1 Le probable et le possible
Lorsqu’ils s’efforcent de calculer l’évolution future d’une population, les démographes distinguent projections, perspectives et prévisions démographiques.
Ils désignent sous le terme de projections démographiques l’ensemble des calculs concernant l’évolution attendue ; sous celui de perspectives démographiques, ceux qui reposent sur des hypothèses possibles ; sous celui de prévisions démographiques, ceux qui présentent un haut degré de probabilité. Dans ce bref exposé, nous parlerons de perspectives démographiques, parce que les incertitudes qui pèsent sur l’évolution de la mortalité au cours du XXIe siècle nous interdisent l’usage du mot « prévisions ».
La méthode des projections ne consiste pas à prolonger mécaniquement les courbes de natalité et de mortalité observées dans un passé récent, mais bien plutôt à calculer, d’année en année, par sexe et par âge, la structure attendue d’une population, en appliquant aux effectifs lus sur sa pyramide des âges des probabilités de survie et, pour les femmes en âge d’être mères, des taux de fécondité.
Le résultat dépend évidemment de la plausibilité des hypothèses, mais, au début, la marge d’erreur est faible, en raison de ce qu’on appelle l’inertie des phénomènes démographiques. En effet, le volume des flux (naissances, décès, entrées et sorties) est très réduit par rapport à celui du stock. L’image qui s’impose est celle d’un vaste bassin avec de petits robinets. Prenons l’exemple de la population française en 1998 : pour une population moyenne évaluée à 58 853 000, le nombre de naissances n’a été que de 738 000 (12,5‰), celui des décès de 534 000 (9‰) et le solde migratoire voisin de 100 000 (1,7‰) ; la variation totale au cours de l’année est donc restée de l’ordre de 5‰ seulement. Par conséquent, d’une année sur l’autre, on peut prévoir l’évolution démographique avec une marge d’erreur très faible.
Donc, sauf catastrophe, les perspectives démographiques à court terme sont si fiables que l’on peut parler de prévisions, au moins pour les générations déjà nées ; mais les incertitudes qui subsistent sur l’évolution future de la fécondité et des flux migratoires introduisent chaque année de petites marges d’erreur ; celles-ci se cumulent avec le temps, si bien qu’au bout de 50 ans, les résultats ne restent à peu près fiables que pour les générations déjà nées.
Sur la base de ces principes, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) a publié en 1994 des projections de population pour la France métropolitaine, poussées en détail jusqu’en 2050. Les hypothèses sont les suivantes :
- • une baisse continue de la mortalité, en fonction des tendances observées de 1970 à 1990 ;
- • un taux de fécondité par génération stabilisé à 1,8 enfant par femme (il y a aussi une hypothèse haute, avec remontée à 2,1, et une hypothèse basse, avec descente à 1,5, mais nous ne les examinerons pas ici, pour ne pas allonger l’exposé) ;
- • un solde migratoire fixe de +50 000 par an, d’un bout à l’autre de la période.
La Fig. 1 donne l’évolution des effectifs du troisième âge au cours du prochain demi-siècle, tandis que la Fig. 2 compare les pyramides des âges en 2000 et 2050. Entre-temps, la population totale aura un peu gonflé ; elle devrait plafonner à 65 millions environ ; mais le phénomène le plus frappant est qu’elle aura beaucoup vieilli :
- • son âge moyen passera sans doute de 38,5 à 46 ans ;
- • les effectifs des personnes dites du 3e âge (60 ans et plus) auront presque doublé (de 12,2 à 22 millions dans toutes les hypothèses de l’Insee) ;
- • à l’intérieur de ce groupe, on va assister à un vieillissement spectaculaire (le nombre des « vieux vieux » (75 ans et plus) devrait rattraper, puis dépasser celui des « jeunes vieux » (60 à 74 ans).
Au milieu du XXIe siècle, les personnes très âgées constitueront probablement plus de 17% de la population, au lieu de 7,1% actuellement (17,2% dans l’hypothèse moyenne de fécondité ; 19,7% dans l’hypothèse basse, 15,2% dans l’hypothèse haute).
Inutile de dire que les conséquences sociales, économiques et politiques de ce vieillissement seront formidables ; mais ce n’est pas le lieu d’en débattre, et je vais donc concentrer ma réflexion sur deux points :
- • le nombre de générations par famille : allons-nous vraiment passer de la famille à deux générations à la famille à quatre générations ?
- • les taux de survie aux grands âges : quelle pourrait être la proportion de centenaires dans les générations nées cette année ?
En ce qui concerne le nombre de générations simultanément présentes par famille (entendue au sens de famille biologique et non de ménage), les prévisions sont très incertaines, car elles dépendent de multiples facteurs : la proportion de femmes stériles, l’âge à la maternité, les taux de survie après procréation.
Il faut d’abord définir ce qu’on entend par famille à deux générations. Bien évidemment, nous devons nous en tenir à l’observation en ligne directe, car l’inclusion des lignes collatérales brouillerait tous les calculs, surtout pour les populations du passé, où le foisonnement des parentés et l’enchevêtrement des générations multipliaient les situations extrêmes.
Or, même en s’en tenant aux lignes directes, on constate que la plupart des familles d’autrefois comportaient trois générations et non deux. Prenons le cas d’un couple moyen dans la Suède du XVIIIe siècle, où les taux de mortalité et de survie par groupes d’âges sont bien connus, grâce à la table de Wargentin. Le mari a 30 ans, la femme 28 : la probabilité qu’ils aient un enfant vivant est de 80% environ ; celle que survive l’un de leurs quatre parents atteint 98% ; dans 13% des cas, il leur reste quatre parents ; dans 30% des cas, trois ; dans 36% des cas, deux ; dans 19% des cas, un seulement. Donc, au total, la probabilité de trouver une famille à trois générations autour d’adultes jeunes est de l’ordre de 75% ; autour d’adultes plus âgés, de 50% à peu près.
Aujourd’hui, le modèle à trois générations reste le plus fréquent. La revue Population a publié en janvier 1996 un savant article de Sophie Pennec sur « La place des familles à quatre générations en France ». L’auteur a cherché à calculer, pour les cohortes féminines nées de 1920 à 1950, la proportion de femmes qui vivent ou vivront dans de telles familles, depuis l’âge de 50 ans jusqu’à leur décès. Pour la génération née en 1920, 26% des survivantes étaient concernées ; pour la génération née en 1950, l’auteur prévoyait 44%. Malheureusement, l’auteur n’a pas tenu compte d’un facteur décisif : l’âge à la première maternité ; or celui-ci est passé de 24,5 ans en 1975 à 28,6 en 1998, du moins pour les naissances légitimes (pour les naissances hors mariage, il ne peut être déterminé avec précision, car le rang n’est pas spécifié, mais la tendance est la même).
Ainsi, l’écart moyen entre trois générations est passé, en 23 ans, de 49 à 57,2. Dans le même temps, l’espérance de vie au 50e anniversaire n’a progressé, chez les femmes, que de 3,8 ans. Ainsi, l’augmentation des écarts d’âge entre générations compense, et bien au-delà, les effets attendus du recul de la mortalité sur la fréquence des familles à quatre générations. Celle-ci a atteint un maximum vers 1975, mais ne cesse de se réduire depuis la crise du mariage.
La famille d’autrefois comportait plus souvent trois générations que deux ; celle de demain en comptera plus fréquemment trois que quatre : voilà pour le probable.
Bien sûr, on peut trouver des cas exceptionnels, dans le cas de maternités à 15 ou 16 ans pendant plusieurs générations successives. J’ai ainsi découvert dans le Wisconsin de 1989 l’existence d’une famille à sept générations : l’aïeule la plus âgée avait alors 109 ans, et il y avait un bébé d’un an, les écarts d’âges entre mères et filles allant de 15 à 20 ans. Il s’agit d’une curiosité démographique digne de figurer dans le livre Guinness des records, mais elle ne saurait préfigurer les structures familiales de demain.
Plus sérieusement, il existe d’illustres exemples de familles à quatre générations, tant dans le passé que dans le présent, mais cela suppose, soit des intervalles courts, soit des longévités exceptionnelles, comme celle de Louis XIV, mort à l’âge de 77 ans, qui a connu dix arrière-petits-enfants. La reine-mère Elizabeth de Grande-Bretagne avait atteint en 2001 l’âge de 101 ans, mais elle n’avait vu naître que six arrière-petits-enfants. Sa famille, comme celle de Louis XIV, comporte quatre générations.
Venons-en maintenant aux taux de survie aux grands âges. Selon la table de mortalité de la France pour 1960, les chances pour un bébé de fêter son 85e anniversaire étaient de 11% pour le sexe masculin, et de 24% pour le sexe féminin. Faisons la comparaison avec la table de mortalité la plus récente, concernant les années 1996–1998 ; ces chances atteignent maintenant 28% pour les hommes et 52% pour les femmes. Avec l’hypothèse de mortalité adoptée par l’Insee pour ses projections, elles pourraient passer, au milieu du siècle, à 56% pour les hommes et 82% pour les femmes.
Les chances pour un nouveau-né de survivre jusqu’à 100 ans, sont, d’après la dernière table de mortalité publiée, de 6‰ pour les garçons et de 2% pour les filles. Il faudrait une véritable révolution biologique pour atteindre, chez celles-ci, la probabilité de 50% annoncée par les plus optimistes.
On en arrive ici à la question centrale : quelle est la limite de la durée de la vie humaine ? Pour la majorité des spécialistes, cette limite maximale est d’ordre biologique ; elle serait fonction de la capacité des cellules de notre organisme à se reproduire un certain nombre de fois sans subir de grave altérations, ni perdre leur capacité de procréation. Cette question est examinée et discutée dans un récent numéro de revue Population (janvier–avril 2001), en particulier dans un remarquable article de James R. Carey et Debra S. Judge, intitulé : « Principes de bio-démographie, avec référence particulière à la longévité humaine ». Dans ce même numéro, J.W. Vaupel, de l’institut Max-Planck, soutient que les quotients de mortalité ne progressent pas de manière exponentielle après 80 ans, que les écarts de durée de vie observés chez l’adulte seraient imputables, pour un quart environ, à des différences génétiques entre individus et, pour un autre quart, à des caractéristiques non génétiques plus ou moins fixées une fois atteint l’âge de 50 ans (niveau d’instruction, statut socio-économique, etc.), mais que la variabilité diminuerait chez les personnes très âgées.
Si les progrès médicaux et sociaux permettaient de comprimer radicalement la mortalité des enfants et des adultes, sans modifier sensiblement la durée maximale de la vie humaine, la courbe de survie de nos descendants achèverait de se « rectangulariser », comme dans l’hypothèse de l’Insee. Dans ce cas, il serait peu probable que la moitié des filles nées en l’an 2000 voie l’aube du XXIIe siècle.
Selon Jacques Vallin et France Meslé, « si la baisse des taux de mortalité par âge se poursuivait aux rythmes actuels, 5% des hommes et 16% des femmes atteindraient cent ans » (Populations et Sociétés, n°365, février 2001).
Au contraire, si ce plafond était crevé grâce à une révolution bio-médicale et que la durée maximale de la vie humaine puisse être portée, par exemple, à 150 ans, alors le XXIIe siècle pourrait être – passez-moi l’expression – le printemps des centenaires, surtout pour les femmes, car il est douteux que l’écart d’espérance entre les deux sexes puisse être entièrement résorbé.
On ne peut toutefois balayer d’un revers de main une autre possibilité, une hypothèse radicalement différente : que le poids écrasant des charges sociales et médicales induites par le vieillissement n’amène les gouvernements, soit à rationner les soins, soit à promouvoir l’euthanasie. Alors, l’espérance de vie pourrait cesser de progresser, et le vieillissement de la population se ralentirait, sans pourtant s’arrêter : dans l’hypothèse moyenne de l’Insee, avec les taux de mortalité actuels, la proportion de personnes du 3e âge atteindrait au milieu du siècle 27% (au lieu de 21% aujourd’hui, et 34% avec réduction tendancielle de la mortalité).
Abridged version
Demographic perspectives: the possible and the probable
1. We designate as demographic projections the calculations concerning the expected evolution of a population, as demographic perspectives those based on possible hypotheses (or assumptions), and as demographic previsions those presenting a high level of probability.
The projection method consists in calculating, year by year, by sex and by age, the expected structure of a population, by applying to the numbers read on the pyramid-shaped diagram that represents the population by age groups, survival probabilities, and for women of child-bearing age, a fertility rate.
For the first years of the projection, the margin of error is small, due to the inertia of demographic phenomena. In fact, the volume of births, deaths, entries and departures is quite reduced compared to the one of the ‘stock’. The best image is like a very large reservoir with very small faucets. From one year to the next, one can, therefore, forecast the demographic evolution with a high rate of probability.
The short term demographic perspectives are so reliable that one can talk about previsions, at least for the generations already born, but the uncertainties that remain concerning the future evolution of fertility and the migratory flow introduce every year a small margin of error. This accumulates with time, so that after 50 years the results remain more or less accurate only for the generations already born.
2. On the basis of these principles, the INSEE (French National Institute of Statistics and Economic Studies) published in 1994 the detailed population projections for metropolitan France until 2050. The predictions are as follows:
- • a continuous decrease in mortality according to the tendencies observed from 1970 until 1990;
- • a fertility rate by generation stabilised at 1.8 per woman (there is also a higher estimation with a rise to 2.1 and a lower estimation with a decrease to 1.5);
- • a fixed migratory balance of 50 000 per year for the whole period.
According to the middle estimate, the French population should grow up to year 2050 to around 60 or 65 million, but the most striking phenomenon is that it will have aged considerably:
- • the average age will undoubtedly go from 38.5 to 46 years;
- • the number of people of the so-called ‘third age’ (60 years old and more) will have nearly doubled from 12.2 to 22 million by all estimates;
- • within this group, we will see a spectacular aging; the number of ‘old old’ (75 years and more) will reach and pass the number of ‘young old’ (60 to 74 years old).
In the mid-21st century, the very old people will probably represent more than 17% of the population, instead of 7.1% today, (17% in the middle estimate of fertility, 19.7% in the lower estimate, 15.2% in the higher estimate). There is no need to say that the social, economical and political consequences of this aging will be tremendous, but this debate is not our purpose, and I will concentrate my reflection on two points:
- • the number of generations per family (are we going to pass from a two-generation family to a four generation family?);
- • the rate of survival at advanced age (what could be the proportion of 100 year olds in the generation born this year?).
3. Regarding the number of generations simultaneously present per family (understood in the sense of biological family and not household), the previsions are quite uncertain, because they depend on multiple factors: the proportion of infertile women, the age of maternity, and the rate of survival after procreation.
We must first define a family of two or three generations. Of course, we must consider only the direct line, because the collateral lines would confuse the calculations, especially for the populations of the past, where the profusion of kinship and the overlapping of generations multiplied the extreme situations. Nevertheless, the three-generation model was the most frequent.
It is still the same today. With the rise of life expectancy, many sociologists still believe that the four-generation model will emerge, but this will not happen due to the increasing lateness of maternity age.
In France, the average gap between three generations has increased in 23 years from 49 to 57.2. In the same period, the life expectancy at the 50th birthday has only increased for women by 3.8 years. Therefore, the increase of the age differences between generations more than compensates the expected effects of the mortality decrease on the frequency of four-generation families. It reached a maximum around 1975, but has decreased constantly since the marriage crisis. The family of tomorrow will have three generations more often than four: this is the probability.
There are illustrious examples of four-generation families in the past and present, but they are a case of either short intervals, or exceptional life expectancies, like the French king Louis XIV, who died at 77, having known ten great-grandchildren. Queen Elizabeth, the Queen Mother, had reached in 2001 the age of 101, but she had only seen the birth of six grandchildren. Her family, like Louis XIV’s one, is a four-generation one.
4. Now let us look at the surviva1 rate at an advanced age. According to the life table for France in 1960, chances for a baby to celebrate its 85th birthday were 11% for males and 24% for females. If we compare this with the most recent life table for 1996–1998, these chances reach 28% for men and 52% for women. With the mortality estimate used by INSEE for their projections, it could reach 56% for men and 82% for women by the middle of the century.
The chances for a newborn to survive until 100 years are, according to the latest mortality table published, 6 ‰ for boys and 2% for girls. It would require a true biological revolution to reach the 50% announced by optimists for girls.
We come now to the main question: what is the limit of human life? For the majority of specialists, this limit is biological. It would depend on the capacity of our body cells to reproduce a number of times without major alterations and without loosing their reproductive capacity. This question is examined and discussed in a recent issue of the journal Population (January-April 2001), in particular in an outstanding article by James F. Carey and Debra S. Judge, entitled: “Principes de bio-démographie, avec référence à la longévité humaine”. In this same issue, J.W. Vaupel, from the Max-Planck Institute, maintains that mortality ratios do not grow exponentially after 80 years, that the differences in life-span observed in adults are due to genetic differences between people for 25%, and, for another 25%, to non-genetic characteristics, more or less set at the age of 50 (such as education, socio-economic status, etc.), but that the variability decreases for very old people.
If medical and social progress were able to radically compress the mortality of children and of adults, without considerable modification of the maximum duration of human life, the graphical survival rate of our descendants would end up with a rectangular shape, like in the estimate of INSEE. In this case, the probability that half of the girls born in 2000 would see the beginning of the 22nd century would be quite low.
According to Jacques Vallin and France Meslé, “if the decrease of the mortality rate per age group were to continue at the present rhythm, 5% of men and 16% of women would reach age 100”. (Populations et Sociétés, n° 365, February 2001). On the contrary, if the maximum length of human life were extended to 150 years, due to a biomedical revolution, for example, then the 21st century could become, if I may say it this way, the springtime of the centenarians, at least for women.
One cannot, however, completely ignore another possibility, a completely different assumption: that the tremendous weight of social and medical expenses induced by the aging of the population would lead governments either to ration medical treatment or to promote euthanasia. Then life expectancy would cease to grow, and the aging of the population would slow, but without stopping: in INSEE’s assumption, if the present mortality rate were to remain fixed until 2050, the proportion of senior citizens would reach 27% (instead of 21% today), and 34% in the assumption of a mortality reduction tendency.