1. Mon arrivée en France
J’ai rejoint le laboratoire de François Gros en tant que postdoc en octobre 1971. Venant de terminer un doctorat sur les modifications des histones avec M. Ord, au Département de biochimie de l’Université d’Oxford, je voulais travailler sur l’ARN messager (ARNm) dont la découverte nous avait inspirés lorsque nous étions étudiants. J’avais entendu s’exprimer François (qui avait joué un rôle important dans cette découverte) lors d’une réunion de la FEBS, à Montreux et, avec une certaine appréhension, je lui avais demandé s’il me serait possible de travailler dans son laboratoire. Avec sa gentillesse habituelle, il m’avait encouragée à venir. Malheureusement, François n’a ensuite pas répondu à ma (mes) lettre(s). Finalement, après un appel téléphonique, Geneviève Antolini, qui était déjà son assistante efficace, m'a transmis une lettre formelle d’acceptation et, avec une bourse postdoctorale de la Royal Society, je suis venue à Paris avec mon mari Richard qui a rejoint le laboratoire de Marianne Grunberg-Manago, à l’Institut de biologie physico-chimique (IBPC).
François avait quitté l’IBPC en 1968 et dirigeait un laboratoire à la faculté des sciences de l’Université de Paris où il était professeur de la nouvelle discipline qu’était la biologie moléculaire. Son laboratoire était situé dans une aile de l’immense complexe en béton de Jussieu qui abritait la faculté. Le site n’était pas très accueillant et le laboratoire de François n’était pas non plus, à l’époque, un endroit très convivial pour un postdoc nouvellement arrivé. Il était difficile de savoir qui faisait quoi en l’absence de réunions de groupe communes. François me proposa de travailler avec Daniel Caput, un doctorant. Le cursus de doctorat comportait alors une thèse de troisième cycle puis une thèse d’État, ce qui pouvait durer de nombreuses années, contrairement au doctorat de trois ans que je venais de terminer au Royaume-Uni. Comme d’autres qui avaient caractérisé l’ARNm dans des systèmes bactériens, François Gros voulait explorer la fonction et la régulation de l’ARNm chez les eucaryotes. Grâce à ses contacts étroits avec l’Institut Weizmann, il connaissait les travaux de David Yaffé sur les cellules musculaires. Des myoblastes peuvent être séparés des grandes fibres musculaires multinucléées et prolifèrent en culture à faible densité. Lorsque la culture devient confluente, ils fusionnent, accumulent des protéines musculaires et forment des fibres, fournissant ainsi un système modèle pour l’étude in vitro de la différenciation cellulaire. À mon arrivée, François venait de décider de se lancer lui aussi dans l’étude de ce modèle. Daniel avait commencé à travailler sur des cultures primaires de muscles, tandis que Denise Luzzati, dans un effort séparé, étudiait les lignées de cellules musculaires L6 et L8 de rat, isolées par D. Yaffé
2. Le laboratoire de François Gros à l'Institut Pasteur
En 1972, François déménagea la majeure partie de son laboratoire à l’Institut Pasteur. Rétrospectivement, ce déménagement a assombri la vie du laboratoire au cours de ma première année de postdoc, en raison de l'incertitude qui régnait quant aux personnes qui allaient déménager avec lui. Jacques Monod venait d’être nommé directeur de l’Institut et avait décidé, avec un réalisme admirable, que l’effort nécessaire pour rétablir une situation financière défaillante était incompatible avec la direction de ses propres recherches. Il proposa donc à François de reprendre la direction du Laboratoire de biochimie, situé au 6e étage du nouveau bâtiment de biologie moléculaire, désormais appelé bâtiment Monod. Cet étage avait été conçu pour le laboratoire de Monod et comprenait un grand bureau, doté d'un élégant mobilier en bois clair. François Jacob, et d’autres anciens membres de l’équipe Monod (J-P. Changeux, H. Buc, M. Schwartz, etc.) avaient des laboratoires situés à d’autres étages, constituant le Département de biologie moléculaire de l’Institut Pasteur. C’était un environnement scientifique stimulant, avec des séminaires internes et externes passionnants. Dans le laboratoire de François, nous avions désormais des réunions hebdomadaires mémorables au cours desquelles les différents groupes présentaient leurs travaux. Cela allait de la régulation transcriptionnelle du phage lambda (P. Kourilsky, qui terminait sa thèse d’État), du virus SV40 (M. Yaniv, qui revenait d’un postdoc avec Paul Berg), à la traduction de l’ARNm (J. Thibault, J-C. Lelong, D. Lazar), en passant par la différenciation des cellules musculaires, sur laquelle travaillait initialement le petit groupe constitué par D. Caput et moi-même. François présidait, posait des questions et élaborait des théories possibles, ce qui donnait lieu à des discussions animées. Ses éclairages scientifiques étaient de grande valeur et ses encouragements précieux. C’étaient des moments conviviaux avec du café et des croissants, achetés dans la meilleure pâtisserie de la rue de Vaugirard, toute proche. Je me souviens que François, qui parlait et écrivait avec élégance, n’aimait pas les anglicismes, même dans le français scientifique, et pouvait construire des phrases pour éviter cette pollution, par exemple une phrase entière pour « Southern blot », une technique mise au point par Ed. Southern pour caractériser l’ADN. La maîtrise de l’anglais de François comprenait des mots érudits ; il expliquait que lorsqu’il était étudiant, il avait décidé qu’il était essentiel de connaître l’anglais et qu’il mémorisait donc plusieurs pages du dictionnaire chaque jour. Parmi ses nombreuses qualités, il avait une mémoire remarquable ! Quelques années plus tard, M. Yaniv est devenu directeur de sa propre unité de recherche dans le bâtiment et P. Kourilsky est parti pour un postdoc avec B. Mach, en Suisse. Après l’élection de François Gros à la chaire de biochimie cellulaire du Collège de France, en 1973, il y établit un second laboratoire axé sur la différenciation neuronale. Certains de ses collaborateurs, dont ceux qui travaillaient sur la traduction des ARNm à Pasteur, déménagèrent au Collège pour aider à la mise en place de ce nouveau laboratoire. M. Crépin forma un groupe de recherche dans le laboratoire Pasteur, travaillant sur l’initiation de la transcription de l’ARNm, avec un intérêt pour le virus MMTV. M. Jacquet rejoint le laboratoire de François à Pasteur, avec un groupe travaillant sur la fonction de la chromatine dans la régulation transcriptionnelle des cellules eucaryotes, complétant ainsi l’intérêt de J. Yaniv pour la protéine chromosomique bactérienne HU. D. Caput quitta le laboratoire à la fin de sa thèse pour rejoindre l'entreprise pharmaceutique Sanofi.
3. Le développement de la recherche autour du modèle musculaire de différenciation cellulaire
Peu à peu, François a recruté d’autres chercheurs travaillant sur la différenciation musculaire, notamment Bob Whalen, un postdoc qui avait travaillé avec Paul Doty, à Harvard. Bob et moi partagions un petit bureau avec un autre postdoc américain, John Merlie, qui travaillait avec J-P. Changeux, en collaboration avec François, sur la synthèse du récepteur de l’acétylcholine dans les cultures de cellules musculaires. Nous nous amusions à discuter de tout, de la science à la politique. Le bureau se trouvait en face du secrétariat de François et il était impressionnant de voir le nombre de personnes, des plus éminentes aux plus humbles, qui venaient lui demander conseil. Bob Whalen a mené d’importantes recherches sur les isoformes des protéines musculaires, notamment les actines et les chaînes lourdes et légères de myosine. Tout comme moi, il a pu former un groupe de recherche dans le laboratoire de François, avec des postdocs tels que Gill Butler-Browne et Shin-ichi Takeda, ainsi que Lev Ovchinikov, de l’institut d’A. Spirin, dans ce qui était alors l’Union soviétique. Nous avons tous deux bénéficié de l’aide de personnes très compétentes qui avaient demandé à travailler avec François ; dans mon cas, il s’agissait de Sataro Goto, qui avait travaillé sur les hybrides de cellules musculaires avec Nils Ringertz, et ensuite, d’Adrian Minty. Woodring (Woody) Wright était un autre postdoc américain remarquable qui est venu travailler avec François, développant son idée originale d’utiliser des hétérocaryons, plutôt que des cellules hybrides, pour étudier la dominance du phénotype musculaire sur d’autres fonds cellulaires. Woody était un fervent collectionneur de « bric-à-brac » provenant des trottoirs et des marchés aux puces de Paris, qui s’accumulaient dans son petit espace de travail et que François regardait avec une tolérance amusée. Un autre chercheur sur le muscle, recruté plus tard par François, était Marc Fiszman, qui avait développé un système modèle pour réguler le comportement des cellules musculaires, en utilisant des infections rétrovirales thermosensibles dans des cultures de cellules de poulet. Domenico Libri, Didier Montarras et Vincent Mouly ont mené avec lui des recherches sur la différenciation des cellules musculaires et sur les isoformes musculaires de la tropomyosine.
4. Les femmes dans la recherche
Dès le début de mon séjour à Pasteur, grâce à François, j’ai bénéficié de la collaboration d’Arlette Cohen qui a travaillé avec moi pendant 30 ans, d’abord comme technicienne puis comme ingénieur de recherche. En plus d’une précieuse aide pratique à la paillasse, elle a été mon mentor pour la mode parisienne – désapprouvant mes vêtements écossais –, et est restée une amie proche. Elle est la cousine au second degré de François. Son épouse, Danièle, a également travaillé comme technicienne au laboratoire, d’abord avec P. Kourilsky, puis avec M. Crépin et plus tard, avec M. Jacquet puis Marc Fiszman. Elle disait en riant que c’était le seul moyen de voir davantage François et d’avoir un contact avec sa vie professionnelle. Il travaillait en effet sans relâche. Pour lui, les vacances françaises étaient un moment paisible pour se concentrer sur l’écriture – des rapports et aussi des livres, principalement sur les avancées majeures de la biologie moléculaire ainsi que sur ses propres expériences dans le développement de cette nouvelle discipline – . Je me souviens d’une fois où l’ascenseur s’est arrêté au 6e étage et où trois petits garçons se sont précipités dans le couloir, échappant à leur « baby-sitter », en criant « maman ». Ils n’ont pas fait le chemin inverse vers le bureau de François, ayant appris qu’il ne fallait pas déranger leur père. Cela dit, si François ne passait pas beaucoup de temps à jouer avec eux, il était manifestement un père bienveillant. Dans la société bourgeoise parisienne, le fait qu’une fille travaille comme technicienne ou scientifique était tout à fait acceptable. Les femmes instruites étaient encouragées à poursuivre leur carrière tout en fondant une famille. Cela contrastait à l'époque avec d’autres pays où cela était mal vu. Je me souviens que lorsque mon premier fils est né en 1980, François m’a envoyé des félicitations et un gros bouquet de fleurs !
5. Premières expériences sur les ARNm pendant la différenciation des cellules musculaires
Mes recherches en tant que postdoc, initiées avec Daniel Caput, consistaient à réaliser un marquage transitoire avec les isotopes radioactifs des ARN au cours de la différenciation des cellules musculaires. Nos expériences de l’époque rappelaient un peu celles réalisées par François sur E. coli, dans le laboratoire de Jim Watson à Harvard [1], lorsqu’il y avait été envoyé par Jacques Monod comme biochimiste pour explorer l’ARN instable (ARNm). Daniel avait décidé d’utiliser une source de muscles de veaux fœtaux, disponible à l’abattoir de Vaugirard, non loin de Pasteur, et qui existait encore dans la première moitié des années 1970. L’avantage était bien sûr la quantité du matériel, même si le stade de développement n’était pas précisément contrôlé. De nombreux ARNm eucaryotes contiennent une queue poly(A) à leur extrémité trois prime, et nous pouvions les isoler des ARN ribosomaux à l’aide de colonnes de poly(U)-sepharose. Nous avons également fractionné des extraits cytoplasmiques sur des gradients de saccharose afin de séparer la fraction polysomale, plus lourde, de la fraction dite de ribonucléoprotéines (RNPs), plus proche du haut du gradient. Ces types d’expériences nous ont amenés à décrire une stabilité accrue de l’ARNm dans les cultures où la prolifération était plus faible et où la fusion cellulaire conduisant à la formation de myotubes avait commencé. Avec Sataro Goto, nous avons étudié le rôle possible de la longueur des queues poly(A) sur la stabilité de l’ARNm. Nous avons également remarqué que certains ARNm pouvaient être chassés du compartiment RNP vers les polysomes [2]. Ces résultats ont trouvé un écho, 38 ans plus tard, lorsque nous avons montré que les cellules satellites musculaires adultes séquestraient le transcrit du gène de détermination myogénique myf5 dans des particules RNP, avant leur activation et leur différenciation lors de la traduction de l’ARNm [3]. À l’époque, nous n’avions aucun moyen d’identifier les ARNm individuels. La disponibilité de systèmes – germes de blé ou lysats de réticulocytes – permettant la traduction in vitro de populations d’ARNm, suivie de l’identification des produits protéiques marqués par radioactivité, a constitué une avancée majeure. La séparation des protéines dénaturées par électrophorèse sur gel bidimensionnel a permis de distinguer les différentes isoformes des protéines contractiles, et donc de suivre l’apparition des ARNm codant les isoformes musculaires au fur et à mesure de la différenciation des cellules [4]. Ce travail a été réalisé avec Philippe Daubas, mon premier doctorant qui, après une expérience postdoctorale ailleurs, a ensuite obtenu un poste au CNRS, dans mon laboratoire. À la fin des années 1970, la synthèse de séquences d’ADN complémentaire (ADNc), obtenues par transcription inverse de populations d’ARNm, a permis de réaliser des expériences d’hybridation différentielle. Nabeel Affara, postdoc dans le laboratoire de François, travaillant avec une lignée de cellules musculaires, dérivées de tératocarcinomes, isolée par des membres du laboratoire de François Jacob, a constaté des changements dans la complexité des ARNm, avec la présence d’un groupe d’ARNm, nouvellement transcrits dans les polysomes, lorsque ces cellules formaient des fibres musculaires [5].
6. L’avènement de sondes ADNc spécifiques pour des ARNm uniques – myogenèse in vivo
Après le développement de la rétrotranscription de l’ADN et son application à l’ARN, le clonage des ADNc a constitué une avancée technologique majeure. Suite à leur introduction dans les bactéries via un vecteur plasmidique, la caractérisation des colonies bactériennes a permis d’isoler des séquences uniques d’ADNc qui pouvaient alors être utilisées comme sondes moléculaires, permettant de détecter des séquences spécifiques d’ARNm. Ce clonage d’ADN de séquences potentiellement pathologiques était un sujet de préoccupation et, en 1974, un moratoire fut instauré par la communauté scientifique. Ce moratoire fut levé en 1975 après la tenue d’une importante conférence à Asilomar, en Californie, au cours de laquelle ont été définies des lignes directrices en matière de sécurité pour ce type d’expérimentation [6]. Dans mon groupe, nous avons commencé à cloner les ADNc des ARNm des actines et des myosines musculaires. Cela n’a pas été facile, d’une part, parce que la technologie était nouvelle et d’autre part, parce que nous devions respecter des règles de sécurité strictes. Les expériences se déroulaient dans une installation P2 au deuxième sous-sol (non accessible par l’ascenseur habituel) et tout le matériel et les solutions utilisés devaient être stérilisés à l’autoclave avant d’être ramenés au laboratoire. Les expériences devaient recevoir l’approbation préalable d’un comité scientifique mis en place par le ministère de la Recherche. Nous avons décidé d’utiliser le muscle squelettique de souris comme source d’ARNm. Des sondes clonées permettraient d’étudier la formation du muscle squelettique aussi bien in vivo que dans des cellules en culture, et la souris est un modèle animal approprié. Nous avons adopté la lignée cellulaire musculaire C2 de la souris, isolée par David Yaffé, comme système mammifère in vitro. Le premier ARNm musculaire à avoir été cloné, par Adrian Minty, était une séquence d’actine musculaire [7]. Les similarités entre les isoformes d’actine ont conduit à une hybridation croisée des séquences codantes, mais heureusement, les séquences 3′ non codantes de ces ARNm sont distinctes. L’hybridation de Northern blots à l’aide de sondes d’ADNc clonées nous a permis d’observer des ARNm spécifiques au cours de la différenciation des cellules C2. Cette approche, complétée par une analyse sur gel bidimensionnel des produits de la traduction in vitro des ARNm, a donné des informations précises sur la présence des ARNm des protéines contractiles, montrant, par exemple, l’accumulation de l’ARNm de l’isoforme embryonnaire de la myosine, MLC1emb, au début de la fusion cellulaire, avant celle des isoformes rapides MLC1F et MLC3F [8]. In vivo, dans le muscle squelettique fœtal de souris, deux ARNm d’actine α s’accumulent, codant l’isoforme cardiaque du cœur adulte ainsi que l’isoforme prédominante du muscle squelettique adulte [9]. Dans la lignée de cellules musculaires C2, l’ARNm de l’actine cardiaque est également exprimé dès que les cellules commencent à se différencier. Cette co-expression des gènes de l’actine est également observée dans le muscle cardiaque en développement. L’expression des mêmes isoformes dans les deux types de muscles striés s’applique également aux myosines : par exemple, l’isoforme MLC1emb du muscle squelettique en développement est également présente dans les oreillettes du cœur adulte (MLC1A) [10]. Une stratégie alternative à la co-expression est l’expression séquentielle des isoformes développementales et adultes, comme l’a démontrée André Weydert dans mon équipe, pour les ARNm des chaînes lourdes de myosine [11]. De manière intéressante, cette différence de stratégie se reflète dans l’organisation des gènes correspondants. Nous avons utilisé des lignées de souris interspécifiques pour établir des cartes génétiques, en collaboration avec J-L. Guenet, à Pasteur, et nous avons pu montrer que les gènes des actines et des chaînes légères de myosine sont dispersés en divers endroits du génome [12], alors que les gènes des chaînes lourdes de myosine, exprimés de façon séquentielle, sont présents dans le même locus [13].
7. Caractérisation des gènes musculaires
En plus de la caractérisation des modes d’expression, les sondes d’ADNc ont également permis d’isoler des gènes et d’examiner leur structure. Ainsi Benoît Robert qui a rejoint mon groupe pour préparer sa thèse d’État (après avoir travaillé avec M. Jacquet) et avait cloné les premiers ADNc des chaînes légères de myosine (MLC), a isolé le locus qui contient les exons codant les protéines MLC1 et MLC3 de myosine rapide. Il a montré comment celles-ci sont générées grâce à des promoteurs distincts et d’un épissage différentiel [14], fournissant ainsi l’un des premiers exemples de ce phénomène permettant de générer les isoformes de nombreuses protéines contractiles. Lors de ma première visite au Japon, alors que je remplaçais P. Kourilsky lors d’une conférence internationale, j’avais appris que Yo-ichi Nabeshima travaillait sur le même gène chez le poulet. J’ai visité son laboratoire assez peu connu, à Nigata, et, après les échanges de politesse obligatoires avec son professeur, nous avons passé un moment passionnant à comparer nos résultats qui montraient la même structure du gène. Nous avons convenu d’essayer de synchroniser la publication de nos articles qui ont été acceptés par Cell et Nature. Y. Nabeshima a ensuite découvert le facteur de régulation myogénique, la myogénine, et est devenu un scientifique japonais de premier plan, occupant un poste de professeur à l’université de Kyoto. Mon deuxième étudiant en thèse, Serge Alonso, et un postdoc britannique, Ian Garner, avec Adrian Minty, ont poursuivi les travaux sur les séquences codantes de l’actine et leur évolution [15]. À la suite d’une analyse génétique des gènes de l’actine, une mutation dans le locus de l’actine cardiaque des souris BALB/c a permis de mieux comprendre le rôle d’une région régulatrice située en amont de ce gène [16]. Plus tard, nous avons isolé des séquences enhanceur distinctes pour les muscles squelettiques et cardiaques, situées à l’extrémité 5′ du gène [17]. Dans les années 1980, les premières études sur la régulation transcriptionnelle des gènes musculaires reposaient sur des expériences de « run on » dans les cellules C2, puis sur la transfection de plasmides rapporteurs contrôlés par des séquences régulatrices candidates dans des cellules différenciées en culture. Les expériences in vivo utilisant des transgènes n’ont été réalisées que plus tard. En plus de Ian, deux autres postdocs britanniques très compétents ont rejoint mon groupe dans les années 1980 : Roger Cox, qui a réalisé des expériences de « run on » [18] et a également travaillé sur les gènes des chaînes lourdes de myosine, et Paul Barton, qui a été brièvement chercheur permanent à l’Inserm et a travaillé sur les gènes codant les chaînes légères de myosine, notamment MLC1emb [19].
8. Facteurs de transcription activant la myogenèse
Peu à peu, nous avons recueilli des indices relatifs à la régulation de la myogenèse. La caractérisation du système de cellules musculaires in vitro et du déclenchement de l’expression des gènes musculaires, lorsque les cellules commencent à se différencier, a été une première étape indispensable. Cependant, notre but ultime était de comprendre comment ce phénomène est régulé, comment une différenciation du phénotype tissulaire est acquise au cours du développement. Une approche a été d’identifier les séquences contrôlant l’expression des gènes musculaires et de les utiliser pour trouver des régulateurs en amont. Une autre a été l’identification de régulateurs potentiels par une approche en aveugle. Lors de la formation du muscle squelettique chez la drosophile, un facteur à homéoboîte spécifique du muscle, avait été décrit comme un régulateur en amont de la myogenèse. Avec Benoît Robert, nous avons donc décidé de rechercher son homologue chez les mammifères et avons cloné une séquence de ce que nous avons appelé Hox7 [20]. Ce facteur, et son homologue Hox8, sont maintenant connus sous le nom de Msx1 et Msx2. Msx1 est exprimé à un faible niveau dans certains progéniteurs myogéniques de l’embryon de souris, mais ces facteurs sont principalement importants dans la structuration du mésenchyme des membres et dans d’autres sites non myogéniques, au cours du développement. Benoît a ensuite exploré leurs fonctions dans son propre laboratoire. Une avancée majeure a eu lieu en 1987 lorsque Hal Weintraub et ses collègues ont identifié une séquence d’ADNc présente dans les cellules musculaires qui, lorsqu’elle est transfectée dans des fibroblastes, les convertit à la myogenèse. Ils ont décrit le facteur de transcription de type bHLH codé par cette séquence comme le facteur de détermination myogénique MyoD1 [21]. Cette approche n’aurait pas fonctionné pour la plupart des autres types de tissus où plus d’un facteur de transcription « pionnier » est nécessaire à la différenciation. Dans le cas du muscle du squelette, d’autres facteurs sont également impliqués dans l’activation des gènes musculaires, mais MyoD joue un rôle prépondérant. Nous savons aujourd’hui que la famille MyoD compte quatre membres. Ils sont spécifiques des cellules musculaires du squelette et ont tous la capacité, lorsqu’ils sont surexprimés, de forcer de nombreux types de cellules à la myogenèse. Myogenin et Mrf4 ainsi que MyoD, sont impliqués dans la différenciation des cellules musculaires, tandis que MyoD et Myf5 (avec Mrf4 dans l’embryon précoce) exprimés dans les myoblastes, agissent comme des facteurs de détermination myogénique avant que le tissu musculaire ne se forme. Vers la fin des années 1980, David Sassoon, un postdoctorant américain, a rejoint mon laboratoire et a mis au point la nouvelle technique d’hybridation in situ sur des coupes de tissus afin d’analyser l’expression des gènes au cours du développement embryonnaire. À l’époque, nous avions fait un pari avec Hal Weintraub qui était convaincu que MyoD serait exprimé le premier, au début de la myogenèse chez l’embryon de souris. David a montré que ce n’était pas le cas et que le gène d’un autre membre de la famille, la Myogénine, était exprimé plus tôt [22]. En utilisant cette technique, David et Gary Lyons, un autre postdoctorant américain de mon groupe, ont cartographié l’expression spatio-temporelle des gènes musculaires au cours du développement du muscle cardiaque et du muscle squelettique [23]. À l’époque, il s’agissait d’une nouvelle technique et nous avons organisé un cours EMBO sur l’hybridation in situ, en 1990.
9. Recherches ultérieures dans mon laboratoire
Dans mon laboratoire, nous avons ensuite montré que Myf5 est exprimé avant la première formation du muscle squelettique [24] et la plupart de nos travaux ultérieurs se sont concentrés sur la fonction et la régulation du gène codant ce facteur de détermination myogénique [25] Nous avons également étudié le rôle de Pax3 [26], un facteur de transcription qui n’est pas spécifique des cellules progénitrices myogéniques, mais qui orchestre l’entrée des cellules dans le programme myogénique, en contrôlant le choix de leur destin cellulaire dans la structure mésodermique du somite. Pax3 contrôle également la prolifération et la migration des cellules progénitrices myogéniques des somites vers les membres et active directement des séquences régulant la transcription de myf5. La plupart de nos recherches sur la hiérarchie régulatrice contrôlant le déclenchement de la myogenèse ont porté sur l’embryon, mais nous avons travaillé également, avec Didier Montarras, sur les cellules souches musculaires chez l’adulte, appelées cellules satellites, qui sont responsables de la régénération musculaire [27] Ces cellules sont régies par une hiérarchie génétique similaire. Notre intérêt pour l’expression des gènes de myosine, initié dans le laboratoire de François, et notre observation d’un effet inattendu de site d’insertion sur l’expression d’un transgène, nous ont permis de découvrir le second champ cardiaque [28], une source importante de progéniteurs cardiaques dont nous avons montré qu’ils constituaient une seconde lignée de cellules du myocarde [29]. La cardiogenèse, ainsi que la myogenèse, sont devenues un thème majeur de mon laboratoire. À partir des années 1980, grâce aux outils de biologie moléculaire et, plus tard, de génétique moléculaire, il est devenu possible d’étudier l’expression, la régulation et la fonction des gènes au cours du développement de l’organisme. C’était une période passionnante. Plus récemment, le centre d’intérêt s’est déplacé vers la biologie des cellules souches, en mettant moins l’accent sur l’aspect développemental sous-jacent au comportement des cellules souches, mais en se concentrant plutôt sur la régénération des tissus adultes, avec la possibilité d’applications thérapeutiques.
10. Reconnaissance extérieure et rencontres scientifiques avec François
Grâce au soutien de François, j’ai obtenu un poste permanent au CNRS, en 1975. Il y avait alors moins de concurrence dans la petite communauté des biologistes moléculaires et la recommandation d’un « grand patron » comptait beaucoup. J’avais acquis une réputation internationale et également réussi à obtenir des financements, notamment de la part de la Muscular Dystrophy Association (MDA), américaine, qui ont bénéficié à son laboratoire. La reconnaissance de ma contribution scientifique doit également beaucoup à François. Il faisait connaître les jeunes scientifiques de son laboratoire à la communauté française et, à l’occasion, nous conduisait à des réunions à Paris. Être passager dans la voiture de François n’était pas sans risques. Je me souviens d’une fois où il roulait autour de la Place de l’Étoile et s’était engagé sur la voie intérieure la plus proche de l’Arc de Triomphe. Il était tellement concentré sur une discussion scientifique qu’il ne s’est pas déplacé vers une voie extérieure pour ressortir et nous avons continué à tourner en rond jusqu’à ce qu’un passager alarmé lui rappelle notre destination ! À partir de 1982, il n’a plus cosigné un grand nombre de mes publications et, déjà auparavant, il m’encourageait à présenter mes travaux lors de conférences internationales, comme le grand congrès de la FEBS qui eut lieu à Paris, en 1975. Je me souviens que David Yaffé - intervenant également dans la session sur la différenciation cellulaire - avait remarqué ma nervosité et m’avait offert un morceau de chocolat, son remède contre le stress avant de prendre la parole. David a joué un rôle majeur dans le développement du domaine de la myogenèse, en organisant des colloques EMBO qui se poursuivent encore aujourd’hui. Il a organisé un premier colloque EMBO sur le sujet, au kibboutz Shoresh, en Israël, en 1975, puis en 1980. J’ai assisté à ces deux colloques avec François. À l’époque, nous étions un petit nombre de chercheurs dans le monde à travailler sur la différenciation des cellules musculaires. Les confrontations d’opinions y étaient fréquentes entre les Américains Irv Konigsberg et Howard Holtzer, deux fortes personnalités, qui étaient, avec David Yaffé, les grands hommes de la culture des cellules musculaires : les cultures primaires de poulet pour les premiers, et les lignées cellulaires de souris pour David. La régulation moléculaire, qui intéressait François, n’en était qu’à ses débuts. Ses interventions calmes avaient un effet apaisant sur les biologistes cellulaires ! En général, François était toujours courtois et n’exprimait que très rarement sa colère. Après la réunion de 1980, à Shoresh, j’avais prévu de rester à Jérusalem pour explorer la vieille ville. Je me souviens de l’inquiétude de François de me laisser – mon premier enfant allant naître quelques mois plus tard –, dans un hôtel plutôt malfamé tenu par des Palestiniens, à côté de la porte de Jaffa. Plus tard, en 1988, nous avons organisé un colloque EMBO sur l’île de Bendor, près de Bandol, dans le sud de la France. À cette époque, la communauté travaillant sur la myogenèse était plus importante et le centre d’intérêt était la régulation des gènes musculaires. Pendant mon séjour dans le laboratoire de François, d’autres congrès mémorables auxquels nous avons assisté ont été organisés par sa collègue et amie, Marianne Grunberg-Manago, dans ce qui était alors l’Union soviétique, dans le cadre de la collaboration scientifique franco-russe, ainsi que sur l’île grecque de Spetsai où se tenaient régulièrement des écoles d’été, au cours desquelles des personnalités internationales de premier plan donnaient des conférences sur la biologie moléculaire. Je me souviens de Francis Crick, assis au fond de l’amphithéâtre de l’école, qui posait des questions mortelles, d’une voix traînante : « Mais mon cher garçon, qu’en est-il de… ». Les écoles d’été de Spetsai existent encore aujourd’hui.
En 1987, j’ai été nommée à la tête d’une unité de recherche indépendante. J’avais décidé qu’il était temps de passer à autre chose et j’envisageais de postuler pour mon propre groupe dans les centres du CNRS de la région parisienne. Lorsque j’en ai parlé à François, il était réticent à ce que je parte. François Jacob venait de décider de céder une partie de son espace au 4e étage à son ancien élève Jean-François Nicolas et conseillait de m’attribuer la moitié du 6e étage. François a généreusement décidé de suivre ce conseil. Le conseil scientifique de Pasteur donna son accord et je devins ainsi officiellement indépendante, tout en bénéficiant de la proximité de mes collègues du 6e étage.
11. Les responsabilités de François Gros dans la science française, en plus de celles de directeur de laboratoire
En 1975, Jacques Monod tomba gravement malade et demanda à François de prendre la direction de l’Institut Pasteur. Il s’est donc installé dans les bureaux du directeur, de l’autre côté du campus Pasteur, et était moins présent au laboratoire. Il continuait cependant à assister aux réunions de laboratoire et venait au 6e étage, en fin de journée afin que nous puissions discuter de science avec lui. Pendant cette période, il a rédigé avec François Jacob et Pierre Royer un important rapport, commandé par le Président français V. Giscard d’Estaing, sur l’impact que les nouvelles découvertes en biologie moléculaire étaient susceptibles d’avoir sur la communauté. Après l’élection de François Mitterrand, François a été nommé conseiller scientifique des Premiers ministres Pierre Mauroy puis Laurent Fabius, poste qu’il occupa de 1981 à 1985. Durant cette période, il a joué un rôle politique important dans l’organisation de la recherche scientifique en France et la reconnaissance des implications scientifiques et médicales de la biologie moléculaire et des biotechnologies émergentes. En plus de son travail pour le gouvernement, François a sensibilisé les dirigeants de l’AFM (Association Française contre les Myopathies) à l’importance de la recherche sur le muscle et est devenu le premier président de leur conseil scientifique, en 1986. L’AFM continue aujourd’hui d’apporter un soutien financier précieux aux laboratoires de recherche en France. Malgré toutes les sollicitations des années 1980, François continuait à venir régulièrement au laboratoire, tandis que les chefs de groupe assuraient son fonctionnement et maintenaient la vie scientifique qu’il avait instaurée.
La fin des années 1980 a été une période difficile pour François en raison de la propagation du virus du sida et de la contamination désastreuse des banques de sang. On a reproché au gouvernement de ne pas avoir agi plus tôt et François, en tant que conseiller scientifique, a également été accusé dans les procédures judiciaires qui suivirent. De nombreux collègues scientifiques du monde entier écrivirent des lettres de soutien car, à l’époque, on savait peu de choses sur le virus. En fin de compte, François fut acquitté de toute faute. En 1991, il fut élu secrétaire perpétuel de l’Académie française des sciences dont il était membre depuis 1979. L’Académie est dirigée par deux secrétaires perpétuels, l’un pour les sciences biologiques et l’autre pour les sciences physiques, en collaboration avec le président. Il s’agit d’un poste important et son élection témoigne de l’estime que lui portaient ses collègues scientifiques dans toutes les disciplines. Désormais, son bureau principal se trouvait à l’Académie et il occupa ce poste jusqu’en 2000, en étant actif au sein de l’Académie jusqu’à la fin de sa vie. Il continua de diriger son laboratoire à Pasteur et d’enseigner au Collège de France jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de la retraite (70 ans), en 1995. Il venait toujours au laboratoire du 6e étage du bâtiment Monod et aimait entendre parler des expériences en cours. Il a toujours continué d’être d’un grand soutien pour ceux qui ont travaillé avec lui. J’ai beaucoup bénéficié de l’intérêt qu’il portait à mes recherches, de sa gentillesse, des précieux conseils et de l’aide pratique qu’il m’a généreusement apportés. Par exemple, mon élection à l’Académie des sciences, en 2005, doit beaucoup à son soutien discret. À la fin de sa vie, il s’intéressait toujours à la recherche et, même après que l’épidémie de Covid-19 ait fait qu’il ne pouvait plus se rendre à l’Académie et que la communication se limitait à des appels téléphoniques, il voulait être informé des nouveaux résultats scientifiques.
Déclaration d'intérêt
L'auteur ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas d'actions ou ne reçoit pas de fonds de toute organisation qui pourrait bénéficier de cet article, et n'a déclaré aucune affiliation autre que son institution de recherche.