydrostatique, du gradient horizontal de pression) sur le cisaillement vertical de vent horizontal.
7 Conclusion
La relation entre activité cyclonique et réchauffement climatique reste encore sujette à question.
L’effet possible (le signal) reste probablement peu différent de la forte variabilité naturelle de l’activité cyclonique (le bruit).
Les données d’observation doivent nécessairement porter sur des durées longues pour être interprétables en termes de rapport « signal sur bruit ». Les données directes sont difficilement utilisables car affectées par une profonde rupture dans les conditions d’observation liée à l’arrivée tardive de l’observation satellitaire dans le courant des années 1970. Les données indirectes, via l’évaluation des dommages causés, sont quant à elles très difficiles à déconvoluer des effets socioéconomiques liés à l’évolution de la démographie, de la richesse des zones exposées, des pratiques sociales, des méthodes de prévention…
La simulation climatique ne peut pas encore mobiliser la puissance de calcul nécessaire pour faire converger ses résultats en fonction de la maille spatiale utilisée.
Il est néanmoins attendu que les toutes prochaines années voient la réalisation de simulations du climat futur avec des résolutions spatiales suffisamment élevées pour que leurs résultats soient interprétables de façon non ambiguë. Ce sera très certainement l’élément nouveau majeur pour éclairer cette question cruciale.
Remerciements
Les auteurs tiennent à remercier Stéphane Hallegate pour ses commentaires relatifs à la relation entre activité cyclonique et dommages, ainsi que les groupes de modélisation et le PCMDI qui ont permis l’accès aux résultats utilisés sur la Fig. 4. Les travaux sur la modélisation des cyclones ont été soutenus par le GICC (IMFREX) et l’ANR (Cyclones & Climat).