Cette lettre de quatre pages, datée de Naples, le 14 août 1805, et conservée dans le dossier Humboldt aux archives de l'Académie des sciences, est adressée au chimiste Louis Jacques Thénard (1777–1857), depuis 1804 professeur de chimie au Collège de France. Thénard était un grand ami de Joseph Louis Gay-Lussac (1778–1850), qui lui avait succédé au poste de répétiteur de chimie à l'École polytechnique.
Humboldt, de retour de son Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent, était arrivé à Paris le 3 août 1804. Il connaissait bien cette ville depuis 1798, y avait de nombreux amis, et avait décidé de s'y installer.
Un peu plus d’un mois plus tard, le 16 septembre, Gay-Lussac avait atteint en ballon l'altitude de 6977 m et était devenu « l'homme le plus haut du monde », ravissant ce titre à Humboldt qui était parvenu à 5917 m (3036 toises) lors de son ascension du Chimborazo, le 23 juin 1802.
Humboldt et Gay-Lussac décidèrent de comparer les résultats de leurs mesures respectives de l'intensité du champ magnétique et de la composition chimique de l'atmosphère en fonction de l'altitude. Humboldt devint très lié avec Gay-Lussac et Thénard (qu'il surnomma amicalement « potasse et soude ») et, en mars 1805, moins d'un an après son retour d'Amérique, il partit avec Gay-Lussac pour un voyage scientifique en Italie et en Allemagne.
Le carnet manuscrit du journal scientifique que tint Humboldt lors de son voyage a été édité par Mme M.-N. Bourguet1. La lettre à Thénard complète partiellement ce carnet. Sans être inconnue (Mme Bourguet en cite quelques phrases), elle est inédite et mérite d'être intégralement publiée, surtout en ce qui concerne les observations du séisme de Molise et de la grande éruption du Vésuve de 1805.
J'ai conservé dans la transcription l'orthographe (dont Humboldt était conscient des imperfections), l'absence fréquente d'accents et de cédille, la ponctuation et les abréviations, ainsi que l'utilisation (allemande) d'une capitale pour Vous. L'écriture menue de Humboldt conserve des traits du Kurrentschrift allemand (par exemple le « r » ou le « s » initial) et, sans être indéchiffrable, procure parfois quelques difficultés de lecture.
Transcription de la lettre2
- A Naples, ce 14 Aout 1805
- M'addresserez Vous deux mots à Rome. Mon frère me fera suivre les lettres qui arriveront après mon départ.
- Mille et mille amités de Gay ! Nous quitterons l'Italie (Rome) le 5 ou 8 septembre.
Mon cher et respectable ami,
Je connais trop votre manière de sentir et les bontés généreuses dont Vous me comblez depuis tant d'années, pour ne pas espérer que malgré un silence coupable de plusieurs mois, Vous ne receviez avec indulgence, j'ose même espérer, avec quelque plaisir les nouvelles assurances de mon attachement et de l'admiration la plus tendre et la plus constante que je Vous ai voué pour toujours. Oui, mon bon et tendre ami, j'ai des torts envers bien du monde, j'en ai surtout envers Vous, que j'ai le bonheur de compter entre les amis de ma première jeunesse, envers Vous qui pendant toute mon absence d'Europe avez marqué l'interet le plus vif à ma conservation. Mais ces torts que je reconnais, ce silence dont je me sens coupable n'ont pas leur source dans cette froideur de charactère qui oublie la bienveillance d'un autre dès qu'on s'en éloigne physiquement. Helas ! mon bon et cher Thenard, la froideur et l'ingratitude ne sont pas mes vices, j'en ai bien d'autres peutetre, mais je pèche envers mes amis, ce n'est que parceque je compte trop sur leur pardon parceque mes courses et mes malheureuses occupations m'ont mis dans une position pénible dans laquelle je ne puis jamais suffire aux engagemens que j'ai pris et dans laquelle il ne me reste d'autre deffence que celle d'implorer l'indulgence des personnes qui ne me croyent pas tout à fait méchant. C'est à cette extremité morale que j'en viens aussi avec Vous et bien loin qu'il m'en coute de Vous demander pardon, c'est au contraire une jouissance pour moi de recevoir de Votre generosité ce que Votre belle ame se plait à m'accorder. Il y a un mois à peu près que j'ai quitté mon frere à Rome pour etudier les environs de Naples. Ma santé n'a pas été des meilleures depuis que je suis parti de Paris. Je me sens surtout une faiblesse generale dans le systeme musculaire qui m'incommode beaucoup. Il fallait bien croire que 5 années de courses changeassent quelque chose dans mon physique. Les bains de mer m'ont fait quelque bien ici ; je verrai si en diminuant le travail je puis regagner peu à peu les forces perdues. Cependant ce n'est que dans une certaine tension intellectuelle que je me sens plus fort et de tout ce que j'ai à craindre le repos est le pire. Notre sejour de Naples m'a été singulièrement utile. Il m'a fait voir plus clair sur beaucoup d'objets sur lesquels j'étais en doute et je suis content de ne publier mon Voyage aux Tropiques qu'après avoir été ici. L'influence du Volcan sur les phénomènes magnétiques, l'Electricité galvanique de la Torpille, la Phosphorescence de la mer, les Volcans... ont été les principaux objets de notre occupation d'ici.
(2) Le hazard nous a singulièrement favorisé. Car tel est notre métier que tout ce qui est une Calamité publique devient un objet d'observation pour le Naturaliste. Nous avons essuyé ici le grand tremblement de terre du 26 juillet, le plus fort que l'on à jamais senti à Naples et qui a manqué de ruiner cette superbe Ville. Les maisons ont tellement souffertes que les jours suivans plus de 30000 habitans couchaient dans les rues. Les grandes places ressemblaient à des Camps tartares, tout le monde courait en Procession et les Saints ne manquèrent pas de faire des miracles au milieu de ces orgies religieuses. Les Villes voisines de Bojano, Cantalupo et surtout L'Hernia sont ruiné de fond en comble. Près de 8 – 9000 personnes ont péri en tout, dans la ville de Naples a peine 8 ou 10. A Cantalupo la terre a vomi ou plutot poussé dehors de petites pyramides de sable dans lequel on reconnait des debris de coquilles marines. Ce phenomene ressemble à celui de Pelileo, où en 1797 dans la prov. de Quito la Moya sortit en Pyramides. Ces debris de coquilles sont ils de la mer actuelle ou annonce-t-ils des couches de tuff qui en contiennent. Le premier cas serait effrayant car Cantalupo est a 30 lieues de la cote. Le Vesuve dans le Crater duquel nous avons fait plusieurs experiences magnetiques que notre excellent ami, Biot, desirait, le Vesuve ne nous presentait depuis 3 semaines qu'une petite bouche qui avec un ronflement effroyable lancait des Vapeurs luisans, des scories, des roches. Le tremblement de terre du 26 juillet ne paraissait pas avoir la moindre influence sur le Volcan. Fatigué d'attendre nous devions partir pour l'Allemagne le 14 lorsque le 12 Aout a 10h la nuit la montagne creva et lança une abondance de Laves qui est divisé en 5 branches. L'ouverture se fit 20 piés au dessous du bord meridional du Crater. C'est le courant de Lave le plus long et le plus rapide que l'on a jamais vu, puisqu'il commence à la cime même et va jusqu'a la mer ou la même nuit du 12 il a formé un petit promontoire. La lave a parcouru les premières 1400 toises en moins de 4 minutes. Elle a devasté et devaste encore beaucoup de vignes et de maisons de Campagne. Il est impossible de Vous depeindre la majesté de cet horrible spectacle, tout le flanc de la montagne en feu, une rivière phosphorescente de 3500 toises de long, un nuage luisant au dessus, le reflet dans la mer... Trois courans de lave (elle coule encore) ont passé la grande route de Portici a Castella mare. La Reine qui se trouve dans ce dernier lieu n'a pas pu venir à Naples le 13, jour de sa fete. Nous avons été tout de suite au Crater pour voir sortir la Lave, elle sort tranquillement comme de l'eau. Ce phenomene est d'ailleurs comme tous le phénomenes volcaniques plutot curieux qu'instructif. Qu'est ce qui donne tout ce Calorique ? Nous n'avons rien vu ce qui rend probable qu'il existe (comme Dolomieu voulut) un combustible dans la lave même. La chaleur ne parait que communiquée
(3) et conservée par la masse. Les vapeurs qui sortent du Crater sentent un peu l'acide sulfurique, les vapeurs qui se dégagent de la Lave l'acide muriatique. La lave à peine refroidie s'enduit de muriate d'Ammoniac et de muriate de soude. Gay a rassemblé de beaux cristaux du premier. Que l'ac. muriatique vienne de l'eau de mer ; mais l'azote ?
Car dans la grande chaleur de la Lave, il n'y a pas de probabilité que l'azote gazeux de l'air atmosph. forme de l'ammoniac. Souvenons nous que Vauquelin en a aussi trouvé dans la Moya. Nous n'avons rien vu aussi qui indique un degagement de gas hydrogene. Cependant il parait qu'il y des illisible ou les Volcans en donnent. Car dans les eruptions de cendres il y a quelquefois des flammes de 800 à 900 toises de haut, flammes qu'il faut sans doute attribuer à un gas qui brule. Le soufre et l'acide sulf. n'est guere abondant dans le Vesuve et une grande partie des vapeurs que dégage le Crater sont de l'eau, tel que nous l'avons vu par des reactifs et par la dissolution des vapeurs dans l'air. Le muriate de cuivre se forme aussi déja sur la nouvelle lave. Songez du bonheur que nous avons eu de voir cette eruption, une des plus grandes que l'on a jamais vu, deux jours avant de partir. Je n'ai pas besoin de Vous dire que cela nous a fait remettre notre départ ! J'ai vu apresent dans les 2 Hemisphères 11 Volcans enflammés sans compter les Volcans éteints, je pourrai peindre les phenomenes volcaniques sous un point de vue plus général que l'on a fait jusqu'à present, je pourrai prouver que les deux Collines appellées le Vesuve et l'Etna n'ont pas servi de type à tous les autres — mais quant à la Physiologie des Volcans, c'est a dire aux causes de leur action, je n'ai pas plus appris que de me douter du soufre, du charbon de terre, de l'asphalte, des pyrites, des gas metallifères, du feu primitif et central et de tous ces contes fables géologiques de ceux qui disent avoir étudié le feu volcanique. Il y a bien peu d'expériences chymiques faites dans les craters, la nature des choses s'y refuse assez, mais lorsmême qu'on pourrait les multiplier il serait tout aussi difficile d'en conclure sur la nature de l'action, qu'il me serait difficile de juger de Vos opérations chymiques si j'étais placé pendant 10 ans au dessus de la cheminée de Votre laboratoire. Vous savez qu'on avait annoncé que les vessies natatoires des poissons en outre de l'azote contenaient de l'hydrogene. On desirait même que cela fut parceque cela s'accordait bien avec l'idée d'ailleurs probable que la vess. nat. est un organe de respiration et parceque l'on veut que les poissons décomposent l'eau. Dans les poissons de mer que j'ai essayé ici la vessie ne contenait pas 0,002 d'hydrogene. Mais nous avons trouvé Gay et moi, que l'eau de mer contient en dissolution de l'air atmospherique tres riche en oxygene. Nous y avons trouvé (en melant tous l'air que donne la distillation, sans séparer les premières parties ) 309/1000 d'oxygene. Les poissons de mer ne decomposerait-ils pas simplement cet air et n'y trouveraient ils pas tout ce qu'il leur faut pour leur systeme arteriel sans recourir a la decomposition de l'eau. Cette même quantité d'oxygene dissoute dans l'eau de mer joue sans doute aussi le plus grand role dans la phosphorescence de l'eau de mer qui le plus souvent est si générale
(4) si commune à toute la masse que l'on n'ose pas l'attribuer à des animaux (Nereis noctiluca...). Les debris filamenteux des mollusques, la matiere mucilagineuse, que dans les anciennes analyses on nomme la partie amere, ou bitumineuse de l'eau de mer, degage au moindre choc de l'hydrogene phosphoré et ce degagement motivé par le mouvement des vagues et ce gas debrulé par l'oxygene contenu dans l'eau de mer cause sans doute cette phosphorescence que l'on observe sans doute à plusieurs piés au dessous de la surface de l'eau. J'ai fait laver une Méduse coupée en morceaux et qui ne donnait plus de phosphorescence tantot par un stimulus vital tantot par un choc. Elle repandait une belle lueur (c'était sous les Tropiques) soit en la galvanisant avec du zinc et de l'argent, soit en frappant avec une clef contre le plat de metal sur lequel elle était placée. La Torpille (Raya torpedo) nous a presenté les phenomenes de la chaine galvanique. Gay a observé que le choc ne se fait pas si Vous interposez un plateau metallique entre Votre main et la surface infer. de l'organe electrique. Il parait donc que les poles + et – ε sont du même coté. Si de l'autre main vous touchez en même tems la surface superieure de l'organe Vous avez un choc qui passe par les deux bras. Si au contraire Vous placez la Torpille entre deux plats dont les bords se touchent, alors nous avons manié ces plats sans rien sentir, les poles héterogenes des deux surfaces se mettent en equilibre par le metal sans que rien ne passe hors de la chaine. D'ailleurs le poisson ne charge son organe qu'a volonté. Vous trouverez sans doute comme nous quelque difficulté de concevoir dans l'hypothese des poles heterogenes pourquoi en placant la Torpille e entre les 2 plateaux ab et cd3 et communiquant b et d avec la main, pourquoi dis-je les Poles + ε de ab cherchant au moment du contact de se saturer (sit venia verbo4) avec les – ε de cd et pourquoi les + ε de ab ne se saturent pas avec les – ε du même coté ab, mais pourquoi ces poles + ε d'ab cherchent un – ε de cd. D'ailleurs c'est plutot le phénomène de la bouteille de Leyde que celui des piles galvaniques. Car en mettant ab en communication avec le Condensateur et en isolant le Poisson l'Electrometre ne montre ni dans ce cas ni dans aucun autre le moindre signe d'Electricité. Le poisson agit sous l'eau mais le courant ne passe pas par la flamme.
Adieu, cher et bon Tenard. La Poste part, je n'ai pas le loisir de corriger cette lettre. Excusez les fautes d'ortographe. Mille choses à nos bons amis Biot, le cher Poisson Drapier et Mr Dupuitren avec lequel vous avez donné un Memoire plein de sagacité.
- Humboldt
Commentaires
La première page de la lettre est presque entièrement consacrée à des protestations chaleureuses d'amitié. Humboldt était coutumier de ces effusions sentimentales. Ainsi, le 10 avril 1805, il écrivait de Gênes au physicien Jean-Baptiste Biot (1774–1862) : « Vous avez l’âme trop belle et trop sensible à l’amitié pour que je ne puisse espérer que vous recevrez avec intérêt un signe de vie de ma part. Nous nous sommes vus de bien près, mon tendre et respectable ami ! Je le regarde comme une des belles fortunes de ma vie, de vous avoir connu, d’avoir pu être pour vous quelque chose. Vous réunissez en vous seul ce que la nature, peu prodigue en ses dons, n’accorde qu’à plusieurs. Condorcet avait prouvé qu’un grand géomètre peut briller par l’esprit et le charme de l’imagination. Vous m’avez appris que la candeur, la bonté, l’amabilité ne sont pas contraires à ces mêmes qualités. Je ne crains pas que vous m’accusiez de flatterie. Elle est si contraire à mon caractère et c’est une arme que je me réserve pour ceux qui ne me sont pas chers comme Vous me l’êtes. [...] Adieu, mon tendre ami, Gay vous dit mille et mille belles choses [...] Je vous embrasse tendrement.5»
Humboldt était géologue de formation, il avait été l'élève d'Abraham-Gottlob Werner (1749–1817), à Freiberg, en Saxe. Les phénomènes telluriques, tremblements de terre et volcans, l'intéressaient donc vivement. Comme il le dit dans cette lettre, le hasard le favorisa, puisqu'il ressentit un tremblement de terre à Naples et fut témoin d'une grande éruption du Vésuve.
Contrairement à ce que croit Humboldt, le tremblement de terre qu'il ressentit était très loin d'être « le plus fort que l'on ait jamais senti à Naples ». En effet, c'est le 5 décembre 1456 qu'un séisme causa les plus graves dégâts à Naples : une soixantaine de maisons et de palais furent totalement détruits, le Castel Sant'Elmo, le Castel Nuovo, les basiliques San Domenico Maggiore et Santa Chiara furent gravement endommagés. Il y eut plus de 100 morts rien qu'à Naples et sans doute au total plusieurs dizaines de milliers de victimes, dans une grande partie du royaume de Naples.
Le séisme que ressentit Humboldt, le 26 juillet 1805 à 21 h, avait frappé la Molise, région de l'Italie du Sud, au sud des Abruzzes et au nord-est de la Campanie ; il était d'intensité maximale X sur l'échelle de Mercalli. La secousse fut désastreuse pour une trentaine de localités de la vallée de Bojano et de la plaine qui s'étend d'Isernia à Campobasso. Huit villages furent totalement détruits. Le nombre de victimes est estimé à 5573.
La ville de Cantalupo nel Sannio, (I = X, 220 morts) fut presqu'entièrement détruite ; Isernia, que Humboldt appelle L’Hernia, (I = IX–X, 1000 morts) et Bojano (I= IX, 124 morts) furent gravement endommagés6.
Humboldt note que le tremblement de terre ne fut pas vraiment destructeur à Naples, bien qu'il ait causé une frayeur considérable dans la population. Il rapporte qu'à Cantalupo, « la terre a vomi de petites pyramides de sable ». Il s'agit là de l'éjection de sable par des fissures du sol, un phénomène appelé « fontaines de sable », caractéristique d'une intensité égale ou supérieure à IX.
« Ce phénomène, dit Humboldt, ressemble à celui de Pelileo, où en 1797 dans la prov. de Quito la Moya sortit en Pyramides. » Il semble supposer que Thénard sait ce qu'est la Moya. Dans l'introduction de son Voyage, il dit, dans une note : « La Moya de Pelileo, substance volcanique combustible renfermant du feldspath. » Il est moins laconique dans les Observations de zoologie et d'anatomie comparée 7 :
« Les volcans du royaume de Quito jettent de la pierre ponce, des basaltes et des porphyres scorifiés ; ils vomissent des quantités énormes d'eau et d'argile carburée, des matières boueuses qui répandent la fertilité à huit et dix lieues à la ronde, mais, depuis l'époque à laquelle remontent les traditions des indigènes, ils n'ont jamais produit de grandes masses de laves coulantes et fondues. [...] On conçoit que si le feu volcanique se trouve à de grandes profondeurs, la lave fondue ne peut ni s'élever jusqu'au bord du cratère, ni percer le flanc de ces montagnes [...] Il paroît donc naturel que des volcans aussi élevés ne vomissent par leur bouche que des pierres isolées, des cendres volcaniques, des flammes, de l'eau bouillante, et surtout ces argiles carburées et imprégnées de soufre que l'on nomme moya, dans la langue du pays. [...] Les grandes explosions sont périodiques et assez rares : le Cotopaxi, le Tungurahua et la Sangay n'en offrent quelquefois pas en vingt ou trente ans, mais, dans ces intervalles ces mêmes volcans vomissent des quantité énormes de boues argileuses et, ce qui frappe le plus l'imagination, une innombrable quantité de poissons. [...] Il m'a paru d'un très-grand intérête pour l'histoire naturelle descriptive, de bien vérifier la nature de ces animaux. Tous les habitans conviennent qu'ils sont identiques à ceux que l'on trouve dans les ruisseaux au pied de ces volcans, et que l'on nomme preñadillas [...]Je l'ai dessiné avec soin sur les lieux ; mon dessin a été colorié par M. Turpin. J'ai reconnu que la preñadilla est une nouvelle espèce du genre Silurus. M. de Lacépède qui a bien voulu l'examiner m'a conseillé de la réduire à cette division des Silurus que dans le cinquième tome de son Histoire naturelle des poissons, il a désignée sous le nom de pimelodes. [...] Je lui donne le nom de Pimelodus cyclopum. »
La Bibliothèque universelle, faisant suite à la Bibliothèque britannique, précise, en 1822 : « Depuis les voyages de Mr Humboldt en Amérique, on connoît le phénomène extraordinaire qui se passe dans plusieurs volcans, et qui fait sortir des cratères de quelques-uns d'entr'eux une très-grande quantité de petits poissons d'eau douce peu endommagés. Ces poissons proviennent des lacs souterrains qui se trouvent dans les flancs de ces montagnes volcaniques. Ces poissons sont de l'espèce nommée Pimelodes cyclopum, dont les plus grands n'ont pas au delà de quatre pouces de longueur et dont les analogues sont dans les ruisseaux environnans. C'est à la grande quantité de ces poissons qu'est due la combustion de la Moya ; et quelque bizarre que puisse paroître un fait semblable, on ne peut en douter d'après l'analyse de MM. Vauquelin et Klaproth, qui ont trouvé dans cette lave boueuse un quart de matière animale.8 »
Indépendamment de la présence des poissons, il semble donc que la moya soit le résultat des coulées boueuses, connues des volcanologues sous le nom de lahars, fréquentes dans les volcans des Andes et de l'Indonésie. Elles sont dues à la fonte des neiges éternelles lors de l'éruption9 ou à la mobilisation des cendres par les fortes pluies saisonnières ou associées à l'éruption, mais, contrairement à ce que pensait Humboldt, elles ne sont pas vomies du cratère.
Les lahars n'ont évidemment rien à voir avec les tremblements de terre, et si de la moya fut éjectée à Pelileo, lors du séisme de Riobamba du 4 février 1797, il ne peut s'agir que d'un dépôt de lahar, remobilisé par le tremblement de terre.
Si Humboldt n'avait ressenti que de loin le séisme de Molise, il fut, en revanche, aux premières loges pour l'éruption du Vésuve.
La femme de lettres allemande Elisa von der Recke (1754–1833) raconte dans son journal de voyage en Italie10 : « Le 13 août, 4 h du matin. Hier soir, j'étais tranquillement assise à la table de thé avec le célèbre voyageur Alexander von Humboldt, et j'étais de toute mon âme dans ses récits du plus haut intérêt, lorsque soudain un serveur se précipita dans la pièce et s'écria : “La montagne prend feu et est déjà complètement enflammée.” Toute la compagnie vola vers le balcon, et, surprise, le plus grand spectacle de la nature se présentait à mes yeux dans toute sa majesté et brillait, terrifiant, dans la sombre nuit italienne. M. von Humboldt et quelques personnes de la compagnie se hâtèrent vers Portici et Torre del Greco, pour observer de plus près cet extraordinaire événement. »
L'éruption avait modestement commencé le 13 février et atteignit son paroxysme le 12 août. La coulée de lave atteignit la mer à Villa Inglese, entre Torre del Greco et Torre Annunziata. Elle fut extraordinairement fluide, parcourant trois milles en quatre minutes11. Humboldt, en accord avec ce chiffre, note que la lave parcourut 1400 toises (2729 m) en moins de quatre minutes.
Gay-Lussac recueillit des cristaux de « muriate d'ammoniac » (chlorure d'ammonium, également nommé salmiac) sur la lave du Vésuve. Ce sel, de formule NH4Cl, se dépose effectivement, comme le « muriate de soude » (chlorure de sodium) à partir des gaz volcaniques, sur la lave refroidie.
Humboldt a bien compris que les vapeurs volcaniques sont essentiellement constituées d'eau. Malgré le grand nombre de volcans qu'il a vus en Amérique du Sud, il reconnaît son ignorance des causes du volcanisme, il doute des théories en vogue à l'époque qui l'attribuent à l'inflammation de matières combustibles ou au feu central et termine par une belle formule qui fait l'analogie entre les volcans et le laboratoire de chimie de Thénard.
Humboldt passe ensuite à ses recherches sur la nature et l'origine du gaz contenu dans la vessie natatoire des poissons. C'était un sujet à l'ordre du jour, et son ami Biot s'y intéressera, en 1806, pendant ses instants de loisir lors de la prolongation de la méridienne de France jusqu'aux îles Baléares. Comme Gay-Lussac et Humboldt, Biot ne trouvera pas d'hydrogène en quantité appréciable, et pense comme eux que les poissons « tirent de l'eau où ils vivent l'air contenu dans leur vessie natatoire »12.
Tous les phénomènes naturels intéressaient Humboldt, et le spectacle de la « phosphorescence de la mer » ne pouvait le laisser indifférent. Il connaissait l'existence d'un ver annélide polychète luminescent, Nereis noctiluca, décrit par Linné, en 1761, mais ne pouvait lui attribuer le phénomène lumineux qui intéressait « toute la masse » de la mer, et devait donc être dû, pensait-il, à une « matière mucilagineuse » organique répandue uniformément, qui dégagerait du phosphure d'hydrogène inflammable. On sait maintenant que c'est un microorganisme dinoflagellé du phytoplancton qui est responsable de ce phénomène. La lumière est émise lors de l'oxydation d'une protéine (luciférine) catalysée par une enzyme (luciférase).
Le pêcheurs napolitains capturaient souvent des torpilles (Raya torpedo, L.), poisson de la famille des raies qui peut communiquer des secousses électriques. Au cours de son voyage en Amérique du Sud, Humboldt avait eu l'occasion d'étudier les redoutables « anguilles électriques » (Gymnotus electricus, L.), à propos desquelles il publia un article en allemand13; la torpille ne pouvait donc manquer de l'intéresser. Avec Gay-Lussac, il étudia comment on peut provoquer ou non les décharges.
En 1780, l'abbé Bertholon, célèbre « électricien » de Montpellier14 avait écrit : « L'analogie entre la torpille et la bouteille de Leyde est la plus parfaite qu'il soit possible d'imaginer. [...] Je me contenterai de remarquer ici que, pour ressentir les plus fortes commotions de la torpille, il faut d'une main toucher la surface inférieure de la torpille qui est électrique négativement, et de l'autre la surface supérieure qui est électrique positivement.15 ». Humboldt, en accord avec cette observation, note qu'en plaçant le poisson entre deux plats (évidemment métalliques) dont les bords se touchent, ce qui met les deux surfaces en court-circuit, on ne ressent aucune secousse.
Les bons amis auxquels Humboldt charge Thénard de dire « mille choses » furent pour la plupart membres de la Société d'Arcueil, fondée en 1806, qui réunissait de jeunes savants chez le chimiste Claude-Louis Berthollet (1748–1822) et l'astronome et mathématicien Pierre-Simon Laplace (1749–1827), voisins à Arcueil. Parmi les premiers membres, outre Humboldt, Gay-Lussac et Thénard, on comptait le physicien Jean-Baptiste Biot (1774–1862) et le mathématicien et physicien Siméon-Denis Poisson (1781-1840). Ne faisaient pas partie de la Société d'Arcueil A. Drapier, minéralogiste, et Guillaume Dupuytren (1777–1835), anatomiste et assistant-chirurgien à l'Hôtel-Dieu. Dupuytren, comme beaucoup d'autres médecins et chimistes (ainsi Hallé et Lavoisier), s'était intéressé au mortel « plomb des vidangeurs », qui représentait un important problème de santé publique. Thénard analysait pour lui l'air recueilli dans les fosses d'aisance16.
1 M.-N. Bourguet, Le monde dans un carnet, Alexander von Humboldt en Italie (1805), Paris, Le Félin, 2017.
2 Les chiffres (2), (3) et (4) entre parenthèses renvoient au numéro de la page de la lettre.
3 Croquis en marge (reproduit sur la Fig. 1 ; note de l’éditeur).
4 Qu'on me pardonne l'expression.
5 Bibliothèque de l’Institut, Ms 4896 fol. 29.
6 Catalogo dei forti terremoti in Italia dal 461 a. C. al 1980, INGV, 1995.
7 Voyage de Humboldt et Bonpland, 2e partie, Observations de zoologie et d'anatomie comparée, Vol. I, Schœll, Paris, 1811, p. 21.
8 Bibliothèque universelle des Sciences, Belles-lettres et Arts, Genève, 1822, Littér. Nouv. série, vol. 21 n° 2, octobre 1822, p. 157.
9 C'est ainsi que la ville d'Armero, en Colombie, fut ensevelie sous une coulée de boue, le 13 novembre 1985, lors de l'éruption du Nevado del Ruiz.
10 E. von der Recke,Tagebuch einer Reise durch einen Theil Deutschlands und durch Italien in den Jahren 1804 bis 1806, Berlin 1815, p. 272.
11 Catalogo storico delle eruzioni del Vesuvio dal 1631 al 1944, A cura di G. Ricciardi, M. De Lucia e F. Giudicepietro, INGV.
12 J.-B. Biot, Sur la nature de l'air contenu dans la vessie natatoire des poissons, Mémoires de physique et de chimie de la Société d'Arcueil, vol. 1, Bernard, Paris,1807.
13 A. von Humboldt, Jagd und Kampf der electrischen Aale mit Pferden, Annalen der Physik, 1807 pp. 34–43.
14 J.-P. Poirier, L’abbé Bertholon, un électricien des lumières en province, Hermann, Paris, 2008.
15 P. Bertholon, L'Électricité du corps humain, dans l'état de santé et de maladie, Didot, Paris, 1780, ch. VII De l'électricité de divers animaux, p. 93.
16 Dupuytren, Rapport sur une espèce de méphitisme des fosses d'aisance produit par le gaz azote, J. de médecine, chirurgie et pharmacie, vol. XI, Vendémaire an XIV, p. 201.