Plan
Comptes Rendus

Biologie des populations / Population biology
Propriétés attractives et modifications physicochimiques des eaux de gîtes colonisées par des larves de Aedes aegypti (Diptera : Culicidae)
Comptes Rendus. Biologies, Volume 331 (2008) no. 8, pp. 617-622.

Résumés

Dans cette étude, les auteurs ont mesuré l'attractivité d'une eau peuplée (gîte « positif ») ou non (gîte « négatif ») en larves de Aedes aegypti sur les femelles gravides de ce même moustique et réalisé des analyses physicochimiques de ces eaux afin d'en identifier et doser les principaux constituants. Les résultats ont montré qu'une eau ayant abrité plusieurs générations de larves induisait, sur les femelles de Ae. aegypti, une attraction significativement plus importante qu'une eau n'ayant jamais été colonisée. Les analyses physicochimiques des eaux du gîte « positif » se caractérisent, par rapport aux eaux du gîte « négatif », par des teneurs 2,5 fois plus importantes en azote ammoniacal (NH+4), quatre fois plus importantes en azote nitreux (NO2) et 20 fois plus en azote nitrique (NO3). Les auteurs suggèrent que, dans le gîte « positif » où les larves de moustiques ingèrent la matière organique, la turbidité des eaux diminue, ce qui permet à l'azote organique de s'acheminer vers la voie de la minéralisation (NH+4 → NO2 → NO3) via l'activité des bactéries nitrifiantes. La chitine aussi, en s'accumulant au fond du « gîte positif » et en se dégradant progressivement, augmenterait les teneurs en carbone organique et en ions ammonium, renforçant d'autant le processus de nitrification. Dans le gîte « négatif » au contraire, où les conditions d'évolution des bactéries nitrifiantes sont plus restrictives, l'azote est resté essentiellement sous sa forme organique.

The authors investigated in this paper the attractiveness of a water colonized (‘positive’ breeding site) or not (‘negative’ breeding site) by larvae of Aedes aegypti on gravid females and then characterized their physicochemical properties to identify and quantify the principal components. The results showed that the water that sheltered several generations of larvae was more attractive to gravid females than water that had never been colonized. The water in a ‘positive’ breeding site contains 2.5 times more ammonium ions (NH+4), four times more nitrite ions (NO2) and 20 times more nitrate ions (NO3) than ‘negative’ breeding water. The authors suggest that in the ‘positive’ breeding sites, where the larvae absorb the organic matter, the turbidity of water decreases, which makes it possible for organic nitrogen to be converted into nitrites and nitrates via the nitrifying activity of the bacteria (NH+4 → NO2 → NO3). It is likely that chitin, while accumulating and decomposing at the bottom of the breeding site, may increase the percentage of organic carbon and ammonium ions, then reinforcing the nitrification process. Conversely, in the ‘negative’ breeding site where the conditions of evolution of the nitrifying bacteria are more restrictive, the nitrogen remains primarily in its organic form.

Métadonnées
Reçu le :
Accepté le :
Publié le :
DOI : 10.1016/j.crvi.2008.05.003
Mot clés : Aedes aegypti, Larves, Préférences d'oviposition, Azote, Carbone, Chitine, Bactéries
Keywords: Aedes aegypti, Larvae, Oviposition preference, Nitrogen, Carbon, Chitin, Bacterium
Frédéric Darriet 1 ; Vincent Corbel 1

1 Institut de recherche pour le développement (IRD), laboratoire de lutte contre les insectes nuisibles, 911, avenue Agropolis, BP 64501, 34394 Montpellier cedex 5, France
@article{CRBIOL_2008__331_8_617_0,
     author = {Fr\'ed\'eric Darriet and Vincent Corbel},
     title = {Propri\'et\'es attractives et modifications physicochimiques des eaux de g{\^\i}tes colonis\'ees par des larves de {\protect\emph{Aedes} aegypti} {(Diptera} : {Culicidae)}},
     journal = {Comptes Rendus. Biologies},
     pages = {617--622},
     publisher = {Elsevier},
     volume = {331},
     number = {8},
     year = {2008},
     doi = {10.1016/j.crvi.2008.05.003},
     language = {fr},
}
TY  - JOUR
AU  - Frédéric Darriet
AU  - Vincent Corbel
TI  - Propriétés attractives et modifications physicochimiques des eaux de gîtes colonisées par des larves de Aedes aegypti (Diptera : Culicidae)
JO  - Comptes Rendus. Biologies
PY  - 2008
SP  - 617
EP  - 622
VL  - 331
IS  - 8
PB  - Elsevier
DO  - 10.1016/j.crvi.2008.05.003
LA  - fr
ID  - CRBIOL_2008__331_8_617_0
ER  - 
%0 Journal Article
%A Frédéric Darriet
%A Vincent Corbel
%T Propriétés attractives et modifications physicochimiques des eaux de gîtes colonisées par des larves de Aedes aegypti (Diptera : Culicidae)
%J Comptes Rendus. Biologies
%D 2008
%P 617-622
%V 331
%N 8
%I Elsevier
%R 10.1016/j.crvi.2008.05.003
%G fr
%F CRBIOL_2008__331_8_617_0
Frédéric Darriet; Vincent Corbel. Propriétés attractives et modifications physicochimiques des eaux de gîtes colonisées par des larves de Aedes aegypti (Diptera : Culicidae). Comptes Rendus. Biologies, Volume 331 (2008) no. 8, pp. 617-622. doi : 10.1016/j.crvi.2008.05.003. https://comptes-rendus.academie-sciences.fr/biologies/articles/10.1016/j.crvi.2008.05.003/

Version originale du texte intégral

Abridged English version

The authors investigated here the attractiveness of a water colonized (‘positive’ breeding site) or not (‘negative’ breeding site) by larvae of Aedes aegypti on gravid females and then characterized their physicochemical properties to identify and quantify the principal components. The results showed that the water that sheltered several generations of larvae was more attractive to gravid females than water that have never been colonized (P<0.01). The water in a ‘positive’ breeding site contains 2.5 times more ammonium ions (NH+4), four times more nitrite ions (NO2) and 20 times more nitrate ions (NO3) than ‘negative’ breeding water. The authors suggest that in the ‘positive’ breeding sites where the larvae absorb the organic matter, the turbidity of water decreases, which makes it possible for organic nitrogen to be converted into nitrites and nitrates via the nitrifying activity of the bacteria (NH+4 → NO2 → NO3). It is likely that chitin, while accumulating and decomposing at the bottom of the breeding site, may increase the percentage of organic carbon and ammonium ions, then reinforcing the nitrification process. Conversely, in the ‘negative’ breeding site, where the conditions of evolution of the nitrifying bacteria are more restrictive, the nitrogen remains primarily in its organic form.

This study demonstrates that mosquito larvae can strongly modify the physicochemical properties of their breeding site by absorbing the organic matter and favouring the proliferation of nitrifying and chitinolytic bacteria. The presence of bacteria then contributes to increase the quantity of minerals that can be absorbed and incorporated by various organisms (algae, insect larvae, etc.). The presence of both organic matter and minerals in the positive breeding sites probably contributes to the strong attractiveness of Ae. aegypti females looking for a favourable place to lay their eggs.

1 Introduction

Les collections d'eau propices au développement des larves de Aedes aegypti sont aussi nombreuses que variées. Les femelles gravides à la recherche d'un lieu de ponte déposent leurs œufs un à un, dans des gîtes de petites et de moyennes tailles comme les jarres, les fûts, les sous-pots des plantes ornementales, les boîtes de conserve et les pneus [1]. Les œufs éclosent en donnant des larves détritivores, dont la croissance s'échelonne sur quatre stades larvaires, puis un stade nymphal, au terme duquel apparaît le moustique adulte. Les imagos mâles et femelles absorbent diverses substances sucrées d'origine végétale, mais seules les femelles se nourrissent de sang (régime hématophage). C'est d'ailleurs pendant la prise du repas de sang que Ae. aegypti peut inoculer à l'homme des arboviroses tels que la fièvre jaune, la dengue ou le chikungunya. Dans les régions tropicales où pullule ce moustique, ce sont les collections d'eau (domestiques et péri-domestiques) disséminées à proximité des habitations qui représentent les gîtes les plus nombreux et les plus productifs [2,3]. Par ailleurs, le choix du lieu de ponte est dépendant de plusieurs facteurs, dont la quantité de matière organique dans les gîtes [3], la présence d'algues et de bactéries dans les milieux [4,5], les teneurs en azote, phosphore et potassium (NPK) dans les eaux [6], ainsi que les densités en larves et en nymphes de la même espèce [7–9]. Les apports en matière organique, provenant essentiellement de cadavres d'animaux et de débris de végétaux, subissent des transformations d'ordres physique, chimique et biologique. À la mort de l'organisme, son autolyse entraîne la détérioration des membranes cellulaires. Le contenu du cytoplasme se déverse alors dans le milieu et contribue à son enrichissement en matière organique dissoute [10]. Toutefois, les constituants comme la cellulose, la pectine et la chitine, non solubles dans l'eau, précipitent et s'accumulent au fond des gîtes. La plupart des composés organiques servent de nutriments à des champignons, des algues, des bactéries et aux larves de moustiques qui, à leur tour, élaborent des substances issues de leur métabolisme. En utilisant des gîtes artificiels peuplés ou non en larves de Ae. aegypti, nous avons tenté de mieux comprendre l'influence du milieu sur le comportement de ponte (oviposition) des femelles de ce moustique. Nous avons, pour ce faire, comparé, à l'aide de tunnels expérimentaux, l'attractivité des eaux colonisées ou non par des larves de moustiques. L'analyse de ces mêmes eaux a permis d'en identifier et doser les principaux constituants, le but de cette étude étant de corréler au mieux l'attractivité des différentes eaux testées avec leurs caractéristiques physicochimiques.

2 Matériel et méthodes

2.1 Matériel biologique

Pendant l'étude, nous avons utilisé la souche Bora de Ae. aegypti, originaire de la Polynésie française. Cette souche, dépourvue de mécanisme de résistance aux insecticides, est maintenue depuis plus de dix ans à l'insectarium du laboratoire de lutte contre les insectes nuisibles (LIN–IRD) de Montpellier, France. Les femelles de Ae. aegypti fécondées par les mâles présents dans la même cage ont été gorgées sur les oreilles d'un lapin, sept jours après leur émergence imaginale. Quarante-huit heures après la prise du repas de sang, les femelles gravides ont été utilisées afin de mener les différentes expériences de l'étude.

2.2 Création des gîtes artificiels

Pour la construction des gîtes artificiels, deux aquariums de 0,40 m de longueur par 0,20 m de largeur et de 0,25 m de hauteur ont été remplis, chacun, d'un volume de 10 l d'eau osmosée. Le dessus des aquariums était fermé par un couvercle en matière plastique, dans lequel le système d'éclairage était réglé sur un cycle de 12 h de jour et de 12 h de nuit. Pour l'oxygénation des eaux, une pompe à air d'un débit de 50 l/h était reliée aux deux aquariums, avec une alternance marche/arrêt de 12 h.

Dans le gîte dit « positif », sept cohortes de 30 femelles gravides de Ae. aegypti ont été introduites dans l'aquarium selon un rythme d'une cohorte toutes les trois semaines. Ainsi, sept cycles (œufs, larves, nymphes et adultes) se sont succédé sur une période de 21 semaines, avec, pour chaque cycle, un apport de trois grammes de nutriments (croquettes pour chat broyées) afin de nourrir les larves. Les cohortes successives de 30 femelles gravides ont été amenées à l'intérieur de l'aquarium une fois les adultes émergeant de la cohorte précédente morts à la surface des eaux.

Dans le gîte dit « négatif », seuls les trois grammes de nourriture ont été ajoutés, sept fois de suite, et selon une périodicité identique au gîte « positif ». Durant toute l'étude, les gîtes artificiels « positif » et « négatif » ont été maintenus à l'insectarium à une température de 27 ± 2 °C et une hygrométrie relative de 80%.

2.3 Comportement de ponte de Aedes aegypti

Les tests d'attractivité ont été réalisés dans des tunnels expérimentaux dont l'armature rectangulaire en verre (tunnel) est de 0,25 m × 0,25 m de section et de 0,75 m de longueur. Au cours d'une réplique, trois types d'eau ont été testés simultanément dans trois tunnels, selon la configuration suivante :

  • – tunnel 1 (binôme 1) : eau osmosée versus eau de gîte « négatif » ;
  • – tunnel 2 (binôme 2) : eau osmosée versus eau de gîte « positif » ;
  • – tunnel 3 (binôme 3) : gîte « négatif » versus eau de gîte « positif ».

À chaque extrémité d'un tunnel étaient placés deux gobelets, d'une contenance de 200 ml, dont la paroi intérieure était tapissée d'une bande de papier filtre blanc de 0,20 m × 0,05 m. Deux gobelets ont reçu chacun 50 ml d'eau issue de la première fraction du binôme. À l'autre extrémité du tunnel, les deux autres gobelets ont reçu la même quantité d'eau issue de la fraction complémentaire du binôme. Les femelles de moustiques ont été introduites au centre des tunnels et sont restées en contact avec les différents milieux durant 48 h. Pour chacun des trois binômes évalués, cinq répliques de 10 femelles de Ae. aegypti ont été réalisées avec une rotation de leurs fractions correspondantes à l'intérieur des tunnels. Les eaux « négatives » et « positives » ont été prélevées dans les aquariums après la quatrième cohorte pour les répliques 1, 2 et 3 et après la sixième cohorte pour les répliques 4 et 5.

À chaque réplique de 10 femelles, les œufs pondus sur les bandes de papier filtre ont été comptés. La moyenne des œufs pondus dans les différentes eaux a été comparée deux à deux par un test t de Student [11].

2.4 Analyses physicochimiques des eaux

À la fin de la septième cohorte, il a été prélevé deux litres d'eau de chaque aquarium pour procéder à des analyses physicochimiques. Après mesure du pH des eaux, les recherches se sont centrées sur le dosage des matières organiques en suspension, du carbone organique total (C) et de l'azote (N) global qui se compose des formes organique, ammoniacale (NH+4), nitreuse (NO2) et nitrique (NO3). L'azote Kjeldahl totalise les quantités d'azote organique et ammoniacal. On a par ailleurs dosé l'oxygène dissous (O2), le phosphore (P), le potassium (K) et les chlorures.

Les analyses physicochimiques des gîtes « positif » et « négatif » en larves de Ae. aegypti ont été effectuées parallèlement à celles de l'eau osmosée. Tous les prélèvements ont été traités selon les normes françaises et européennes, celles de l'International Standards Organisation (NF, EN, ISO) par les laboratoires Bouisson-Bertrand de Montpellier (www.bouisson-bertrand.fr).

3 Résultats

3.1 Comportement de ponte de Aedes aegypti (Tableau 1)

Tableau 1

Moyenne d'œufs pondus (cinq répliques) dans des eaux de gîtes « négatif » et « positif » en larves de Aedes aegypti, en comparaison de la situation dans l'eau osmosée

Moyenne d'œufs pondus (IC 95% )a P
eau osmosée 331,8 (275,2–388,4) 0,000048
gîte « négatif » 908,8 (774,0–1043.6)
eau osmosée 143,0 (78,6–207,4) 0,000011
gîte « positif » 1060,4 (882,4–1238,4)
gîte « négatif » 401,8 (263,8–539,8) 0,006
gîte « positif » 863,8 (654,4–1073,2)

a Intervalle de confiance à 95%.

Le nombre moyen d'œufs pondus dans les gobelets a été significativement plus élevé dans les eaux des gîtes « négatif » et « positif » en larves de Ae. aegypti que dans l'eau osmosée (test t de Student, ddl = 8, P<0,001). Par ailleurs, les expérimentations ont montré que le gîte « positif » en larves de moustiques attirait significativement plus de femelles que les eaux du gîte « négatif » (test t de Student, ddl = 8, P=0,006).

3.2 Analyses physicochimiques des eaux (Tableau 2)

Tableau 2

Analyses physicochimiques des gîtes « positif » et « négatif » en larves de Aedes aegypti effectuées parallèlement à une étude identique dans de l'eau osmosée

paramètres analysés eau osmosée gîte « négatif » gîte « positif » unités
pH 7,09 7,46 7,41 unités pH
matières organiques en suspension <2 28 10 mg/l
carbone organique total (en C) 0,5 12 23
azote global 0,5 11 11,1
ammonium (en N) <0,03 0,038 0,09
azote nitreux (en N) <0,035 <0,035 0,14
azote nitrique (en N) 0,48 <0,2 3,91
azote Kjeldahl (en N) <1 11 7
oxygène dissous 7,7 3,2 1,7
phosphore total (en P) <0,1 7,3 5,7
potassium (en K) <1 14 13
chlorures 10 22 25

Le pH est resté sensiblement le même dans les trois milieux. La matière organique en suspension (MOS) provient de la nourriture amenée dans les gîtes. Dans le gîte « négatif » en larves, la matière organique sédimente rapidement, mais ses particules les plus fines restent en suspension dans l'eau. En revanche, dans le gîte « positif », les larves de moustiques en ingèrent une grande partie, ce qui explique sa concentration trois fois plus faible que dans le gîte « négatif ». La concentration en MOS dans l'eau osmosée n'excède pas 2 mg/l.

Pour le carbone organique total, les gîtes « négatif » et « positif » affichent, respectivement, des concentrations 24 et 46 fois supérieures à celles dans l'eau osmosée. L'azote global dosé dans l'eau osmosée est de 0,5 mg/l. Si les analyses montrent des quantités d'azote global identiques dans les deux gîtes étudiés, la transformation de cet azote a été différente selon que les eaux ont abrité ou non des larves de moustiques. Dans le gîte « négatif », les formes ammoniacale (NH+4), nitreuse (NO2) et nitrique (NO3) de l'azote n'ont pas été trouvées en quantités beaucoup plus importantes que dans l'eau osmosée. Dans le gîte « positif », en revanche, les analyses révèlent 2,5 fois plus d'azote ammoniacal, quatre fois plus d'azote nitreux et 20 fois plus d'azote nitrique. L'azote Kjeldahl, qui totalise l'azote organique et ammoniacal, montre que ce composé est resté principalement sous sa forme organique dans le gîte « négatif ». Dans le gîte « positif », en revanche, l'azote se répartit pour moitié sous sa forme organique et pour l'autre moitié sous ses différentes formes minérales (NH+4 + NO2 + NO3). La transformation des ions ammonium en nitrites puis en nitrates nécessite une forte demande en oxygène. Ces réactions d'oxydation expliquent la faible teneur en oxygène dissout relevée dans le gîte « positif ».

Dans les eaux des deux gîtes, les teneurs en phosphore (P), en potassium (K) et en chlorures ont toujours été largement supérieures à l'eau osmosée sans montrer, cependant, de grandes différences selon que les eaux ont été pourvues ou non en larves de moustiques.

4 Discussion

Par le biais de tunnels expérimentaux, nous avons mesuré l'attractivité d'une eau peuplée ou non de larves de Ae. aegypti sur les femelles gravides de ce même moustique. Par ailleurs, les analyses physicochimiques des eaux de gîtes ont permis d'identifier puis de doser les principaux constituants. Bien que les essais en tunnels expérimentaux aient été conduits sur des eaux prélevées après un nombre de cohorte différents (quatrième et sixième cohortes), les résultats ont montré qu'une eau qui a abrité plusieurs générations de larves (gîte « positif ») générait une attraction significativement plus importante qu'une eau n'ayant jamais été colonisée (gîte « négatif »).

Les analyses physicochimiques ont révélé également que la composition des eaux était différente selon qu'elles ont été habitées ou non par des larves de moustiques. La matière organique contenue dans les eaux étudiées provient de la nourriture amenée dans les gîtes. Dans le gîte « négatif », celle-ci sédimente et s'accumule au fond de l'aquarium. Dans le gîte « positif », la matière organique est en partie consommée par les larves de Ae. aegypti. Par ailleurs, comparées aux eaux du gîte « négatif », celles du gîte « positif » se révèlent 2,5 fois plus riches en azote ammoniacal (NH+4), quatre fois plus en azote nitreux (NO2) et 20 fois plus en azote nitrique (NO3). Ces ions nitrites et nitrates se constituent graduellement dans le temps à partir de la nitrification des ions NH+4.

L'azote est un élément essentiel à la matière vivante. L'azote organique est minéralisé par un grand nombre de microorganismes hétérotrophes contenus dans les sols et les eaux. La transformation est réalisée par des champignons (Aspergillus, Penicillium…) et des bactéries aérobies (Bacillus, Bacterium, Pseudomonas…) qui, en retour, libèrent des protéines, des acides aminés et des ions NH+4 (ammonification) [12]. Selon les conditions physicochimiques des milieux, la transformation de l'ammonium (NH+4) en nitrates (NO3) est assurée, soit par des bactéries nitrifiantes autotrophes, soit par des bactéries hétérotrophes.

Dans le cadre d'une nitrification autotrophe, la transformation se déroule en deux étapes distinctes, car il n'existe pas de bactéries capables d'oxyder directement l'ammonium en nitrate. Dans un premier temps, l'ion NH+4 est oxydé en nitrite (NO2) par les bactéries nitritantes du genre Nitrosomonas, les nitrites étant par la suite oxydés en nitrates (NO3) par les bactéries nitratantes du genre Nitrobacter [13]. Ces deux processus d'oxydation expliquent la teneur en oxygène plus faible dans l'eau de gîte « positif », sa teneur en nitrates étant corrélativement 20 fois plus élevée que dans l'eau n'ayant pas abritée de larves. Contrairement aux bactéries hétérotrophes, les bactéries autotrophes Nitrosomonas et Nitrobacter se caractérisent par des rendements de nitrification élevés. Ces bactéries se développent bien dans les milieux riches en matière organique ; or, dans de tels environnements, elles entrent en compétition avec les bactéries hétérotrophes, nettement plus prolifiques [14]. Il s'ensuit que dans les eaux riches en matière organique, la compétition pour le NH+4 entre autotrophes et hétérotrophes favorise largement ces derniers [15].

Les eaux du gîte « négatif » révèlent une concentration en matière organique de 28 mg/l, avec un azote demeuré essentiellement sous sa forme organique. Dans cette eau riche en substrats, la prolifération des bactéries hétérotrophes a vraisemblablement été privilégiée au détriment de celle des bactéries autotrophes. En revanche, dans l'eau du gîte « positif », moins chargée en matière organique (10 mg/l), le milieu a été probablement plus favorable à la croissance de Nitrosomonas et de Nitrobacter, ce qui expliquerait la concentration en azote minéral 15 fois plus élevée que dans le gîte « négatif ». Les nitrates ne s'accumulent pas indéfiniment dans les milieux car, parallèlement à l'action de nitrification, il se produit la réaction inverse de dénitrification, par laquelle les ions nitrates sont réduits en nitrites puis en azote gazeux (N2). Ce processus apparaît lorsque l'oxygène fait défaut et que des microorganismes – principalement des bactéries du genre Pseudomonas – utilisent l'oxygène contenu dans les nitrates pour satisfaire leurs besoins respiratoires [16].

Dans les collections d'eau où les larves de moustiques sont nombreuses sur une longue période, s'accumulent au fond des gîtes les mues (exuvies) larvaires et nymphales constituées de chitine. L'hydrolyse de la chitine est dans un premier temps dirigée par des enzymes de types chitinases qui fragmente cette dernière en deux ou trois unités de N-acétyl-d-glucosamine (respectivement le chitobiose et le chitotriose). Intervient par la suite la chitobiase, une autre enzyme qui dégrade le chitobiose et le chitotriose en unités simple de N-acétyl-d-glucosamine [17]. Les chitinases et les chitobioses sont synthétisées par un grand nombre de champignons et de bactéries, mais ces deux enzymes peuvent être aussi produites par les insectes. Durant les mues larvaires, la production de ces enzymes est sous le contrôle hormonal de l'insecte et plus particulièrement de l'ecdysone ou hormone de mue [18,19]. La synthèse de ces enzymes par les stades larvaires des insectes laisserait à penser que des eaux qui abritent de fortes populations en larves de moustiques pourraient, plus ou moins activement, participer à la dégradation de la chitine. La molécule de N-acétyl-d-glucosamine (C8H15NO6) est utilisée par de nombreux microorganismes pour en extraire le glucose et l'azote. Alors que le glucose fournit l'énergie indispensable au bon fonctionnement des cellules, l'azote réduit jusqu'à sa forme NH+4 est consommé par les bactéries nitrifiantes.

La dépolymérisation de la chitine par les chitinases et les chitobioses pourrait expliquer la forte teneur en carbone organique dans le gîte « positif » en larves de Ae. aegypti. L'ion NH+4 libéré au cours du même processus de dégradation de la chitine évoluerait à son tour en ions nitreux et nitriques, qui s'en iraient augmenter les concentrations déjà présentes dans le milieu.

5 Conclusion

Les résultats de cette étude ont montré que les paramètres physicochimiques d'une eau de gîte se modifient lorsqu'elle abrite des larves de Ae. aegypti. Par ailleurs, ces gîtes s'avèrent plus attractifs à l'encontre des femelles de Ae. aegypti à la recherche d'un lieu de ponte. Dans un gîte « positif », les larves de moustiques ingèrent la matière organique, ce qui réduit la turbidité des eaux et permet à l'azote organique de s'acheminer vers la voie de la minéralisation. La chitine aussi s'accumule au fond des gîtes et se dégrade en augmentant les teneurs en carbone organique et en ions ammonium. Les larves de moustiques modifient donc les eaux de leur gîte en ingérant la matière organique, ce qui, très probablement, entraîne la prolifération de bactéries nitrifiantes et chitinolytiques, qui elles-mêmes enrichissent le milieu de composés organiques et minéraux directement assimilables par d'autres organismes. C'est en effet la présence ou non des algues, des bactéries et des larves de moustiques [4,5,7–9] ainsi que les teneurs en matière organique et minérale qui conditionnent les propriétés attractives d'une eau de gîte. Des observations qui corroborent les résultats d'une autre étude, qui a montré récemment que des eaux riches en engrais de type NPK (azote, phosphore, potassium) généraient une forte attraction vis-à-vis des femelles de Ae. aegypti à la recherche d'un lieu de ponte [6].


Bibliographie

[1] R. Cordellier; M. Germain; J.-P. Hervy; J. Mouchet Guide pratique pour l'étude des vecteurs de fièvre jaune en Afrique et méthode de lutte, Orstom Éditions, Paris, 1977 (Initiation – Documents techniques)

[2] D.A. Focks; D.D. Chadee Pupal survey: an epidemiologically significant surveillance method for Aedes aegypti: an example using data form Trinidad, Am. J. Trop. Med. Hyg., Volume 56 (1997), pp. 159-167

[3] R. Barrera; M. Amador; G.G. Clark Ecological factors influencing Aedes aegypti (Diptera: Culicidae) productivity in artificial containers in Salinas, Puerto Rico, J. Med. Entomol., Volume 43 (2006), pp. 484-492

[4] E.I. Hazard; M.S. Mayer; K.E. Savage Attraction and ovipositional stimulation of gravid female mosquitoes by bacteria isolated from hay infusion, J. Am. Mosq. Control Assoc., Volume 27 (1967), pp. 133-136

[5] J.D. Trexler; C.S. Apperson; L. Zurek; C. Gemeno; C. Schal; M. Kaufman; E. Walker; D.W. Watson; L. Wallace Role of bacteria in mediating the oviposition response of Aedes albopictus (Diptera: Culicidae), J. Med. Entomol., Volume 40 (2003), pp. 841-848

[6] F. Darriet; V. Corbel Influence des engrais de type NPK sur l'oviposition d'Aedes aegypti, Parasite, Volume 15 (2008), pp. 89-92

[7] R.S. Soman; R. Reuben Studies on the preference shown by ovipositing females of Aedes aegypti for water containing immature stages of the same species, J. Med. Entomol., Volume 7 (1970), pp. 485-489

[8] D.R. Roberts; B.P. His A method of evaluating ovipositional attractants of Aedes aegypti (Diptera: Culicidae) with preliminary results, J. Med. Entomol., Volume 14 (1977), pp. 129-131

[9] M.D. Bentley; J.F. Day Chemical ecology and behavioural aspects of mosquito oviposition, Annu. Rev. Entomol., Volume 34 (1989), pp. 401-421

[10] Y. Dommergues La biologie des sols, Presses universitaires de France, Paris, 1968

[11] Statistica, Logiciel Windows d'analyse de données, version 6, Statsoft France, 31, cours des Juilliottes, 97400 Maisons-Alfort, France, 2001, www.statsoft.com

[12] P. Cellier; J.-C. Germon; C. Hérault; S. Gernermont Les émissions d'ammoniaque (NH3) et d'oxydes d'azote (NO et N2O) par les sols cultivés : mécanismes de production et quantification des flux, Maîtrise de l'azote dans les agrosystèmes, Les colloques, 23, INRA Éditions, Paris, 1997, pp. 19-20

[13] E. Bock; H.P. Koops; H. Harms Nytrifying bacteria (H.G. Schlegel; B. Bowien, eds.), Autotrophic Bacteria, Sci. Tech. Publ. Madison, WI, Berlin, 1989, pp. 80-96

[14] E. Bock; H.P. Koops; H. Harm; B. Ahlers The biochemistry of nitrifying microorganismes (J.M. Shively; L.L. Barton, eds.), Variations in Autotrophic Life, Academic Press, London, 1991, pp. 171-200

[15] F.J.M. Verhagen; H.J. Laanbroek Competition for ammonium between nitrifying and heterotrophic bacteria in dual energy-limited chemostats, Appl. Environ. Microbiol., Volume 57 (1991), pp. 3255-3263

[16] C. Féray, Nitrification en sédiment d'eau douce : incidence des rejets de station d'épuration sur la dynamique de communautés nitrifiantes, thèse, université Claude-Bernard, Lyon-1, 2000

[17] J. Saguez, Les chitinases et leur implication dans la pénétration de la membrane péritrophique des moustiques par les oocinètes de Plasmodium, mémoire de maîtrise de biologie, université de Picardie Jules-Verne, 2002 ; http://membres.lycos.fr/julbcp/htlm/sommem.htm

[18] J.V. Passonneau; C.M. Williams The moulting fluid of the Cecropia silkworm, J. Exp. Biol., Volume 30 (1953), pp. 545-560

[19] C. Jeuniaux; M. Amanien Mise en evidence d'une chitinase dans le liquide exuvial de Bombyx mori L., Arch. Int. Physiol. Biochim., Volume 63 (1955), pp. 94-103


Commentaires - Politique


Ces articles pourraient vous intéresser

Understanding the role of arthropod vectors in the emergence and spread of plant, animal and human diseases. A chronicle of epidemics foretold in South of France

Didier Fontenille; Astrid Cruaud; Laurence Vial; ...

C. R. Biol (2020)


Factors influencing the toxicity of xenobiotics against larval mosquitoes

Delphine Rey; Jean-Philippe David; Jean-Claude Meyran

C. R. Biol (2003)


Géopolitique du moustique

Érik Orsenna

C. R. Biol (2019)