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Comptes Rendus

Hybridation naturelle entre deux espèces sympatriques de souris Mus musculus domesticus L. et Mus spretus Lataste
Comptes Rendus. Biologies, Volume 325 (2002) no. 2, pp. 89-97.

Résumés

Par une analyse génétique multilocus ayant fait appel aussi bien à des marqueurs protéiques qu’à des microsatellites ou de l’ADN mitochondrial, nous montrons que certaines populations de deux espèces sympatriques de souris Mus musculus domesticus et Mus spretus présentent de manière répétée des signes d’introgression partielle. Étant donné la stérilité des mâles hybrides et les incompatibilités génétiques partielles connues pour exister entre les génomes de ces deux espèces, ceci ne remet pas en cause le dogme du concept biologique de l’espèce, mais permet d’envisager que des échanges génétiques même très limités restent néanmoins possibles longtemps après la divergence des taxons. Ceci pourrait avoir des conséquences sur la dynamique de certains éléments invasifs ou avantageux comme les éléments transposables ou les gènes de résistance aux pathogènes.

Using protein loci and DNA markers, we show by a multilocus genetic analysis that certain populations of the two sympatric mouse species Mus musculus domesticus and Mus spretus show clear signs of partial introgression. Given the sterility of F1 males and the known partial genetic incompatibilities between the genomes of the two species, our finding does not invalidate the biological species complex, but allows to think that very limited genetic exchanges remain possible even long after the divergence of taxa. This may have some consequences on the dynamics of certain kinds of invasive or advantageous DNAs like transposable elements or pathogen resistance genes.

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DOI : 10.1016/S1631-0691(02)01413-0
Mot clés : Mus, hybridation sympatrique, ADN mitochondrial, allozymes, microsatellites
Keywords: allozymes, microsatellites, mt DNA, Mus, multilocus analysis, sympatric hybridisation

Annie Orth 1 ; Khalid Belkhir 1 ; Janice Britton-Davidian 2 ; Pierre Boursot 1 ; Touria Benazzou 3 ; François Bonhomme 1

1 Laboratoire génome populations interactions, UMR 5000 CNRS-université Montpellier-II, 34095 Montpellier cedex 5, France
2 Institut des sciences de l’évolution, UMR 5554 CNRS-université Montpellier-II, 34095 Montpellier cedex 5, France
3 Département de biologie, université Mohamed-V, BP 1014, Rabat, Maroc
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Annie Orth; Khalid Belkhir; Janice Britton-Davidian; Pierre Boursot; Touria Benazzou; François Bonhomme. Hybridation naturelle entre deux espèces sympatriques de souris Mus musculus domesticus L. et Mus spretus Lataste. Comptes Rendus. Biologies, Volume 325 (2002) no. 2, pp. 89-97. doi : 10.1016/S1631-0691(02)01413-0. https://comptes-rendus.academie-sciences.fr/biologies/articles/10.1016/S1631-0691(02)01413-0/

Version originale du texte intégral

1 Introduction

Le concept biologique de l’espèce (CBE), largement employé en biosystématique depuis sa formulation explicite par Mayr [1] stipule que les taxons du rang d’espèce sont génétiquement isolés entre eux. La vérification de cet isolement reproductif s’est révélée être souvent problématique quand les ensembles pour lesquels la question se posait étaient séparés géographiquement (parapatrie). En revanche, la coexistence desdits taxons en situation de sympatrie a souvent été considérée comme une preuve même de l’efficacité de cet isolement génétique. La généralisation de l’emploi des marqueurs macromoléculaires en systématique à partir des années soixante a d’ailleurs largement confirmé ce fait, et de nombreuses études basées sur l’analyse des polymorphismes enzymatiques ont démontré l’absence d’hétérozygotes (c’est-à-dire, de génotypes hybrides) pour les locus dits diagnostiques entre deux espèces en situation de sympatrie. Ce concept a d’ailleurs montré toute sa puissance dans les cas de forte ressemblance morphologique associés aux espèces dites « jumelles » ou cryptiques, et l’existence de nombre d’entre elles a été démontrée par ce critère (voir par ex. [2–9] et beaucoup d’autres).

Chez les Rongeurs, le premier cas dˈespèces dont l’existence a été formellement démontrée par l’emploi de critères moléculaires se trouve dans le genre Mus où deux formes de souris longtemps considérées comme des races écologiques ou tout au plus des sous-espèces, Mus spretus et Mus musculus domesticus, ont été élevées au rang dˈespèces en 1976 sur la base d’une absence d’hétérozygotes au locus Ldh2 [10,11]. Ce même type de critères électrophorétiques a également permis d’établir de manière définitive l’identité spécifique particulière de deux autres espèces jumelles paléarctiques, M. spicilegus et M. macedonicus [12] jusque-là souvent confondues avec des écotypes de M. musculus. Tout récemment, une nouvelle espèce jumelle de souris asiatique vient également dˈêtre identifiée notamment par des critères moléculaires [13].

Tout semble donc simple dans les situations de sympatrie : coexistence de bonnes espèces = absence d’hétérozygotes aux locus diagnostiques, et donc absence de flux génique. Néanmoins, même chez les animaux où le phénomène semble beaucoup plus rare que chez les plantes, un certain nombre de cas ont été rapportés où des introgressions partielles ont pu être observées entre espèces sympatriques par ailleurs reconnues comme valides : par exemple chez l’escargot terrestre Mandarina [14], des papillons [15], des fourmis[16], des poissons [17], chez les oiseaux [18,19], ou encore entre le loup et le coyote [20]. Ceci pose alors le problème de la validité même du CBE, qui s’accommode mal de la notion d’entités génétiques « partiellement isolées ». Dans la présente étude, nous rapportons un cas d’échanges génétiques restreints que nous avons pu mettre en évidence entre les deux espèces sympatriques M. musculus domesticus et M. spretus, en essayant de discuter les causes possibles de nos observations ainsi que leurs conséquences à long terme.

2 Matériels et méthodes

La Fig. 1 montre l’aire de répartition de M. spretus, qui est partout sympatrique avec M. m. domesticus. Dans la présente étude, nous utilisons les résultats obtenus par électrophorèse enzymatique sur 130 échantillons traités dans notre laboratoire au cours des vingt-cinq dernières années, et analysons quinze nouvelles populations échantillonnées plus récemment (voir Tableau 1). Certains de ces échantillons ont été analysés pour leur polymorphisme enzymatique, d’autres pour leur variabilité au niveau de l’ADN codant pour certains gènes nucléaires ou cytoplasmiques, d’autres enfin pour les deux types de marqueurs.

Fig. 1

Aire de répartition de Mus spretus incluse dans celle de M.m. domesticus et points d'échantillonnage.

Tableau 1

Origine géographique des échantillons analysés (comme numérotés sur la Fig. 1), effectifs analysés pour chaque type de locus et références des données [ ]. * = Espagne N-E, ** = Espagne Centre, [A] = cette étude

Mus musculus domesticus Mus spretus
N° sur la carte Pays Localités ADNmt ADN nucléaire Allozymes N° sur la carte Pays Localités ADNmt ADN nucléaire Allozymes
1 Maroc Azemmour 26 [A] 26 [A] 26 [A] 1 Maroc Azemmour 50 [A] 50 [A] 50 [A]
3 Maroc Rabat 1 [A] 2 Maroc Sidi Rahal 4 [A]
5 Maroc Ouarzazate 3 [A] 3 [A] 4 Maroc Beni Mellal 3 [28] 3 [36]
6 Maroc Tanannt 21 [A] 21 [A] 5 Maroc Ouarzazate 1 [A] 1 [A]
7 Maroc Agdz 5 [A] 8 Maroc Meknès 2 [A] 2 [A]
11 Algérie Bou Zadjar 12 [36] 9 Maroc Saïs 9 [28] 11 [A]
12 Algérie Oran 8 [36] 10 Maroc Tanger 6 [A] 6 [A] 6 [A]
16 Tunisie MˈSakin 3 [A] 3 [A] 13 Algérie Annaba 5 [36]
17 Tunisie Sfax 11 [45] 14 Tunisie Fondouk Djedid 1 [A] 1 [A]
26 Espagne Barcelone 10 [45] 14 Tunisie Fondouk Djedid 8 [28] 43 [36]
26 Espagne Barcelone 14 [45] 14 Tunisie Grombalia 10 [28] 10 [36]
28 Espagne León 7 [A] 7 [A] 15 Tunisie Kairouan 6 [A] 6 [A]
29 Espagne Colmenar 12 [36] 18 Espagne Malaga 3 [28] 6 [36]
36 France Pratx 20 [45] 19 Espagne Grenade 10 [36]
37 France Montpellier 1 [A] 1 [A] 20 Espagne Alicante 23 [36]
37 France Montpellier1 7 [45] 21 Espagne Valence 5 [35]
37 France Montpellier2 6 [45] 22 Espagne * Sagunto 7 [28] 25 [36]
39 France Toulouse 10 [36] 23 Espagne * Almenara 6 [28] 9 [36]
40 France Dordogne 24 [45] 24 Espagne * Borjas Blancas 1 [28] 12 [36]
42 Espagne Majorque 13 [45] 25 Espagne * Fraga 4 [28] 4 [36]
44 France Isère1 14 [45] 27 Espagne Calonge 13 [36]
44 France Isère2 6 [45] 28 Espagne León 4 [A] 4 [A]
44 France Isère3 9 [45] 29 Espagne Colmenar 7 [36]
45 France Le Bourget 24 [45] 30 Espagne ** Aranjuez 1 [28] 10 [36]
46 France Savoie 9 [45] 30 Espagne Taracena 21 [36]
47 Italie Binasco 27 [45] 31 Espagne ** Arganda 1 [28] 3 [36]
47 Italie Ovada 16 [45] 32 Espagne* ** Campo Real 5 [28] 13 [36]
48 Italie Bergamo 30 [28] 32 Espagne El Goloso 5 [45]
49 Allemagne Tubingen1 21 [45] 32 Espagne ** Malejan 2 [28] 37 [36]
49 Allemagne Tubingen2 13 [45] 33 Espagne ** Tortola 5 [28] 8 [36]
49 Allemagne Tubingen3 13 [45] 33 Espagne ** Zafra 1 [28] 6 [36]
50 Allemagne Ravensburg 43 [45] 34 Espagne Ibiza 1 [28]
51 Pays Bas Amsterdam 10 [45] 35 Espagne ** Paniza 1 [28]
52 Grèce Orestias 9 [45] 37 France Hérault 75 [35]
53 Grèce Doïrani 15 [45] 37 France La Gardiole 2 [28] 4 [36]
54 Grèce Marasia 15 [45] 37 France Montpellier 18 [A] 18 [A]
55 Grèce Prosotsani 27 [45] 37 France St Christol 9 [35]
56 Israël Bet Nir 14 [45] 37 France St Montan 1 [28] 17 [36]
57 Israël El Rom 9 [45] 38 France Aix en Provence 3 [28] 5 [A]
58 Israël Geshum 6 [45] 41 Portugal Setubal 2 [28]
59 Israël Sede-Yacov 6 [45] 43 Espagne Minorque 7 [35]
60 Israël Yaara 24 [45]
61 Egypte El Fayoum 13 [45]
62 Egypte Gizeh 18 [45]
63 Egypte Le Caire 24 [45]
64 Grande Bretagne Ecosse 27 [45]
65 Grande Bretagne Orcade1 18 [45]

2.1 Électrophorèse des protéines

Les techniques standards sur gel d’amidon telles que décrites dans Pasteur et al. [21] ont été employées pour 23 locus polymorphes dans l’une, l’autre ou les deux espèces à la fois (Aat1, Aat2, Adh1, Alb1, Amy1, Car2, Es1, Es2, Es10, Es15, Glo1, Gdc1, Gpd1, Gpi1, Idh1, Idh2, Ldh1, Mod 1, Mor1, Mpi1, Np1, Pgm1, Pgm2). Un 24 locus, Ldh2, n’a pas été utilisé pour les raisons exposées plus bas, bien que ce locus ait servi initialement à diagnostiquer les deux espèces en France. Certains de ces locus, à priori diagnostiques des deux espèces sur l’ensemble de l’aire de répartition (cf. discussion), sont montrés dans le Tableau 2.

Tableau 2

Composition génétique d’échantillons de M. spretus et M. musculus domesticus pour quelques locus ADN et protéiques diagnostiques entre les deux espèces. Les individus d’une même population montrant le même génotype sont regroupés en une seule ligne

N Pays Localité ADNmt MMNGFG2: 100<dom<200 240<sp<400 D13Mit302: 110<dom<126 130<sp<210 D3Mit22 :  218<dom<260 180<sp<210 D8Mit7  170<dom<260 260<sp<400 φP53 A=sp P=dom Adh1 Alb1 Es1 Gpd1 Mpi Np1 Pgm1
spr dom spr dom spr dom spr dom spr dom spr dom spr dom
M. m. domesticus
5 Espagne León dom dom dom dom dom P
2 Espagne León sp dom dom dom dom P
1 France Montpellier dom dom dom dom dom P
5 Maroc Agdz 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1
22 Maroc Azemmour dom dom dom dom dom P 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1
1 Maroc Azemmour dom dom dom dom dom P 0.5 0.5 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1
1 Maroc Azemmour dom dom dom dom dom P 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0.5 0.5
3 Maroc Ouarzazate dom dom dom dom dom P
20 Maroc Tanannt dom dom dom dom dom P
1 Maroc Tanannt sp dom dom dom dom P
3 Tunisie Mˈsakin dom dom dom dom dom P
M. spretus
5 Algérie Annaba 1 0 0,3 0,7 1 0 1 0 1 0 1 0
1 Espagne Almenara dom 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0
15 Espagne Espagne NE sp 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 0,97 0,03
16 Espagne Espagne Centre sp 1 0 1 0 1 0 0,94 0,06 1 0 1 0
13 Espagne Calonge 0,92 0,08 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0
23 Espagne Alicante 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 0,97 0,03
5 Espagne El Goloso 1 0 1 0 1 0 1 0 0,90 0,10 1,00 0
3 Espagne León sp sp sp sp sp A
1 Espagne León dom 120/280 sp sp sp A
6 Espagne Malaga 1 0 1 0 1 0 0,92 0,08 1 0 1 0
18 France Montpellier sp sp sp sp sp A
27 Maroc Azemmour sp sp sp sp sp A 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0
1 Maroc Azemmour sp sp sp sp sp A 1 0 1 0 1 0 0.5 0.5 0 1 0,5 0,5 1 0
2 Maroc Azemmour sp sp sp sp sp A 1 0 0.5 0.5 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0
9 Maroc Azemmour sp sp sp sp sp A 1 0 1 0 1 0 0.5 0.5 1 0 1 0 1 0
3 Maroc Azemmour sp sp sp sp sp A 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 0 1
1 Maroc Azemmour sp sp sp sp sp A 1 0 1 0 1 0 0.5 0.5 0.5 0.5 1 0 1 0
2 Maroc Azemmour sp sp sp sp sp A 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 0.5 0.5 1 0
1 Maroc Azemmour sp sp sp sp sp A 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 0.5 0.5
2 Maroc Azemmour dom sp sp sp sp A 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0
1 Maroc Azemmour sp 130/310 sp sp sp P 1 0 1 0 1 0 1 0 0.5 0.5 1 0 1 0
1 Maroc Azemmour dom sp sp sp sp A 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0
2 Maroc Meknès sp sp sp sp sp A
1 Maroc Ouarzazate sp sp sp sp sp A
11 Maroc Saïs sp 1 0 0,90 0,10 1 0 1 0 1 0 1 0
1 Maroc Sidi Rahal 0.5 0.5 0.5 0.5 0.5 0.5 0.5 0.5 0.5 0.5
1 ¯ Maroc Sidi Rahal 1 0 1 0 0 1 1 0 1 0
2 ¯ Maroc Sidi Rahal 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0
6 Maroc Tanger sp sp sp sp sp A 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0
2 Portugal Setubal sp
1 Tunisie Fondouk Djedid sp sp sp sp sp A
43 ¯ Tunisie Fondouk Djedid sp 0,99 0,01 0,10 0,90 1 0 1 0 1 0 0,97 0,03
6 Tunisie Kairouan sp sp sp 200/240 sp A
8 Tunisie Grombalia sp 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0 1 0

2.2 Polymorphisme de restriction de l’ADN mitochondrial

D’après la séquence complète de l’ADN mitochondrial publiée par Bibb et al. [22], nous avons défini des amorces spécifiques qui amplifient dans les deux espèces un fragment de 911pb compris entre les sites 3281 et 4192 et qui possède un site de restriction BamH1 en position 3565 chez domesticus, et un fragment de 851 pb entre les sites 13695 et 14546 montrant chez spretus un autre site BamH1 en position 14238. Ces fragments sont visualisés sur gel dˈagarose après digestion par BamH1.

2.3 Analyse du pseudogène Φ53

Le polymorphisme de présence / absence du pseudogène Φ-P53 a été analysé conformément au protocole décrit par Prager et al. [23].

2.4 Polymorphisme de longueur de locus microsatellites

Les locus D13mit302, D3mit22, D8mit7 (Murine Map Pairs, Research Genetics, Inc, Huntsville, AL, USA) et MMNGFG2 [24] présentent des distributions de taille disjointes chez domesticus et spretus suffisamment importantes pour être visualisées sur gel dˈagarose à 4% après amplification par PCR.

2.5 Analyse factorielle des correspondances

Les données de fréquences alléliques pour 32 échantillons de M. spretus et 43 de M. m. domesticus à 21 locus (Mpi1 et Gpd1 ont été exclus de l’analyse car les données n’étaient pas disponibles pour de nombreuses populations), ont été soumises à une analyse factorielle des correspondances pondérée par la taille des échantillons [25] à l’aide de la version 4.02 du logiciel Genetix (Belkhir et coll. 1996-2001). Les coordonnées des échantillons sur l’axe de différenciation maximale (axe factoriel 1, séparant ici domesticus de spretus), ont été utilisées comme mesure de l’introgression éventuelle de certains échantillons

3 Résultats

Certains des échantillons analysés présentent différents individus pour lesquels un ou plusieurs des allèles qu’ils portent proviennent de l’autre espèce (Tableau 2). Pour les échantillons marocains analysés pour l’ensemble des locus ADN et protéiques, il apparaît donc clairement que plusieurs individus montrent des signes d’introgression à certains locus nucléaires et mitochondriaux (en caractères gras dans le Tableau 2), alors que de tels signes sont totalement absents d’autres échantillons. Des traces d’introgressions mitochondriales réciproques sont également détectées dans certains échantillons espagnols. On note des phénomènes analogues à certains locus allozymiques en Tunisie et en Algérie. Hormis l’un des quatre individus de l’échantillon de Sidi Rahal qui est clairement hétérozygote à cinq locus sans toutefois pouvoir être considéré comme un hybride de première génération (il était homozygote « spretus » pour un autre locus, Hao, non montré ici), les allèles introgressants sont répartis de manière assez sporadique à travers les individus et les locus. Notons le cas particulier du locus Amy1 qui possède sans ambiguïté des allèles diagnostiques entre les deux espèces [26], et pour lequel aucun individu hétérozygote n’a jamais été observé dans les échantillons où il a été analysé (non montré). Il faut mentionner aussi le cas de Ldh2 (non montré), qui est diagnostique en France et où aucun hétérozygote n’a jamais été trouvé dans la nature (spretus Ldh2l, domesticus Ldh2r, [27]). Par contre, ce locus est fixé en Afrique du Nord pour l’allèle Ldh2r, où il ne peut donc servir à détecter une éventuelle introgression.

Le Tableau 3 classe les 75 échantillons analysés pour les allozymes en fonction de leur position sur l’axe 1 de l’AFC. Cet axe explique à lui seul 49,4% de l’inertie totale, et sépare clairement les populations des deux espèces, alors qu’aucun des axes suivants ne porte plus de 6,5% (non présenté). Sidi Rahal apparaît logiquement comme l’échantillon de spretus le plus proche de domesticus. Les populations européennes de M. spretus montrent un éloignement par rapport à M. m. domesticus globalement plus fort que les populations d’Afrique du Nord, ce qui peut être interprété comme un impact plus fort des échanges génétiques entre ces deux espèces au sud de l’aire de répartition de M. spretus. Aucun phénomène comparable n’apparaît cependant pour les échantillons domesticus qui sont plus densément regroupés sur cet axe 1 (écart type deux fois plus faible que chez spretus).

Tableau 3

Classification de 75 échantillons de M. spretus et M. musculus domesticus en fonction de leur coordonnées sur l’axe 1 de l’analyse factorielle des correspondances (AFC) à 21 locus enzymatiques

Mus m. domesticus Mus spretus
N N° sur la carte Pays Localités axe 1: inertie 49,4% N N° sur la carte Pays Localités axe 1: inertie 49,4%
6 58 Israël Geshum –0,37 3 31 Espagne Arganda 0,84
5 7 Maroc Agdz –0,41 12 27 Espagne Calonge 0,84
21 49 Allemagne Tubingen1 –0,43 17 37 France St Montan 0,83
24 60 Israël Yaara –0,45 75 37 France Hérault 0,82
13 49 Allemagne Tubingen2 –0,46 7 43 Espagne Minorque 0,82
26 1 Maroc Azemmour –0,48 7 29 Espagne Colmenar 0,82
14 56 Israël Bet Nir –0,48 9 37 France St Christol 0,82
10 51 Hollande Amsterdam –0,49 5 32 Espagne El Goloso 0,81
6 61 Egypte El Fayoum –0,49 25 22 Espagne Sagunto 0,81
6 59 Israël Sede Yaco –0,49 21 30 Espagne Taracena 0,81
12 11 Algérie Bou Zadjar –0,50 6 33 Espagne Zafra 0,81
21 63 Egypte Le Caire –0,50 12 24 Espagne Borjas Blanca 0,80
9 57 Israël El Rom –0,51 27 19 Espagne Grenade 0,80
18 62 Egypte Gizeh –0,51 37 32 Espagne Malejan 0,80
1 3 Maroc Rabat –0,51 7 10 Maroc Tanger 0,80
43 50 Allemagne Ravensburg –0,51 10 38 France Aix-en-Pce 0,79
7 37 France Montpellier 1 –0,55 4 37 France La Gardiole 0,79
13 49 Allemagne Tubingen3 –0,55 9 23 Espagne Almenara 0,78
24 45 France Le Bourget –0,56 13 32 Espagne Campo Real 0,78
13 42 Espagne Majorque –0,56 4 25 Espagne Fraga 0,78
18 65 Gde-Bretagne Orcade1 –0,57 23 20 Espagne Alicante 0,77
6 66 Gde-Bretagne Orcade2 –0,57 5 21 Espagne Valence 0,77
27 55 Grèce Prosotsani –0,57 10 30 Espagne Aranjuez 0,76
10 26 Espagne Barcelone2 –0,57 50 1 Maroc Azemmour 0,75
12 29 Espagne Colmenar –0,58 3 4 Maroc Beni Melal 0,74
9 44 France Isère 1 –0,58 11 9 Maroc Saïs 0,74
15 54 Grèce Marasia –0,58 8 33 Espagne Tortola 0,74
1 12 Algérie Oran –0,58 6 18 Espagne Malaga 0,65
20 36 France Pratx –0,58 11 14 Espagne Grombalia 0,60
27 47 Italie Binasco –0,60 5 13 Algérie Annaba 0,57
6 37 France Montpellier 2 –0,60 43 14 Tunisie Fondouk Djedid 0,51
27 64 Gde-Bretagne Ecosse –0,61 4 2 Maroc Sidi Rahal 0,25
16 47 Italie Ovada –0,61 489 moyenne 0,25
9 52 Grèce Orestia –0,62 écart type 0,14
9 46 France Savoie –0,62
10 26 Espagne Barcelone1 –0,62
15 53 Grèce Doïrani –0,65
24 40 France Dordogne –0,65
14 44 France Isere 2 –0,65
6 44 France Isère 3 –0,65
10 39 France Toulouse –0,66
30 48 Italie Bergamo –0,67
11 17 Tunisie Sfax –0,68
624 moyenne –0,54
écart type 0,07

4 Discussion

En dehors des indications claires d’hybridation interspécifique fournies par l’analyse protéique de l’échantillon de Sidi Rahal, ainsi que par les marqueurs ADN analysés à Azemmour notamment, la généralisation de l’interprétation des polymorphismes observés dans les autres échantillons demande au préalable que l’on soit sûr de l’origine hétérospécifique des allèles réputés introgressants. A priori, deux facteurs pourraient être la cause de confusion : l’homoplasie, certains allèles de spretus seraient par exemple analogues à des allèles domesticus alors qu’ils proviendraient par mutation d’un allèle spretus, ou bien l’existence de polymorphismes ancestraux communs aux deux espèces. Hormis le cas très apparent de Ldh2 mentionné plus haut, pour lequel il semble clair que l’allèle présent en Afrique du Nord dans les deux espèces est l’allèle ancestral existant dans toutes les espèces proches du genre Mus [26] et raison pour laquelle nous l’avons exclu de l’analyse, nous pouvons écarter cette dernière hypothèse. En effet, il faudrait sinon accepter que les mêmes allèles ancestraux se soient maintenus à basse fréquence dans l’une et l’autre espèce dans certaines populations et pas dans d’autres (voir par exemple le cas d’Alb1 dans les populations d’Afrique du Nord dans le Tableau 1). En outre, pour le cas de l’ADN mitochondrial au moins, la coalescence séparée des lignées dans l’une et l’autre espèce est complète [28] ce qui exclut ce phénomène. Pour ce qui est de l’homoplasie, cela semble a priori aussi exclu pour l’ADN mitochondrial, car nos fragments ont été analysés pour la présence simultanée de plusieurs sites de restriction. C’est également très peu vraisemblable pour les locus microsatellites considérés, étant donné les distributions disjointes des tailles des allèles. Enfin, pour les locus enzymatiques, des mutations convergentes peuvent bien entendu affecter la charge d’une protéine de manière similaire dans deux espèces, mais il serait surprenant que ce phénomène se soit produit indépendamment sur plusieurs locus, et dans certaines populations et pas dans d’autres, même si on ne peut exclure que certains allèles de mobilité identique trouvés ici ou là ne soient pas d’origine homoplasique. Nous avons donc bien la signature d’une introgression partielle entre les deux espèces, ayant affecté plus fortement M. spretus que M. m. domesticus dans les échantillons que nous avons analysés. Ces résultats sont concordants avec des indications indirectes obtenues par l’analyse de certains pseudogènes de l’élément transposable L1 dont il a été montré que certaines copies présentes dans une souche de laboratoire représentative de l’espèce M. musculus s.l. étaient en fait d’origine M. spretus [29]. De manière réciproque, la même équipe a également identifié dans une lignée de M. spretus maintenue au laboratoire des copies d’origine M. musculus domesticus [30]. Nos résultats montrent que ces phénomènes introgressifs sont une réalité actuelle en train de se produire sous nos yeux, et ils soulèvent la question de la nature de l’isolement reproductif entre les deux espèces. A l’évidence, celui-ci n’est pas complet, bien qu’il ait pu être démontré que les mâles de F1 entre les deux espèces sont complètement stériles [31] et que cette stérilité soit liée à l’action de plusieurs gènes [32]. Par ailleurs, des expériences de création de lignées de laboratoire qui soient des mosaïques entre les deux génomes ont montré qu’il était très difficile de maintenir sur le long terme ces génomes chimères et que seuls certains petits fragments chromosomiques spretus étaient capables de s’intégrer de manière durable dans le génome domesticus [33,34]. Il doit donc y avoir un coût sélectif important pour les populations dans lesquelles des hybridations se produisent. Ce coût sélectif explique d’ailleurs probablement que les gènes introgressés semblent diffuser peu à l’extérieur des populations où les introgressions se produisent, car nous n’avons pas relevé ces phénomènes par exemple sur tous les échantillons prélevés au Maroc.

Bien qu’un grand nombre d’individus des deux espèces aient été analysés électrophorétiquement au cours des vingt-cinq dernières années, de tels phénomènes n’ont jamais été observés dans le sud de la France [35,36] ce qui est conforté par la position relative de ces populations dans le Tableau 3. Dans cette région, qui correspond à la limite Nord de l’aire de répartition de M. spretus, les contacts possibles entre les deux espèces sont en fait limités à des biotopes bien précis et peu étendus, une hypothèse étant qu’elles s’excluent de manière compétitive dans les autres biotopes [37–39]. Plus au sud, il n’existe aucune indication concernant les niveaux d’interaction comportementale entre les deux espèces, mais il est patent qu’elles manifestent des comportements d’occupation du territoire fortement différenciés [40]. Ainsi il serait possible que l’interpénétration des biotopes favorables à l’une et l’autre espèce soit spatialement plus développée dans les endroits où ni la température ni l’humidité ne sont des facteurs limitants. Il est possible que cela soit le cas dans les zones fruticoles (orangeraies) de la péninsule ibérique. Les échantillons marocains de la côte atlantique ont été également capturés dans des grandes zones maraîchères et fruticoles où les densités de souris peuvent être grandes, ce qui favorise les appariements allospécifiques accidentels. De tels phénomènes peuvent s’être produits également ailleurs en Afrique du Nord, comme l’atteste également la position de certains échantillons tunisiens sur l’axe 1 de l’AFC (Tableau 2).

Le fait que des traces d’introgression ancienne de lignées L1 d’origine spretus aient pu être relevées chez M. m. domesticus [41] montre néanmoins que ces phénomènes se sont produits de manière récurrente dans le passé, et que même si les échanges entre les deux espèces restent sporadiques et très limités probablement à cause du dysfonctionnement de certaines combinaisons de gènes allospécifiques, une petite fenêtre de communication entre les génomes des deux espèces reste néanmoins ouverte. Ceci peut permettre l’échange de gènes particulièrement invasifs (par exemple les éléments transposables auxquels nous avons fait référence) ou avantageux (par exemple certaines gènes de résistance, cf. les hypothèses émises pour expliquer la circulation possible entre différentes espèces de souris du gène Fv1 de résistance au virus de la leucémie murine MuLV [42]). Nous pensons que nos observations, si elles ne remettent pas en cause de manière profonde le dogme du concept biologique de l’espèce, ont une portée évolutive importante étant donné qu’elles concernent des génomes ayant divergé depuis 1 à 3 M.A. [43]. L’importance de tels phénomènes a été également soulignée par d’autres auteurs à partir de travaux sur les oiseaux [44] ou les escargots [14].

Remerciements

Les auteurs souhaitent remercier plus particulièrement J. Cassaing et N. Hariche pour leur contribution à la compréhension de l’écologie de Mus spretus au Maroc, J. Catalan pour certaines analyses électrophorétiques, et P. Vogel pour la collecte de l’échantillon de Sidi Rahal qui a été à l’origine de cette étude.

Abridged version

The biological species concept has been an extremely productive working tool, even if its applicability is in practice limited to the demonstration of the existence of valid sympatric species. In essence, sympatric overlap has often been taken as the ultimate stage of speciation, when two entities have acquired sufficient ecological and genetical differentiation to ensure complete reproductive isolation. Molecular markers have allowed demonstrating that this is the case in many situations, such as that of the two mouse taxa Mus musculus domesticus and Mus spretus in Europe. By a multilocus analysis, we show however that some populations of these species present repeated signs of introgression, some individuals showing one and sometimes two or three loci heterozygous for the allospecific allele among the dozen diagnostic loci tested. This implies repeated back-crossing despite a reported F1 male sterility and partial genomic incompatibilities between the two species. This introgressive phenomenon seems to be absent from the northernmost part of the species range, whereas it is not infrequent in North Africa (Tables 1 and 2), where there is possibly a higher niche overlap. Even if these results do not infirm the dogma of the biological species concept, they suggest that genetic permeability may persist to a certain extent long after speciation. This may have important evolutionary consequences on the dynamics of invasive genes such as advantageous alleles or transposable elements. In mice, this may help understand why some L1 copies of spretus origin are found in M. musculus.


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