Madeleine Gans (1920-2018) est une éminente pionnière de l'école française de génétique dont le talent exceptionnel et le profond dévouement à la recherche et à l'enseignement tout au long de sa carrière professionnelle (1945-1990) ont été des déterminants essentiels de l'émergence de la génétique du développement. Elle est nommée professeur en 1961 à la faculté des sciences de Paris (devenue l'université Pierre-et-Marie-Curie et maintenant Sorbonne-Université). En 1987, elle est élue membre correspondant de l'Académie des sciences.
Madeleine Gans, née Madeleine David, est née le 5 juin 1920 à Pont-à-Mousson, en France, dans une famille de trois enfants. Son père était ingénieur et sa mère professeur de mathématiques. Elle fait ses études secondaires à Pont-à-Mousson où elle obtient son baccalauréat en juin 1939, avant d'intégrer l'université de Nancy dans les filières médicales et scientifiques. Elle s'intéresse particulièrement aux cours de physique donnés par le professeur Marcel Laporte. En 1940, en raison de la Seconde Guerre mondiale, Madeleine Gans et sa famille quittent Pont-à-Mousson et Nancy pour se réfugier d'abord à Rennes, puis à Larche et à Toulouse, dans la zone libre du sud-ouest de la France. D'octobre 1940 à septembre 1945, elle poursuit ses études universitaires à Toulouse, où elle obtient son diplôme de médecine et de sciences. Les lettres écrites à son frère Pierre pendant cette période témoignent déjà d'une détermination sans faille quant aux études qu'elle entend suivre n'ayant aucun intérêt pour une carrière médicale, préférant le raisonnement scientifique et l'expérimentation. Par hasard, elle rencontre à Toulouse son professeur de physique de Nancy et son assistant, François Gans, qui plus tard deviendra son mari. Elle n'a jamais parlé de sa participation à un réseau de résistance pendant cette période, peut-être par pudeur, un trait important de sa personnalité. Après la guerre, fortement recommandée par Albert Vandel (1894-1980), son professeur de zoologie à la faculté de Toulouse, elle entre en contact avec Boris Ephrussi (1901-1979) [1], qui l'accepte dans son laboratoire.
En 1945, à son retour des Etats-Unis, B. Ephrussi est nommé à la fois chef du département de génétique de l'Institut de Biologie Physico-Chimique (IBPC) à Paris et professeur à la Sorbonne, occupant ainsi la première chaire universitaire de génétique créée en France. Trois équipes travaillent dans son laboratoire. Les projets sur la drosophile se multiplient avec l'arrivée de Philippe L'Héritier en 1946. Parallèlement, un nouveau projet démarre sur la levure Saccharomyces cerevisiae dirigé par B. Ephrussi, et un autre sur le champignon filamenteux Podospora anserina, dirigé par Georges Rizet.
En février 1946, un mutant spontané aux yeux jaune citron, nommé zeste, apparaît dans la collection de Drosophila melanogaster et B. Ephrussi propose à Madeleine Gans de l'étudier en raison de ses propriétés inhabituelles : le phénotype mutant (yeux jaunes) est présent chez les femelles mais pas chez les mâles, il varie avec la température et est soumis au phénomène de variégation dans certaines conditions. Elle s'immerge dans ce sujet avec enthousiasme et cinq ans plus tard, le 21 décembre 1951, elle soutient sa thèse de doctorat "Étude génétique et physiologique du mutant zeste de Drosophila melanogaster".
Il apparait clairement dès le début de ses travaux que le mutant zeste (z) de la drosophile est particulier. Madeleine Gans montre que la mutation z est située très près du gène white+ (w+) sur le chromosome X. Elle étudie le dosage des gènes entre z, z+ et w+ et découvre que le phénotype du mutant z dépend strictement de la présence de deux doses du gène w+. Elle démontre également que cette propriété est soumise à un effet de position puisque le phénotype mutant z est supprimé lorsque l'une des deux copies du gène w+ est transférée à proximité de l'hétérochromatine centromérique par des réarrangements chromosomiques. Enfin, elle découvre que la variégation de la pigmentation des yeux dépend à la fois des conditions extérieures (comme la température) et du patrimoine génétique des souches, une découverte inédite à l'époque. Ce travail, publié en français en 1953 dans Le Bulletin biologique de France et de Belgique [2], a ensuite été traduit dans les laboratoires américains comme un exemple classique d'analyse génétique.
Pendant la préparation de sa thèse, en 1947, elle se marie avec François Gans. Ils auront trois enfants, Catherine née en 1948, Pierre né en 1951 et Elisabeth née en 1957. A son arrivée au laboratoire Ephrussi, Madeleine Gans bénéficie d'une bourse de l'IBPC. En 1946, elle obtient un poste d'attachée de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), qui venait alors d'être créé. Elle est promue chargée de recherche en 1952, puis entame une carrière universitaire, d'abord comme chef de travaux pratiques en 1953, puis comme professeur de 1961 jusqu'à sa retraite en 1990.
Pendant les trois années qui ont suivi sa soutenance de thèse, elle poursuit ses recherches sur les interactions zeste-white. Cependant, suite au départ de Philippe L'Héritier et de son équipe vers le nouveau centre CNRS de Gif-sur-Yvette, elle décide de changer de sujet de recherche et s'associe à Georges Prévost, un jeune scientifique recruté en 1955 comme chef de travaux pratiques, pour développer un nouveau modèle d'étude au sein du laboratoire. Intéressés par les relations entre le noyau et le cytoplasme, ils choisissent le champignon Coprinus radiatus car ce Basidiomycète présente une phase dicaryotique longue et stable au cours de laquelle deux noyaux haploïdes coexistent dans le même cytoplasme, ce qui constitue un outil précieux pour les analyses génétiques.
Leurs travaux de recherche ont rapidement suivi deux axes principaux : l'isolement de mutants métaboliques [3], et l'utilisation de la phase dicaryotique pour aborder les questions fondamentales de l'échange entre les noyaux [4]. Une collection d'une centaine de mutants est créée, conduisant à la première cartographie génétique à grande échelle d'un Basidiomycète [5]. En 1957, Madeleine Gans et Georges Prévost quittent l'IBPC à Paris pour installer leur équipe dans le Laboratoire de génétique physiologique du nouveau centre CNRS de Gif-sur-Yvette. Ils y mènent des études sur la recombinaison somatique [6], les locus d'incompatibilité sexuelle [7] et les voies de biosynthèse (pyrimidines et arginine), le tout en utilisant des techniques de génétique. Ils montrent notamment que le locus ur-1 est composé de deux gènes appartenant à une même unité de transcription [8] contrôlant les deux premières étapes de la voie de biosynthèse des pyrimidines, un fait inédit à l'époque. Les résultats obtenus chez Coprinus radiatuss [9] et Neurospora crassa conduisent à un modèle dans lequel le carbamyl-phosphate est produit par deux complexes enzymatiques : un complexe mitochondrial pour la chaîne de l'arginine et un complexe cytoplasmique pour la chaîne des pyrimidines. Cependant, dans certaines conditions, une "décanalisation" du carbamyl-phosphate de la biosynthèse de l'arginine peut avoir lieu [10].
Jusqu'à la fin des années 1980, ces méthodes de génétique ont été utilisées pour étudier une variété d'autres questions biologiques, ce qui a donné lieu à pas moins de 27 articles originaux souvent publiés dans les Comptes Rendus de l'Académie des sciences. Cependant, comme ces articles ne tenaient pas compte des méthodes de biologie moléculaire qui se développaient rapidement à l'époque – en plus d'être souvent publiés en français – ils n'ont pas reçu une reconnaissance internationale suffisante, et c'est un autre champignon étroitement apparenté, Coprinus cinereus, qui est devenu le principal modèle pour ce groupe d'organismes [11].
Madeleine Gans et Georges Prévost étaient très investis dans l'enseignement de la génétique à l'université. Dès 1956, ils participent à la création d'un nouveau cours de troisième cycle, le DEA de génétique [12], et jusqu'en 1990, Madeleine Gans continue d'enseigner activement la génétique à de nombreux étudiants dont certains ont ensuite fait de brillantes carrières dans ce domaine. En 1968, lorsque Georges Prévost rejoint la nouvelle Faculté des sciences d'Orsay, Madeleine Gans transfère son équipe dans le nouveau Centre de génétique moléculaire que le CNRS venait d'ouvrir à Gif-sur-Yvette et décide de revenir au modèle drosophile de ses premières années.
Ce fut un nouveau départ. L'application des méthodes de génétique à la compréhension des processus de développement venait d'être proposée [13], mais rien ne se faisait encore en France. Madeleine Gans décide de se consacrer, avec toute son équipe, à l'identification et à l'analyse de mutants impliqués dans le développement de la drosophile, plus particulièrement sur la mise en place de la polarité et du plan de développement de l'embryon [14].
Rappelons que l'ovocyte de drosophile est une grosse cellule, polarisée selon les axes antéro-postérieur et dorso-ventral, préfigurant les axes de l'embryon, de la larve et de l'adulte. Cette polarisation, présente avant la fécondation, est attribuée à la présence dans le cytoplasme de l'ovocyte de substances déposées sous le contrôle de gènes dits "à effet maternel" agissant au cours de l'ovogenèse femelle. De plus, les cellules germinales sont les premières cellules à se former au pôle postérieur de l'ovocyte et nécessitent l'intégrité du plasma postérieur ; la suppression de ce plasma conduit à des mouches dépourvues de cellules germinales et donc à des adultes stériles (mutants "sans petits-enfants"). Madeleine Gans et ses collaborateurs entreprennent plusieurs mutagenèses systématiques pour rechercher de telles mutations "femelles-stériles" liées au chromosome X, qui pourraient conduire à des anomalies spécifiques chez l'embryon, la larve ou l'adulte [15]. Les mutants obtenus sont analysés dans son laboratoire [16, 17, 18, 19, 20] et en collaboration [21]. À l'époque, très peu d'équipes dans le monde avaient entrepris le criblage de ce genre de mutations chez la drosophile, plaçant l'équipe de Madeleine Gans dans une enviable position de pionnière. Par la suite, d'autres cribles de mutations à effet maternel et des cribles systématiques de mutations zygotiques affectant le plan de formation de l'embryon ont été réalisés par d'autres groupes, confirmant la force de l'approche génétique pour l'analyse du développement [22]. Cela a été universellement reconnu par l'attribution du prix Nobel de physiologie ou de médecine en 1995 à Edward Lewis, Christiane Nüsslein-Volhard et Eric Wieschaus.
Trois mutants « femelles-stériles » dominants obtenus dans l'une des mutagenèses mentionnées ci-dessus ont immédiatement attiré l'attention de Madeleine Gans en raison de leurs caractéristiques remarquables [23]. Ces mutations dominantes liées au sexe, appelées ovoD, entraînent la stérilité complète des femelles, tandis que les mâles mutants sont entièrement fertiles. Elles sont actives uniquement dans la lignée germinale, et non dans la lignée somatique de l'ovaire. Madeleine Gans a compris le grand atout de ces mutations ovoD permettant d'étudier le rôle d'autres mutations liées au sexe dans l'ovogenèse. Un atout qui a été utilisé par Norbert Perrimon, d'abord en stage pré-doctoral dans le laboratoire de Madeleine Gans [24] et ensuite pendant son doctorat dans le laboratoire d'Anthony Mahowald. Norbert Perrimon a apporté deux améliorations majeures à cette technique : l'une permet l'induction de clones germinaux à une fréquence beaucoup plus élevée [25], l'autre permet l'extension de l'analyse clonale germinale aux mutations autosomiques [26, 27]. Ces outils génétiques ont été utilisés par toutes les équipes travaillant sur la génétique du développement chez la drosophile.
Au cours de ses analyses minutieuses, Madeleine Gans a découvert un phénomène inattendu : certaines mouches viables parmi la descendance ne résultent pas d'une recombinaison mitotique mais plutôt d'une réversion phénotypique des mutations ovoD dans la lignée germinale femelle [23]. Le taux élevé de réversion et l'apparition simultanée de nombreuses mutations létales et morphologiques suggèrent la mobilisation d'un élément transposable. En effet, en 1989, Madeleine Gans et ses collaborateurs montrent que la mobilisation des transposons gypsy et copia est capable d'induire des réversions d'ovoD [28]. Il est également montré que cette mobilisation dépend du génotype des mères des femelles ovoD/+. Un nouvel élément génétique est découvert, nommé flamenco, localisé dans l'hétérochromatine du chromosome X [29]. Dans la plupart des souches, gypsy est stable et réprimé sous le contrôle de flamenco, mais dans certaines souches, flamenco est sous une forme permissive inactive, flamP, qui ne peut pas réprimer gypsy [30, 31]. Il a été démontré par la suite que le locus flamenco est composé de répétitions de fragments de séquences de rétrotransposons s'étendant sur une région de 179 kb dans l'hétérochromatine du chromosome X [32], à partir desquelles de petites molécules d'ARN sont produites puis chargées par la protéine Piwi, ces piwi-ARN (piARN) étant impliqués dans le « silencing » des transposons.
A partir de 1970, le laboratoire de Madeleine Gans s'est considérablement agrandi, de nombreux doctorants et post-doctorants l'ayant rejoint. La renommée de Madeleine Gans a attiré de jeunes chercheurs brillants comme Eric Wieschaus et Norbert Perrimon, qui ont passé plusieurs mois dans son laboratoire. Elle a également accueilli des chercheurs étrangers venus enrichir ses propres recherches de leur expertise particulière : Marco Zalokar, Pedro Santamaria, Patricia Simpson, Hermann Denis et Maurice Wegnez.
Madeleine Gans a dirigé son équipe de manière non hiérarchique. Sa seule motivation était la science, les expériences et les découvertes. Elle avait une intelligence toute particulière et très vive pour la génétique : elle était capable de visualiser les résultats de croisements très complexes sur plusieurs générations, laissant souvent ses collaborateurs loin derrière elle. C'était une personne très joviale et optimiste, qui transmettait son enthousiasme à tous ceux qui travaillaient avec elle, chercheurs, étudiants, techniciennes, créant ainsi une atmosphère conviviale dans le laboratoire. Elle accordait une grande importance aux aspects éthiques et humanistes. Elle était toujours très sensible aux difficultés personnelles que pouvaient rencontrer ses étudiants ou ses collaborateurs et essayait de les aider.
Madeleine Gans a pris sa retraite de l'enseignement universitaire en 1990 et du laboratoire en 1994. Elle a passé le reste de sa vie dans une petite maison agréable, pleine de plantes et de fleurs, à Gif-sur-Yvette, non loin du laboratoire. Elle est décédée le 18 avril 2018 à l'âge de 97 ans. Quelques mois plus tard, un colloque scientifique intitulé "Génétique du développement : l'impact de la drosophile" a été organisé en sa mémoire par la Société française de génétique dans les nouveaux locaux du CNRS à Gif-sur-Yvette. Plusieurs générations d'étudiants et d'éminents biologistes, rappelant leurs interactions avec Madeleine Gans, y ont présenté les dernières avancées dans les domaines scientifiques qu'elle avait contribué à initier.
Conflits d’intérêts
Les auteurs n'ont aucun conflit d'intérêts à déclarer.