Alors qu’il était naguère considéré comme rare en Afrique subsaharienne et perçu comme une maladie de « Blancs », le diabète est en train de s’y développer rapidement, à l’instar de beaucoup de pays en développement ou émergents, si bien que certains analystes ont eu recours aux vocables fort problématiques de « pandémie » et d’« épidémie » pour pointer du doigt l’explosion du nombre de diabétiques à l’échelle du monde. En 2010, on estimait que plus de 12 millions d’Africains étaient diabétiques et que près de 330 000 d’entre eux mourront des maladies ou des complications associées à cette pathologie : cécité, amputation, accident vasculaire cérébral, atteinte rénale, crise cardiaque, etc. [1].
Alors que, jusqu’ici, l’attention et les efforts des pouvoirs publics africains, des bailleurs de fonds et des institutions internationales étaient centrés sur les maladies infectieuses, la pandémie du sida, la tuberculose et le paludisme qui, en termes de morbidité et de mortalité, représentent les défis les plus préoccupants pour les systèmes de santé, la prévalence des maladies pouvant être catégorisées de « maladies de la modernité » (diabète, cancer) ne cesse cependant d’augmenter, en raison d’une pluralité de facteurs : phénomène concomitant de vieillissement et d’expansion de la population, urbanisation rapide, avec ses corollaires de nouveaux comportements alimentaires, la sédentarité, dégradation des cadres de vie, etc. En matière de répartition de la prévalence, et en ce qui regarde la carte des facteurs et populations à risque, la situation est très contrastée à l’échelle africaine (taux de prévalence entre les pays), mais également à l’intérieur des pays, selon le milieu de résidence ou le niveau socioéconomique.
Avec un taux de prévalence de 3 % en 2006 [2], le Sénégal, à l’image des autres pays africains, fait face aux nouveaux fardeaux sanitaires induits par l’expansion du diabète ainsi qu’aux pressions que la maladie fait peser sur le système de santé malmené par « les maladies de la pauvreté ». C’est dans ce contexte que cette recherche a pour ambition de montrer en quoi le diabète est le lieu de polarisation de nouvelles incertitudes et de nouveaux défis en matière de santé au Sénégal, mais également le cadre d’expression d’inégalités de santé criardes face aux « maladies de la modernité ». Elle s’appuie sur des données collectées auprès de l’ensemble des acteurs de la maladie : diabétiques selon le genre, l’âge, le milieu de résidence, le niveau socioéconomique ; institutions étatiques et privées d’aide aux malades (centre antidiabétique Marc-Sankalé, Association sénégalaise de soutien aux diabétiques, médecins, etc.).
1 Le diabète : lieu de cristallisation de nouveaux défis et inégalités de santé
Des « maladies de la modernité », le diabète est aujourd’hui celle qui semble faire le plus de ravages chez les Sénégalais. Les données disponibles laissent entrevoir une évolution de la maladie, naguère relativement inconnue. Les données les plus récentes font état d’un taux de prévalence de 3 %. Même si ce taux, traduit en valeur absolue, peut paraître faible, il faut cependant tenir compte de son évolution dans le temps pour mieux saisir le rythme de progression rapide de la maladie, avec environ 50 nouveaux cas diagnostiqués en moyenne par le centre antidiabétique Marc-Sankalé de l’hôpital Abass-Ndao. En outre, ces données ne reflètent pas l’ampleur de la situation car, du fait de l’ignorance, de l’accessibilité encore déficiente en matière de prise en charge et des représentations sociales de la maladie (nous y reviendrons dans la section sur une analyse des perceptions populaires de la maladie), il y a beaucoup de situations de non-déclaration et d’absence de diagnostic.
Toutes les catégories sociales sont touchées par ce problème de santé, dont l’expansion est imputable à une pluralité de facteurs : sédentarité, consommation, alimentation, etc. Cependant, les représentations sociales autour du diabète, la perception des facteurs de risque, la prise en charge de la maladie et les comportements au quotidien sont variables selon plusieurs facteurs, notamment le niveau socioéconomique de la personne atteinte, le milieu de résidence, le niveau d’instruction, le genre, le niveau de connaissance des effets et de la prévention.
Ainsi, le diabète est non seulement un nouveau risque sanitaire au Sénégal, mais il est aussi le cadre d’une cristallisation de nouvelles inégalités en matière de santé. Quoi de commun entre :
- • le diabétique, cadre supérieur aisé à Dakar, bien informé sur sa maladie, ayant les moyens de respecter le régime alimentaire que celle-ci lui impose, d’effectuer un suivi régulier de l’évolution de son taux de glycémie et d’accéder, le cas échéant, aux soins appropriés lui permettant de vivre sans tracas sa pathologie ;
- • la ménagère au Fouta, diabétique depuis plusieurs années dont la maladie ne cesse de s’aggraver parce qu’ignorante des gestes élémentaires de prise en charge (nécessité d’exercice et nouveaux comportements alimentaires, etc.) et éloignée des structures de santé dévolues à la prise en charge des diabétiques ;
- • l’homme politique1 souffrant du diabète depuis plus d’une décennie et ayant les moyens d’une prise en charge, surtout à l’extérieur du Sénégal, dans des pays développés comme la France et les États-Unis ?
L’explosion du diabète au Sénégal s’est davantage accentuée dans les couches aisées, à la faveur de l’augmentation de leur pouvoir d’achat. Au Sénégal, comme c’est souvent le cas dans les pays faisant face à des situations de pénurie, l’alimentation constitue très souvent le poste de dépense où il est aisé de mesurer les changements dans les conditions de vie. Sitôt que le pouvoir d’achat d’un ménage ou d’une famille connaît une hausse, de nouvelles habitudes alimentaires sont très souvent adoptées. Celles-ci vont dans le sens de la consommation davantage de produits sucrés, de pâtisseries, de viandes (rouges de préférence), de fritures. Le tout est associé avec le « diktat » du riz parfumé, céréale de base de l’alimentation des Sénégalais.
Aujourd’hui, ces changements dans les comportements alimentaires ne peuvent être seulement cantonnés dans les catégories sociales aisées, puisqu’ils se diffusent à l’échelle de l’ensemble de la société. Il s’agit de signes évidents d’une transition nutritionnelle couplée à un processus d’occidentalisation toujours plus marqué des pratiques alimentaires, particulièrement en milieu urbain. La consommation de produits sucrés à longueur de journée (jus, boissons sucrées, « café-touba », thé, lait caillé) est un marqueur de ces changements. Ainsi, le foisonnement des « supérettes » en milieu urbain, particulièrement à Dakar, permet de constater cette explosion de la consommation de produits sucrés dans les modes de consommation des Sénégalais, aisés comme pauvres. La plupart de ces nouveaux lieux de consommation regorgent de produits à forte teneur en sucre et importés le plus souvent : jus, friandises, sodas, charcuterie, etc.
Le régime alimentaire d’aujourd’hui se caractérise par sa haute teneur en glucides, autant au sein des ménages qu’à l’occasion des cérémonies familiales où il est parfois loisible de constater, en quelque sorte, une course vers l’exhibition de signes extérieurs de réussite sociale à travers les mets préparés (repas où l’huile dégouline, avec de la viande grasse, des fromages, des saucisses, avec addition de café, le plus souvent pour obtenir un riz de teinte brune, consommation à outrance de jus, de lait très gras). L’explosion de menus gras est à mettre en parallèle avec l’explosion du diabète. Il faut y associer, en outre, la valorisation de l’embonpoint : afficher sa bedaine et ses rondeurs comme signes extérieurs d’une alimentation riche, ce que l’imaginaire populaire désigne par le vocable fort évocateur de birou patron (la bedaine du patron). Les canons de beauté présentés comme traditionnels (le modèle de la femme jongoma2) tout en rondeur apparaissent comme autant de signes majeurs de mutations dans les pratiques alimentaires et dans les représentations associées à des maladies comme le diabète.
Les effets pervers des changements dans les comportements alimentaires sont renforcés par le contexte d’urbanisation, qui induit de nouveaux de mode de vie liés à la sédentarité. On ne peut faire l’impasse sur les effets ravageurs en ce qui a trait à la prévalence du diabète : on ne marche moins en moins en milieu urbain, on circule beaucoup en taxi et en bus, même sur de courtes distances. Même s’il peut être observé une prolifération de clubs de sport (gym privée, salles de conditionnement) auprès des couches aisées, la tendance marquante va vers plus de sédentarité, ce qui constitue aussi un effet direct du rythme de vie trépidant en milieu urbain, singulièrement à Dakar. Même si on tient à être actif, on est découragé par le manque de conditions propices pour le faire ou de temps, sans compter les perceptions populaires quant à la pratique d’activités sportives chez certaines franges de la population plus à risques en matière de diabète (personnes âgées, femmes, etc.).
Tout en étant un puissant révélateur de changements drastiques dans les modes de vie et d’alimentation, le diabète est un cadre approprié d’observation d’inégalités dans sa prise en charge, l’accès au traitement et les moyens de le prévenir. Le facteur d’inégalité est le milieu de résidence. Celui-ci se manifeste par des contrastes entre Dakar, lieu de concentration des spécialistes, du seul centre antidiabète et le reste du pays. L’autre facteur d’inégalité est lié au fait que, comme l’ont mis en relief certains des répondants de notre enquête, le « diabète est une maladie de riches » ; il faut être financièrement à l’aise pour défrayer les coûts liés à sa prise en charge : achat d’insuline, d’appareils et de bâtonnets de mesure de la glycémie, de succédané de sucre, possibilité de suivre un régime individualisé (à base de poisson, de volaille, avec des crudités souvent chères, comme les concombres). Ce qui, à l’échelle d’une personne, d’un ménage ou d’une famille, peut représenter un poste de dépense relativement important.
De tous ces problèmes, c’est surtout l’accès à l’insuline qui est le plus aigu, comme l’ont souligné la majorité de nos répondants. Outre sa cherté, les autres contraintes majeures sont l’irrégularité des approvisionnements (situation de rupture de stock) et l’absence de programme de subvention, comme pour l’achat d’antirétroviraux pour le sida, et d’une politique de gratuité des soins et des traitements, comme pour la tuberculose. Or, des recherches menées au Mali, au Mozambique et en Zambie ont montré que les coûts d’entretien de la maladie peuvent représenter plus de 70 % d’un salaire [2], et cela sans tenir compte du régime alimentaire du diabétique, qui vient souvent imposer aux ménages de nouvelles charges financières difficilement supportables pour les couches défavorisées. Ici, le manque de moyens en matière de prise en charge se combine avec un faible niveau d’instruction. Pour le diabète, la scolarisation est souvent cruciale pour une meilleure prise en charge et pour pourvoir ainsi éviter les situations à risques et les pratiques concourant à une meilleure hygiène de vie (aliments à proscrire, lecture de son taux de glycémie, dosage, etc.).
2 Le diabète, une maladie de Blancs ? Représentations sociales au sujet de la maladie et de sa prise en charge
Malgré les progrès accomplis en matière de sensibilisation sur le diabète, l’explosion de sa prévalence et les ravages qu’il ne cesse de causer en termes de complication (invalidité, handicap visuel ou moteur) et les coûts financiers qu’il engendre pour les pouvoirs publics comme à l’échelle des ménages, le diabète n’a cessé de progresser au Sénégal. À l’instar des autres maladies de la modernité, il vient s’ajouter comme nouveau et coûteux fardeau pour un système de santé déjà fortement malmené par les « pathologies de la pauvreté, des carences et des pénuries ».
Du fait de son statut de « maladie récente », le diabète demeure non seulement entouré de « mystère », mais il est aussi le lieu de projection de fausses représentations (sur les moyens d’en être atteint). Certains répondants ont tout simplement invoqué la prolifération des bouillons utilisés à outrance dans la préparation des repas pour expliquer l’accroissement du nombre de diabétiques. D’autres ont pointé l’abandon de menus traditionnels à base de couscous et la forte consommation de sucre comme élément d’explication, alors que d’autres, dans une attitude plus fataliste, ont allégué des forces maléfiques ou une sanction divine.
Malgré son statut de « maladie chronique », fondé donc sur l’impossibilité de la guérir, en rapport avec les systèmes cosmogoniques de représentation des maladies, il est apparu dans nos entretiens la croyance en la réversibilité de toute maladie, a fortiori le diabète. Cette croyance s’appuie sur la conviction que les cas de maladie les plus critiques, les situations les plus désespérées peuvent faire l’objet d’une inversion. Le concept d’un miracle possible de guérison est ancré dans les représentations. Comme la maladie est toujours suspecte et qu’elle est souvent interprétée comme l’effet d’un ordre culturel ou social déréglé, une guérison demeure toujours possible grâce aux prières, aux offrandes faites par des marabouts, des guérisseurs ou des féticheurs.
La notion de maladie à issue fatale, irréversible, ne s’inscrit pas profondément dans les représentations culturelles de la maladie dans les systèmes de référence de certains diabétiques baignant encore dans des univers de sens où se bousculent représentations populaires sur le diabète, connaissances médicales modernes, rationalité et religion. Comme l’ont bien dit quelques répondants : « la fin de la médecine des Blancs n’est pas la fin de la médecine ».
De telles représentations populaires, associées à un contexte de précarité généralisée qui limite l’accès au système moderne de prise en charge du diabète, expliquent la prolifération de guérisseurs de toutes sortes proposant des recettes à base de décoctions, de breuvages et de traitements traditionnels en vue d’une « guérison complète du diabète ». Ces « guérisseurs du diabète » ont souvent recours à une publicité intensive sur le web, dans les médias, ou sur des brochures et des dépliants, pour proposer des traitements accélérés qui permettent de recouvrer son « état initial d’avant ». Bon nombre de préparations traditionnelles sont d’ailleurs des mélanges de plantes avec un puissant effet émétique, afin de « faire sortir le mal » du malade [2]. Les efforts de sensibilisation doivent tenir compte de cette réalité et surtout insister sur les risques et dangers associés à ces traitements par des acteurs comptant en leur sein beaucoup de « charlatans ».
3 Conclusion
À l’instar de la majorité des pays en développement, le système de santé doit concomitamment relever « d’anciens » et de « nouveaux défis », dans un contexte global de crise du secteur de la santé et de faiblesse des moyens alloués à ce secteur. Alors que, malgré les progrès accomplis depuis plus de cinq décennies, le système de santé a du mal à faire face aux « maladies de pauvreté » (transmissibles), les « maladies de la modernité » viennent exercer sur lui une pression nouvelle.
Parmi ces maladies, le diabète a connu une croissance exponentielle au cours des dernières années. L’expansion du diabète est un puissant marqueur des changements dans les modes de vie et dans les comportements alimentaires, surtout dans les villes sénégalaises. Il est aussi le cadre de la cristallisation de fortes inégalités liées au statut socioéconomique, au milieu de résidence, au niveau de scolarisation, etc. Il est en outre le lieu d’élaboration de représentations populaires qui tendent à mettre l’accent sur la possibilité « de le soigner pas seulement de le contrôler ». Enfin, la réduction de ses effets dévastateurs requiert des moyens très importants, et surtout des changements très drastiques dans les modes de vie ; sinon, le coût humain, financier et démographique de cette « pandémie silencieuse » risque d’être encore plus élevé.
Déclaration d’intérêts
L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.
1 Le pourcentage d’hommes politiques sénégalais en souffrant est par ailleurs un bon baromètre de l’évolution de la maladie. Plusieurs d’entre eux en sont atteints depuis plusieurs années, dont, parmi les plus en vue : Moustapha Niass, Amath Dansokho, Youssou Ndour, etc.
2 Un concours de beauté dénommé « Miss Jongoma » est organisé pour magnifier les critères plastiques traditionnels. Le dernier en date a eu lieu en juin et juillet 2012. Ces femmes, affichant des mensurations très élevées et de fortes corpulences, sont ainsi présentées comme les canons de beauté typiquement sénégalais, contrairement aux normes occidentales centrées sur les physionomies filiformes.