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Comptes Rendus

La mortalité et la morbidité mondiale, maintenant et demain : que connaît-on ?
[Mortality and morbidity worldwide, now and tomorrow: what is known?]
Comptes Rendus. Biologies, Volume 331 (2008) no. 12, pp. 991-1006.

Abstracts

En ce début du 21ème siècle, environ 56 millions de personnes meurent chaque année dans le monde ; 20% de ces décès surviennent chez des enfants de moins de 5 ans. De façon générale, beaucoup de ces morts sont évitables et l'examen de leur distribution à la surface de la terre montre que le sous développement est bien souvent en cause. Le paludisme tue sans doute plus de 1 million de personnes par an, la rougeole plus d'un demi million, les diarrhées 1,6 millions.

Ces morts surviennent très majoritairement dans les pays en développement. Elles s'ajoutent aux morts par maladies chroniques telles les cardiopathies ischémiques et les cancers qui tuent aussi bien dans les pays en développement que dans les pays développés, mais dont le poids augmente dans les pays en développement à cause du vieillissement de leur population et de leur exposition grandissante à certains facteurs de risque, en particulier le tabac, dont on estime qu'il tue actuellement 4 millions de personnes par an.

L'estimation précise des mortalités est néanmoins très difficile dans la majeure partie du monde faute de données ; l'estimation de la morbidité et celle de la répartition des facteurs de risque sont encore plus mal connues et, par conséquent, apprécier leur évolution est encore plus difficile. Malgré ce manque de données, à l'initiative de l'Organisation Mondiale de la Santé dans le cadre d'une collaboration associant notamment l'Université de Harvard et la Banque Mondiale, des méthodes ont été développées pour mesurer le poids sanitaire mondial d'une façon systématique.

A l'évidence, le monde manque cruellement de systèmes de recueil de données léger mais fiable (par exemple grâce à des sondages par grappes rigoureusement effectués) et le nombre d'équipes travaillant à l'estimation et à la prévision du poids sanitaire mondial est très insuffisant. Il y a donc un effort massif à faire pour fournir au monde les indicateurs dont il a besoin pour mieux prendre conscience des inégalités et, surtout, pour mieux orienter la lutte contre elles.

The knowledge of the global distribution of death, diseases and risk factors is important to make clear to the general public and to governments that health inequalities are incredibly high, at the dawn of this 21st century, and to help fight these. More than 20% of the 56 millions of deaths in 2001 were of children less than 5 years old. There are at least 1 million deaths per year from malaria. Diarrhoea kill more than 1.5 million, and measles more than half a million. The large majority of deaths by infectious diseases occur in underdeveloped countries. Moreover, chronic diseases kill an increasing number in underdeveloped countries, because populations are aging, because expansive health care which is needed to prevent and control these diseases is unavailable, and because the inhabitants are increasingly exposed to risk factors. In particular, smoking is increasing dramatically in underdeveloped countries as a result of the aggressive marketing of tobacco companies, the delay in implementing antismoking regulations, and because the public perception of the risk of smoking is still low. More than 4 million deaths per year are presently attributed to smoking, and reports forecast a death toll of 10 million in 2030.

The WHO, Harvard University and the World Bank are at the origin of comprehensive data analyses on the “global burden of diseases” which help to identify health priorities. Unfortunately, global data are still scarce and of low quality, particularly in those underdeveloped countries where they would be most useful.

Precise knowledge of the variations of mortality, morbidity and exposure to risk factors would be essential to monitor the improvements, or failures of health care progress. The optimal interpretation of the available data requires expertise in demography, epidemiology, statistics, and computer sciences, which are rarely found in this area. Thus, improvements in the collection of data and in the research effort in this field are necessary.

Metadata
Published online:
DOI: 10.1016/j.crvi.2008.09.002
Mot clés : Epidemiologie, Mortalité, Morbidité, Poids sanitaire mondial de la maladie
Keywords: Epidemiology, Mortality, Morbidity, Global Burden of Diseases, GDB

Alain-Jacques Valleron 1, 2

1 UPMC et Inserm, UMR S 707, 75012 Paris, France
2 AP-HP, Hôpital Saint-Antoine, unité de santé publique, 75012 Paris, France
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Version originale du texte intégral

1 Introduction

Pourquoi compter les morts et les malades ? A quoi cela sert-il ? Tout simplement à cause du « besoin de savoir ». Ceci peut sembler une réponse sans contenu. Pourtant, le « besoin de savoir » est maintenant indiqué explicitement dans les définitions de la surveillance épidémiologique : on ne dit plus seulement que la surveillance épidémiologique (l'activité de suivi systématique, continu, au cours du temps de la distribution des maladies et des facteurs de risque) nécessite des méthodes appropriées de collecte et d'analyse des données ; on y ajoute qu'elle nécessite la « diffusion de l'information à ceux qui ont besoin de savoir ». Cette troisième composante de la surveillance épidémiologique, indissociable des deux autres (collecte et analyse) est intentionnellement vague. « Ceux qui ont besoin de savoir » incluent bien sûr : les gouvernements qui, en principe, ont besoin de savoir pour utiliser de façon optimale les ressources ; ils incluent les administrations de santé qui préparent les décisions de ces gouvernements ; ils incluent les chercheurs qui, constitutionnellement, ont besoin de savoir ; mais ils incluent aussi le grand public qui « a besoin de savoir » quel est son état de santé, quel est l'état de santé à travers le monde, où sont les injustices et les espoirs. Le besoin de savoir n'est donc pas uniquement utilitaire (piloter les programmes de santé publique), académique (l'observation est le début du progrès de la connaissance) ; il est aussi social.

Il est également naturel de vouloir prévoir l'état de santé dans l'avenir et la place que prendront les différentes grandes pathologies. La prévision épidémiologique est un exercice dont on a souvent soulevé la difficulté en termes plus ou moins plaisants pour ceux qui s'y adonnent : “predicting the impredictable” est-il possible, se sont demandés certains [1,2]. Et Kramer cité dans [3] a même écrit que « les scientifiques sont plus facilement de bons historiens que de bons prophètes » [4]. Cependant, pour planifier les actions de santé assez longtemps à l'avance, compte tenu des moyens gigantesques qu'elles impliquent en général (que ce soit en ce qui concerne la prévention ou le traitement), il est nécessaire de disposer de prévisions argumentées permettant d'évaluer la faisabilité des scénarios envisageables. De plus, les prévisions épidémiologiques s'appuient sur des raisonnements explicites, listant hypothèses et données utilisées. Elles peuvent par conséquent faire l'objet d'analyses de sensibilité (les résultats sont ils sensibles à tel écart à une hypothèse ?) ou de contradiction. C'est tout l'avantage de la prévision de l'épidémiologiste sur l' « opinion des experts ».

Cet article va tenter de faire le point sur ce que les données et les méthodes épidémiologiques actuelles permettent de connaître (ou de ne pas connaître) de l'état de santé actuel et de faire le point sur les prévisions qui peuvent actuellement être faites à un niveau mondial.

Dans la suite, nous utiliserons le terme « poids sanitaire mondial de la maladie » pour traduire ce qui est exprimé de façon bien établie en Anglais par “Global Burden of Diseases” et désigné par le sigle GBD (1569 références sur PubMed contiennent “Global Burden of Diseases” au 8/7/2008).

2 Données disponibles

Le calcul du poids sanitaire mondial, et la prévision de son évolution, s'appuient sur des données et des méthodes d'analyse de ces données dont les principales seront rappelés ci-dessous.

En ce qui concerne les données, il faudrait disposer d'informations fiables sur la mortalité et sur la morbidité des populations à un niveau suffisamment fin sur les plans nosologique, temporel, géographique et social. On verra que le système statistique international est en principe construit pour fournir des données démographiques et des données de mortalité par tranche d'âge et par sexe dans les 192 pays formant actuellement l'organisation des Nations Unis. Aucune réglementation ou directive équivalente n'existe en ce qui concerne le recueil des données sur la morbidité ou sur les facteurs de risque. Idéalement, les données doivent être recueillies soit exhaustivement, soit sur des échantillons représentatifs (c'est-à-dire tirés au sort, éventuellement grâce à des stratégies de sondage par grappe bien connues des démographes). Malheureusement, trop souvent, les données dont on dispose sont obtenues sur des échantillons non représentatifs quelquefois définis par leur commodité d'accès ou le hasard du financement de tel ou tel programme de recherche. Par ailleurs, l'unité géographique et sociale dans laquelle les informations auraient le meilleur sens épidémiologique n'est pas forcément le pays, mais souvent la région, et/ou l'ethnie, la classe sociale, etc. et il est exceptionnel de disposer d'information à ces niveaux dans les pays en développement. La nosologie (classification des maladies) est très difficile à connaître. Les problèmes de patients atteints de multi pathologies (telles les personnes âgées dans les pays développés, mais aussi beaucoup des malades dans les pays en voie de développement) posent des difficultés de codages quasi-insurmontables.

2.1 Données démographiques

La connaissance de la démographie actuelle et prévisionnelle des pays est indispensable au calcul du poids sanitaire des maladies : on ne peut comparer la mortalité par cancer dans un pays en développement et dans un pays développé sans tenir compte des structures d'âge très différentes de ces deux catégories de pays. De même, on ne peut faire de projection dans l'avenir sans tenir compte des changements démographiques dont la plupart sont d'ores et déjà très largement prévisibles.

L'obtention de données de qualité sur la simple démographie reste difficile dans beaucoup de pays ; encore maintenant on ne connaît que de façon très approximative la simple taille de beaucoup de populations, et leur répartition dans les différentes tranches d'âge, entre les zones rurales et urbaines, a fortiori entre les classes de revenu. Cette connaissance est bien sûr d'autant plus mauvaise que les pays sont plus sous développés, et atteint donc surtout paradoxalement les régions très peuplées, en particulier l'Afrique. La plupart des chiffres sur lesquels on s'appuie viennent d'estimations indirectes obtenues grâce à des modèles démographiques dont certains sont très sophistiqués. On connaît directement les effectifs des populations grâce à des recensements effectués de loin en loin. La détermination de la taille des populations répond en général plus à des raisons politiques que sanitaires : définir des populations légales, déterminer des poids électoraux, effectuer des prélèvements fiscaux ou des allocations budgétaires ; toutes raisons qui peuvent fortement pousser à la fraude ou à l'omission. L'exemple passé du Nigeria fournit un cas d'école [5] : en 1991, la revue Populations et Sociétés éditée par l'Institut National d'Etudes Démographiques (INED) classait elle le Nigeria au 1er rang africain, avec 122,5 millions d'habitants et une prévision de 305 millions pour 2025. Mais, en novembre 1991, un recensement fut organisé et on trouva 88,5 Millions. La surestimation était donc de presque 40%. La prévision actuelle des Nations Unies pour le Nigeria est de 210 millions en 2025 (http://esa.un.org/unpp).

2.1.1 Données de mortalité

De même qu'en Europe, la naissance de l'information épidémiologique quantitative remonte au recueil systématique des données de mortalité à Londres au XVIème siècle, de même sur le plan mondial c'est aussi le recueil de données sur la mortalité qui a fait l'objet d'efforts importants pour fournir une information sanitaire standardisée. L'OMS précisa en 1948 le modèle international de certificat de décès et spécifia que la cause « initiale » du décès devrait être renseignée, afin de permettre l'établissement de statistiques internationales de décès par cause. Puis, en 1977 elle le compléta par un certificat de décès périnatal [6]. Le système de classification international des maladies (CIM) permet un codage standardisé des causes de décès. Ce système est régulièrement mis à jour : la première version (CIM1) fut dûe au français Bertillon, et publiée en 1900. On en est actuellement à la 10ème version de la CIM. Notons cependant la difficulté pratique du codage des certificats de décès ; souvent, celui qui les remplit ne peut faire, ou ne sait faire, la distinction entre « la » cause initiale, la cause « immédiate » et les causes « associées », tout particulièrement chez les personnes fragiles qui sont soumises en même temps à de nombreux risques [7]. Les trois catégories de causes sont codées dans de nombreux pays et des algorithmes très lourds permettent en principe de vérifier la cohérence des informations, quand elles sont recueillies. Cependant, la détermination de « la cause » de mort est évidemment un exercice dont la principale difficulté n'est pas le codage, mais – en réalité – la complexité de la notion même de cause [6].

L'organisation des Nations Unies demande aux pays de fournir de façon exhaustive toutes leurs données démographiques et notamment celles concernant les décès [8]. Les données de mortalité s'appuient sur les certificats de décès qui doivent être établis de façon standardisée à travers le monde, avec une validation de l'information si possible par un médecin ou à défaut par un personnel de santé qualifié.

Mais il y a loin de la théorie, selon laquelle toutes les informations relatives aux décès seraient collectées et codées, à la pratique : La couverture mondiale est loin d'être complète, et la qualité de codage des causes de décès est faible y compris dans les pays développés. Ainsi, en 1990, on disposait de statistiques de mortalité sur le Cancer que pour seulement 42% de la population mondiale [9]. Plus récemment, en 2005, Mathers et col. ont fait dans le bulletin de l'OMS le point sur l'état du recueil des données de mortalité au niveau mondial [10]. Sur 192 pays, aucune information relative à la mortalité n'était disponible dans 39 d'entre eux (dont 25 dans les 46 pays de la région OMS Afrique) ; les statistiques des données postérieures à 1990 étaient absentes dans 75 des 192 pays (dans 42 des 49 pays de la région Afrique, des 7 pays de la région Asie du Sud-Est, 10 des 27 pays de la Région du Pacifique Ouest, 12 des 21 pays de la région méditerranéenne, 2 seulement des 35 pays de la région Américaine et 2 seulement (Andorre et Monaco) de la région Européenne). Sur les 106 pays ayant fourni à l'OMS leurs statistiques de mortalité au moins une fois depuis 1990, avec au moins 50% de couverture de leur population, seuls 23 pays ont été classés par les auteurs comme fournissant des données de haut qualité (la France n'en fait pas partie), et 28 sont de basse qualité (avec moins de 70% de couverture, ou plus de 20% de causes de mortalité non codées). La qualité non plus n'est pas au rendez-vous : la proportion de mort codées comme mal définies, qui peut être aussi basse que 4 % dans un pays comme la Nouvelle Zélande, dépasse 40% au Sri Lanka et en Thaïlande [11]. Il faut alors répartir ces morts de cause inconnue dans les catégories existantes de la CIM. Ceci se fait par le calcul ; ce travail d'imputation est lourd et difficile à valider.

Cet état des lieux pourrait inciter à mettre en cause la demande d'exhaustivité des statistiques de mortalité. Ne vaudrait-il pas mieux disposer d'échantillons représentatifs d'une petite fraction des décès, que de ne pas disposer de l'information totale sur l'ensemble des décès ? D'ores et déjà, deux pays importants (l'Inde et la Chine) utilisent de telles démarches par échantillonnage, non exhaustives, et fournissent ainsi des informations qui ont été reconnues utilisables.

Dans l'état actuel, on ne peut que « faire avec ce qu'on a ». La seule solution est, à partir de masses de données éparses de tenter d'estimer les données réelles inconnues. On utilise ainsi des techniques indirectes qui, à partir de données parcellaires – mais jugées fiables – obtenues dans des enquêtes démographiques, permettent de reconstruire l'ensemble : par exemple, on demande aux femmes combien de leurs enfants sont encore vivants, et à quel age elles ont perdu ceux qui sont morts. On en déduit la mortalité infanto-juvénile durant les quelques années précédentes, puis la mortalité générale à partir de tables type de mortalité. Une autre méthode utilise une équation de régression permettant de prédire la mortalité des adultes à partir de celle des enfants, mieux connue. L'équation a été calibrée en s'appuyant sur les pays pour lesquels on dispose à la fois des deux ensembles de données. Puis, on l'a utilisée pour estimer la mortalité des adultes à partir de celle des enfants dans les pays où les données sur les adultes manquaient. On est à la fois séduit par l'ingéniosité statistique de ces méthodes (pour lesquelles les auteurs font de grands efforts de validation) et inquiet par leur fragilité apparente, compte tenu des données sur lesquelles elles s'appuient.

Nous disposons donc d'évaluations sur la mortalité des populations. La mortalité par cause, en revanche, est extrêmement difficile à connaître à partir des statistiques de mortalité : même dans les pays où il y a une tradition ancienne de recueil des statistiques de mortalité lors des certificats de décès (par exemple, en Grande Bretagne, France, Etats Unis) les épidémiologistes sont prudents pour interpréter les données recueillies ne serait-ce que parce qu'il est très difficile de coder les causes de décès immédiates, principales, etc. Dans beaucoup de pays en développement, ces données sont absentes ou, quand elles sont présentes, elles sont biaisées car provenant de sous-ensembles absolument pas représentatifs de l'ensemble du pays (par exemple les certificats de décès dans tel hôpital universitaire, ou dans telle enquête menée sur un sujet de santé tout à fait particulier).

2.1.2 Données d'incidence et de morbidité

L'estimation de la morbidité pose des problèmes encore plus compliqués que celles de la mortalité : elle souffre aussi du manque de systèmes d'information permettant d'obtenir systématiquement des données représentatives ; elle repose sur des myriades d'enquêtes de valeur différente ; il est très difficile de définir et coder les états morbides. De plus, elle ne bénéficie pas du cadre réglementaire et organisationnel international dans lequel, en principe, les données de mortalité doivent être recueillies.

Dans certains pays développés, des programmes rigoureux de surveillance épidémiologique existent depuis longtemps et sont l'exemple à suivre : c'est le cas du programme SEER (Surveillance, Epidemiology and End Results) qui recueille des données sur des échantillons représentatifs couvrant 10% de la population des USA. De façon générale, les meilleures informations disponibles étant dans les pays développés, elles concernent naturellement leurs priorités de santé publique qui sont encore très largement les maladies chroniques telles le cancer, les maladies cardio-vasculaires, le diabète. Petit à petit, par contagion, par le biais des collaborations internationales, on obtient donc des informations dans les pays en développement sur ces mêmes maladies chroniques. Dans le cas du cancer, on estimait [9] qu'en 1990 seulement 5% de la population des pays en développement était couverte par des registres sur le cancer contre 64% de celle des pays développés ; le dernier volume sur l'Incidence du Cancer dans 5 continents (“Cancer Incidence in Five Continents[12]) donnait des informations comparables sur l'incidence du cancer dans 50 pays. Pour le reste, on effectue des évaluations indirectes de la morbidité, à partir de la mortalité [13]. Ainsi, la situation de la qualité et de la complétude des données statistiques d'incidence est médiocre, même en ce qui concerne une maladie comme le cancer ; on imagine donc facilement qu'elle est très mauvaise en ce qui concerne les maladies infectieuses, telles le paludisme, la leishmaniose, et même le SIDA qui surviennent majoritairement dans des pays sans appareil statistique, où les causes de décès sont peu et mal codées, et où les registres – ou les enquêtes reposant sur des échantillons représentatifs – sont l'exception, y compris en ce qui concerne le VIH.

Aussi, plus encore que pour la mortalité, c'est grâce à des estimations indirectes que les statisticiens tentent, à partir des multiples données éparses, de donner une image de la morbidité mondiale. L'équipe internationale du projet “Global Burden of Diseases” coordonné par l'OMS a réalisé un travail impressionnant [11] de collecte de bases de données dispersées visant à fournir des estimations de l'incidence, la prévalence, la sévérité, et la durée de 136 maladies et leurs séquelles (+ de 500). L'ensemble de données qu'ils ont utilisées couvre plus de 8700 sources différentes parmi lesquelles 7000 concernaient les maladies transmissibles, la santé de la mère et de l'enfant et la nutrition et dont ¼ était relatif à des populations d'Afrique Subsaharienne.

De son côté, le programme « MEASURE DHS » (http://www.measuredhs.com) a recueilli et analysé des informations de la meilleure qualité possible dans 75 pays en développement en s'appuyant sur environ 200 enquêtes. Ce programme fournit en particulier beaucoup de données sur l'impact du SIDA, de la sous-alimentation et du paludisme dans ces pays. Il ne s'agit pas forcément de données de morbidité, mais souvent de données sur les accès à la prévention et aux traitements (par exemple, en ce qui concerne le paludisme, de données sur l'utilisation des moustiquaires imprégnées dans les zones de forte prévalence).

3 Méthodes d'analyse

Trois quantités permettent de mesurer le poids sanitaire d'une maladie : sa prévalence, son incidence, et la mortalité qu'elle cause.

3.1 Taux d'incidence, de prévalence

La prévalence est le nombre de cas de malades présents à un moment donné (prévalence absolue), ou rapportée à la taille de la population (prévalence exprimée en nombre de malades par millions d'habitants, par exemple). L'incidence mesure le nombre de nouveaux cas pendant une unité de temps, généralement l'année : l'incidence s'exprime généralement en incidence relative (nombre de nouveaux cas par million d'habitant). On peut aussi parler de prévalence et d'incidence à propos des facteurs de risque.

L'épidémiologie compte peu d'équations mais en compte une particulièrement importante pour interpréter les données de fréquence d'une maladie : P = I × D : dans cette équation, D représente la durée moyenne de la maladie (en années, lorsque l'incidence est exprimée en cas par année). Cette équation est applicable dans des conditions approximativement stationnaires et n'est donc pas applicable au cours d'une épidémie dans laquelle l'incidence varie fortement au cours du temps. La durée de la maladie dépend en général des traitements appliqués. Par exemple, la durée du SIDA était, dans les années 1985, de l'ordre de 2 ans parce qu'il n'y avait pas de traitement efficace ; elle est maintenant très longue, lorsque les malades sont traités par anti rétroviraux. Par conséquent, avec un nombre de nouveaux cas par an constant (incidence constante), on observe mécaniquement plus de cas de malades dans la population lorsque la durée de la maladie est rallongée.

3.2 La mesure de la mortalité

La mortalité est mesurée par le nombre de morts, rapporté à une population de référence (par exemple, nombre de morts de la maladie concernée par million d'habitants). La mortalité infantile (par exemple les morts de moins de 5 ans, ou la mortalité néonatale) sont des indices simples qui permettent facilement de comparer les pays dans l'espace et dans le temps.

On cherche en général à estimer les taux de mortalité par tranche d'âge et, par sexe. Afin de permettre des comparaisons entre lieux et époques, pour lesquels les démographies sont en général très différentes, on utilise des indices synthétiques censés résumer en un seul chiffre l'ensemble des mortalités par âge. Le plus simple est le taux de mortalité standardisé sur une population type ; le plus connu du public est l'espérance de vie à la naissance.

Les méthodes d'analyse des données de population et de mortalité, dont les plus importantes sont rappelées ci-dessous, peuvent être trouvées dans le livre de H. Leridon et L. Toulemon [14].

3.2.1 Taux de mortalité standardisé sur une population type

Afin de permettre – grâce à un seul chiffre – des comparaisons entre pays de démographies différentes (soit actuellement, soit dans le futur), on recourt à la notion de taux « standardisé sur une population type ». Dans l'évaluation du poids sanitaire mondial des maladies, la population type utilisée en général a été établi par l'OMS. La distribution d'âge choisie par l'OMS est la distribution d'age moyenne mondiale (par conséquent une moyenne de distributions d'âge très différentes mélangeant celle des pays développés peu peuplés, avec beaucoup de personnes âgées, et celle des pays très peuplés et jeunes).

L'ensemble du système d'information utilisé par l'OMS pour mesurer la mortalité peut être consulté sur http://www.who.int/whosis/indicators/compendium/2008/en/.

3.2.2 Espérance de vie

L'espérance de vie est un indice conjoncturel, ou dit autrement « un indice du moment », qui donne une photographie de la mortalité à une date donnée. Ce n'est pas un indice prévisionnel, alors qu'il est couramment perçu, et présenté comme tel : quand, dans un pays, l'espérance de vie à la naissance est de 46 ans, cela ne signifie en rien – de par la construction même de l'indice – que les enfants nés cette année là vivront 46 ans en moyenne.

Le principe du calcul de l'espérance de vie à la naissance dans un pays donné est en effet le suivant : on prend les données démographiques (nombre d'habitants par sexe) par tranche d'âge dans le pays concerné et les données de mortalité (nombre de morts) par sexe dans les mêmes tranches d'âge. On peut alors calculer les taux de mortalité par âge (nombre de morts dans la tranche d'âge rapporté à la population dans cette tranche d'âge en milieu d'année). On construit ensuite ce qu'on appelle une « table de vie du moment » (dont la première fut construite par l'astronome Halley en 1693). Ainsi, la table de vie 2007 décrit ce que serait (et non pas : sera) l'avenir d'une population fictive de 100 000 enfants naissant en 2008 dont le risque de mortalité au cours de leur vie, à chaque âge, serait identique au risque de mortalité observée en 2007 pour les personnes de l'âge considéré. Au début, les choses sont simples : disposant de la probabilité de mourir entre 0 et 1 an grâce aux données de mortalité 2007 dans cette tranche d'âge, il est facile d'imaginer combien des 100 000 enfants nés seront encore en vie au bout d'un an (c'est-à-dire en 2008). Il suffit de supposer que la mortalité entre 0 et 1 an sera celle observée en 2007, car il y a peu de raisons de penser qu'elle sera fortement modifiée d'ici 2008. En revanche, le même calcul appliqué à la tranche d'âge de 60 ans est évidemment beaucoup plus problématique : l'enfant né en 2007 aura 60 ans en 2067. Le principe de la construction de la table de vie fait qu'on suppose qu'en 2067 il aura le risque de mourir dans l'année qui suivra (2068) qu'avaient les gens de 60 ans observés en 2007. Mais ces gens étaient nés en 1947. Ainsi, pour construire la valeur de table de vie à l'abscisse 60 ans, on fait un grand écart d'un siècle ! On comprend donc bien qu'il n'est pas raisonnable, de dire que la vie moyenne d'un enfant naissant en 2007 sera égale à l'espérance de vie calculée ainsi. Elle sera bien meilleure si le développement s'améliore, si l'accès aux traitements est facilité, si le système de santé mis à la disposition de la population concernée à partir de 2008 est amélioré. Elle sera bien pire si des événements de santé imprévus importants se déroulent dans les années qui viennent : on eut un tel exemple avec l'épidémie de SIDA. Il n'était évidemment pas possible d'anticiper en 1975 que 30 ans après beaucoup de jeunes gens mourraient de cette maladie faisant baisser la durée de vie moyenne de la génération 1975.

3.2.3 Années potentielles de vie perdue (APVP)

Une méthode ancienne consiste à exprimer le poids sanitaire mondial par le nombre de vies perdues dans chaque pays (sous entendu, par rapport à une situation sanitaire idéale). Le calcul des années potentielles de vie perdues (APVP), ou en anglais Years of Life Lost (YLL), est extrêmement simple : le principe en est de dire chacun devrait vivre jusqu'à un âge de mort « idéal ». Une mort précoce s'exprime donc par une perte d'années vécues APVP différence entre l'âge de la mort et cet âge « idéal ». En pratique, l'horizon de vie fixée pour cet âge idéal est celui de la meilleure espérance de vie observée mondialement (actuellement 84,7 ans chez la femme et 78,0 ans chez l'homme, au Japon). Une femme morte à 45 ans a donc 39 ans de perdus selon cette métrique. Si maintenant on considère la distribution des morts dans un pays, on peut calculer le nombre total d'années de vie perdues dans ce pays (par rapport à ce qui serait observé si chacun vivait jusqu'à la limite précisée). Le calcul des APVP peut se faire pathologie par pathologie, cet indicateur étant additif : on peut, par exemple, calculer les APVP dues au suicide, au paludisme, etc.

3.2.4 La prise en compte de l'incapacité

Toutes les années de vie ne se valent pas, selon qu'on est en bonne santé ou qu'on souffre d'une incapacité plus ou moins importante. Les épidémiologistes et les démographes ont donc développé des indices permettant de quantifier cette notion. Leur principale difficulté est trouvée dans l'expression « ne se valent pas ». Comment définir la « valeur » des années de vie avec incapacité ? les chiffres obtenus refléteront-ils autre chose que les « valeurs » de ceux qui en ont établi le mode de calcul ?

3.2.5 Espérance de vie en bonne santé

Tous les indicateurs développés sous cette appellation proviennent d'un recalcul de l'espérance de vie, dans lequel on tient compte des années de vie passées avec un handicap. Lorsqu'on dispose des enquêtes appropriées, si on sait mesurer le handicap qu'elle font supporter aux malades (ou le handicap que les malades perçoivent), le calcul permet de produire une « espérance de vie en bonne santé » [14] ; ce calcul est effectué sur une table de vie dans laquelle on a retiré les années passées avec un handicap lourd, ou lourd et moyen, selon. On utilise aussi, et en particulier à l'OMS, des méthodes de pondération des handicaps qui varient selon les organismes et les pays (et les « valeurs » de ceux qui les construisent, cf. ci-dessus) : une année de vie passée avec telle incapacité est considérée ne valoir que 30% d'une année de vie en bonne santé (0,3 ans, donc). On chiffre ainsi les années potentielles de vie perdues avec handicap (APVPH).

3.2.6 Années potentielles de vie perdues par handicap (APVPH)

Les chercheurs du projet “Global Burden of Diseases” (GBD) de l'OMS ont systématisé ce calcul, et en font un outil important de la mesure du poids sanitaire mondial des maladies.

Le GBD désigne un ensemble de projets de recherche, devenus la référence inévitable du sujet, qui fut lancé en 1992 dans le cadre d'une collaboration entre l'École de santé publique d'Harvard, qui a mis en place la Harvard University Initiative for Global Health, l'OMS et la Banque Mondiale. Les travaux de ce groupe ont fait l'objet de livres, de rapports, de publications dans les bulletins de l'OMS et dans les revues d'épidémiologie et de santé publique majeures. Les collaborateurs principaux de ces travaux sont Christopher Murray, Alan Lopez, Colin Mathers, Magid Ezzati auxquels s'ajoute un grand nombre d'auteurs d'autres institutions selon les travaux.

Le calcul des APVPH (en anglais, Years Lost to Disability, YLD) effectué par les chercheurs du GBD est complexe :

Des experts se sont réunis pour donner les poids correspondant à un grand nombre de séquelles possibles des maladies (500 séquelles ont été considérées). Par exemple, une année vécue avec une dépression unipolaire a été évaluée à 60% d'une année de vie vécue en bonne santé (voir le Tableau 1). Ensuite, un facteur de correction est appliqué en fonction de l'âge : pour un même handicap, le poids est supposé faible chez l'enfant, fort chez le jeune adulte et diminuer exponentiellement avec l'âge. L'idée est qu'il est plus facile de supporter, par exemple, un handicap lorsqu'on a 80 ans que lorsqu'on en a 30. Enfin, en suivant les principes des économistes de la santé, on applique à ces poids un taux d'escompte : une année de vie perdue dans 30 ans est en effet ressentie comme moins coûteuse qu'une année de vie perdue l'an prochain. Le taux d'escompte utilisé est en général de 3%. Les détails fastidieux de ces calculs aux nombreuses hypothèses peuvent être trouvés dans le manuel de 143 pages présent sur le site de l'OMS (http://www.who.int/healthinfo/nationalburdenofdiseasemanual.pdf).

Tableau 1

Exemples de classes d'incapacité et de mesures de leur gravité dans les travaux relatifs au poids sanitaire mondial des maladies (Global Burden of Disease) d'après [35]

Classe d'incapacité Exemples Indice de gravité
1 Vitiligo sur le visage 0,00 à 0,02
Poids trop faible
2 Diarrhées séreuses 0,02 à 0,12
Mal de gorge important
Anémie importante
3 Infertilité 0,12 à 0,24
Angine
4 Amputation 0,24 à 0,36
Surdité
5 Syndrome de Down 0,36 à 0,50
6 Dépression 0,50 à 0,70
Perte de la vision
7 Psychose 0,70 à 1,00
Démence
Quadriplégie

3.3 Les années de vie perdues ajustées sur le handicap, ou “Disability Adjusted Life Years” (DALY)

Nous utiliserons le sigle DALY tant il est connu comme unité de mesure du poids sanitaire mondial des maladies. Cet indice a été développé par les chercheurs du GBD. Les années de vie perdues ajustées sur le handicap (DALY) sont la somme de deux termes : les années de vie potentielle perdues (APVP/YLL) et des années de vie potentielles perdues par handicap (APVPH/YLD).

DALY=APVP+APVPH(=YLL+YLD)
Notons bien que les DALY additionnent donc des années simples à calculer, et à comprendre (APVP) et des années correspondant à un concept compliqué et difficile à mesurer (APVPH). Ceci se comprend bien en considérant un cas individuel : soit un homme mourant d'un cancer des bronches à 65 ans. Il a 13 ans d'APVP (78 – 65). Combien a-t il d'APVPH, sachant qu'il fumait depuis 35 ans, avait eu plusieurs épisodes de dépression, une bronchite chronique obstructive depuis l'âge de 45 ans, et que les signes de son cancer ont apparu à 60 ans, avec un traitement très lourd et six derniers mois hospitalisés ? Pour produire son chiffre d'APVPH, il faut lister les différents états de santé dans lesquels il s'est trouvé, les pondérer, corriger de l'age auxquels il les a eus...

4 Résultats sur l'état de santé actuel

4.1 Les données de mortalité générales

4.1.1 Les chiffres de la mortalité

Environ 56 000 000 de personnes sont mortes en 2001. La mortalité est habituellement classée en trois groupes : le premier comprend les morts par maladies transmissibles, les morts au cours de la naissance (mère et enfant) et ceux consécutifs à la sous-nutrition. Un tiers des 56 millions de morts relèvent de cette catégorie. Le second groupe comprend les maladies non transmissibles et le troisième comprend les accidents et violences. Le Tableau 2 montre comment se classent les causes de mortalité selon que l'on se trouve dans les pays à bas ou fort revenu. Plusieurs faits saillants apparaissent :

Tableau 2

Les 10 causes principales de mortalité en 2001, selon le niveau de développement (d'après [11])

Pays à niveau faible ou moyen de ressources Millions de morts Pays à niveau élevé de ressources Millions de morts
1 Cardiopathies ischémiques 5,70 1 Cardiopathies ischémiques 1,36
2 Maladies cérébro-vasculaires 4,11 2 Maladies cérébro-vasculaires 0,78
3 Infections respiratoires basses 3,41 3 Cancers respiratoires 0,46
4 VIH/SIDA 2,55 4 Infections respiratoires basses 0,34
5 Mortalité périnatale 2,49 5 Bronchopneumopathie chronique obstructive 0,30
6 Bronchopneumopathie chronique obstructive 2,38 6 Cancers du colon et du rectum 0,26
7 Diarrhées 1,78 7 Maladies d'Alzheimer et autres démences 0,21
8 Tuberculose 1,59 8 Diabète 0,20
9 Paludisme 1,21 9 Cancer du sein 0,76
10 Accidents de la route 1,07 10 Cancer de l'estomùac 0,25

  • – D'abord, l'importance de la mortalité des enfants : 20% des morts de 2001 (10,5 M) sont survenus en 2001 chez des enfants de moins de 5 ans et 99 % de ces morts étaient dans des pays à bas revenus, 40% d'entre elles dans l'Afrique subsaharienne. Si on ajoute les morts à la naissance, le chiffre monte encore : 13,5 M d'enfants morts (dont à peu près la moitié avant l'âge d'un mois). Bien entendu, cette mortalité s'est un peu améliorée depuis 1990 (elle est passée de 43 morts/1000 enfants en Afrique subsaharienne à environ 40), mais les chiffres restent terrifiants, 30 ou 40 fois supérieurs à ceux que l'on observe dans les pays à fort niveau de revenu. Il est difficile de se satisfaire des baisses observées de mortalité quand on considère les niveaux très élevés qu'elle continue à atteindre : la mortalité par diarrhée chez les enfants est passée de 2,4 M en 1990 à environ 1,6 M en 2001 ; la mortalité par rougeole aussi a baissé, même si ce sont encore 1/2 million d'enfants de moins de 5 ans en sont morts en 2001. De plus, d'autres mortalités ont augmenté : cela semble par exemple le cas de la malaria chez l'enfant (la malaria tue environ 1 million de personnes par an au monde).
  • – Un second point remarquable concerne la part importante et grandissante des maladies non transmissibles dans la mortalité : cette part n'augmente pas comme simple conséquence de la diminution de la mortalité par maladies transmissibles (on vient de voir que cette diminution est modeste) ; elle augmente réellement parce que d'une part les populations vieillissent (et sont donc plus au risque de ces maladies), d'autre part sont soumises à de nouveaux facteurs de risque, tel le tabac, qui étaient l'apanage des pays développés, et enfin parce que l'accès aux traitements coûteux de ces maladies est difficile dans les pays en développement. On a pu prévoir que les maladies chroniques causeront 7 morts sur 10 en 2020 [15].

4.1.2 L'espérance de vie

L'espérance de vie, était en 2007 en France de 84 ans chez les femmes en France et de 77,5 ans chez les hommes, très proche de celles du Japon. En contraste, elle n'est que de 39 ans chez les hommes du Sierra Leone. Lorsque les espérances de vie sont classées par ordre décroissant, on constate que, parmi les 31 pays du bas de la liste, 28 appartiennent à l'Afrique subsaharienne où l'espérance de vie était seulement de 46 ans. Il est remarquable que le communiqué de presse des nations unies à ce sujet indique que, dans ces pays,2 une personne « pouvait espérer vivre en moyenne seulement 46 ans, c'est-à-dire 32 ans de moins que dans les pays de développement avancé ». On retrouve donc ici la confusion signalée plus haut par laquelle on interprète l'espérance de vie, index conjoncturel de la surmortalité actuelle de l'Afrique sub-saharienne, comme indiquant la durée de vie moyenne future des enfants qui naissent actuellement dans ce continent. L'expression choisie est dramatique, elle est censée frapper le public, mais elle est fausse.

L'espérance de vie a continuellement augmenté depuis 1840 ; XXe siècle, elle croît d'environ 3 mois/an d'une façon remarquablement régulière [16] et n'a pas encore atteint un plateau identifiable. Avant 1950, les gains en espérance de vie ont surtout été dus à la réduction du taux de mortalité chez les enfants, maintenant est devenu bas dans les pays développés, mais encore très fort dans les pays en développement. Dans la seconde moitié du XXe siècle, ce sont les progrès de la survie des personnes âgées de plus de 65 ans qui ont expliqué l'augmentation d'espérance de vie. Combien de temps cette progression régulière de trois mois par an peut-elle encore durer ? Dans le passé, les réponses faites par les démographes prévisionnistes à cette question simple ont souvent été fausses : en 1928, Louis Dublin déduisit de ses calculs que l'espérance de vie maximum possible était de 65 ans chez les hommes et les femmes mais, plus important, les rapports des Nations Unies sur l'espérance de vie des femmes japonaises publiée en 1986, 1999 et 2001 supposèrent tous trois que la progression de l'amélioration de l'espérance de vie se ralentirait et que cette dernière arriverait à un plateau, ce qui ne se vérifia pas.

Mondialement, l'espérance de vie augmente dans toutes les régions, y compris en Afrique (Fig. 1) où l'augmentation serait bien plus importante en l'absence de SIDA, ou si le SIDA était traité avec les traitements modernes disponibles dans les pays développés : l'espérance de vie à la naissance qui était de 48 ans en 2002 pour l'ensemble de la Région de l'Afrique aurait été de 54 ans en l'absence du VIH/SIDA. Dans les pays d'Afrique australe, l'espérance de vie aurait été de 56 ans au lieu de 43 ans.3

4.1.3 Les années de vie perdues ajustées sur le handicap (DALY)

Le Tableau 3 permet de comparer les DALY dans les pays à faible et fort revenu tels qu'ils ont été évalués par le groupe GBD [11]. On y constate la place élevée des maladies cardiaques et psychiatriques non seulement dans les pays développés, mais aussi dans les pays en développement. Ceci, néanmoins, est encore le reflet des indices de gravité donnés aux séquelles des différentes maladies (Tableau 1).

Tableau 3

Part des 10 premières causes du poids sanitaire mondial des maladies chez les jeunes adultes de 15 à 44 ans, telles qu'estimées par les DALY

Rang Cause % Total
1 VIH/SIDA 13,0
2 Dépression unipolaire 8,6
3 Accidents de la route 4,9
4 Tuberculose 3,9
5 Alcoolisme 3,0
6 Suicides et tentatives 2,7
7 Anémie par carence martiale 2,6
8 Schizophrénie 2,6
9 Maladie bipolaire 2,5
10 Violence 2,3

4.2 Les grandes pathologies

4.2.1 Les maladies émergentes

Un travail récent [17] a étudié les conditions d'émergence de 335 maladies infectieuses entre 1940 et 2004. On constate que la survenue de ces maladies émergentes a augmenté significativement avec le temps (avec un maximum en 1980 contemporain de la découverte du SIDA). Les maladies émergentes sont principalement des zoonoses (60%) et parmi ces zoonoses 72% ont pris origine dans la nature (et non pas dans les élevages). Ces travaux ont permis de quantifier les corrélations entre l'origine de ces maladies émergentes, et des facteurs écologiques, environnementaux et socio économiques. En pratique, on constate que le risque d'émergence est particulièrement fort dans des pays pauvres, à la faune riche et/ou ayant des conditions environnementales facilitant la présence des vecteurs de ces maladies ; or, ces pays sont précisément ceux dans lesquels les efforts mis sur la surveillance épidémiologiques sont trop faibles et il est bien clair que la lutte contre les maladies émergentes nécessiterait une redistribution des moyens de la surveillance et de la recherche épidémiologique sur ces pays là.

4.2.2 Le SIDA

Le SIDA fournit un cas exemplaire des difficultés de l'évaluation de l'état sanitaire du monde et en particulier de la morbidité. On a été en effet frappé, en 2007 lorsque ONUSIDA (UNAIDS) annonça que le nombre de séropositifs dans le monde était de l'ordre de 33,2 M alors que son estimation était de 39,5 en 2006 et de 42 millions auparavant. Du coup, le soupçon de manipulations politiques a été exprimé : y aurait-il des manipulations de chiffres destinées à faire apparaître plus grand le problème qu'il n'est ? Ce soupçon surprend car, bien évidemment, les chiffres « bas » sont si élevés qu'on ne voit pas quel serait l'intérêt d'encore les gonfler. En fait, l'explication la plus plausible est simplement que, dans le passé, la majorité des chiffres produits étaient faux, parce qu'ils avaient été calculés sur des échantillons non représentatifs de populations très particulieres ; faute de rigueur statistique, ce sont en effet les populations les plus à risque, ou les personnes les plus à risque qui sont testées et/ou interrogées. Les nouveaux chiffres traduisent l'amélioration (encore trop faible) des échantillonnages et de la qualité des sources. Ceci apparaît clairement en considérant plusieurs estimations successives de la prévalence du VIH au Botswana, toutes publiées dans les rapports de l'UNAIDS : il fut annoncé en 2006 qu'elle n'était « que » de 24,1%. C'est dire beaucoup moins qu'annoncé auparavant : en effet, dans le rapport 2004, la prévalence 2003 avait été estimée à 38% ! Mais ce chiffre de 2003 pouvait être corrigé bien plus tôt, en ne s'appuyant que sur les meilleures enquêtes de terrain de l'époque : la valeur trouvée était alors de 24,0% (correction publiée dans le rapport 2004), donc très proche de l'estimation actuelle.

Grâce à de telles améliorations dans le choix des échantillons, les révisions furent importantes dans de nombreux pays : par exemple, le Kenya estimait que sa prévalence de HIV était de 2,3 millions en 2003, mais après avoir fait une enquête sur un échantillon représentatif, l'estimation tomba presque à moitié (1,2 millions).

Au total, l'Afrique reste le continent le plus touché par le SIDA, avec 1,6 million de morts estimées en 2007 sur un total d'environ 2,1 millions dans le monde (chiffres ONUSIDA/UNAIDS 2007).

4.2.3 Le paludisme

Comme on l'imagine, sachant qu'une grande part du paludisme a lieu là où l'appareil statistique nécessaire est peu ou pas développé, les estimations qui sont données du poids sanitaire mondial du paludisme sont imprécises. Les estimations du nombre total de morts causées par le paludisme à travers le monde sont en général données dans une fourchette très large, de 1 à 3 millions par an. Au total, on estime qu'à peu près la moitié de la population du monde (soit 3 milliards) vit dans des zones à risque, et on dit souvent que 90% de la mortalité attribuable au paludisme se trouve dans l'Afrique subsaharienne. Les estimations les plus crédibles sont effectuées – une fois de plus – grâce à des calculs indirects : on commence par déterminer les effectifs des populations à risque en recherchant celles qui vivent dans un climat propice à la transmission de l'agent (Plasmodium Falciparum), puis on lui applique les taux d'attaque et de mortalité connus à travers des enquêtes diverses [18]. Une revue systématique de la littérature basée sur 48 études couvrant 28 pays africains a été effectuée pour évaluer la mortalité par paludisme chez l'enfant [19]. A l'issue de ce travail, on peut estimer qu'environ 100 millions d'enfants africains vivaient dans des zones où le paludisme sévissait et qu'environ 800 000 d'entre eux étaient morts du paludisme comme cause directe de mortalité. On sait pourtant que des mesures simples, à fort rapport coût efficacité (comme l'utilisation de DDT qui fut un grand succès, ou de moustiquaires imprégnées) permettraient de faire tomber l'incidence de cette maladie et on sait, grâce à des essais d'intervention, qu'il est possible de réduire la mortalité périnatale notamment en Afrique où chaque année 25 millions de femmes enceintes vivent dans les zones à risque [20].

4.2.4 Le cancer

Un travail du Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) [9] a évalué à environ 6,2 millions le nombre mondial de morts par cancer en 2000 (3,5 millions chez les hommes, 2,7 millions chez les femmes), à 10 millions l'incidence et à 22,4 millions la prévalence. Le cancer le plus meurtrier était celui des bronches avec plus de 1 million de morts. Venaient ensuite les cancers de l'estomac (647 000 morts), du foie (550 000 morts), du colon et du rectum (492 000 morts), de l'œsophage (647 000 morts). Les cancers « féminins » tuaient environ 750 000 femmes par an (dont 375 000 cancers du sein). La mortalité ne mesure pas l'incidence (plus forte) et encore moins la prévalence qui intègre la durée de la maladie : par exemple, les 375 000 mortes par cancer du sein correspondent à 999 000 cas de nouveaux cancers par an (incidence) et on estime qu'il y avait en 2000, 3,7 millions de femmes ayant eu un cancer du sein dans les 5 dernières années.

4.2.5 D'autres maladies non transmissibles

Comme on l'a rappelé, les maladies non transmissibles frappent de plus en plus les pays en développement. Les quelques 17 millions de morts par maladies cardiovasculaires, soit à peu près un tiers de la mortalité totale, surviennent pour 80% dans des pays à revenu faible ou moyen. Les ¾ des environ 200 millions de diabétiques mondiaux se trouvent dans les pays en développement.

Enfin, la taille de la mortalité mondiale par accidents de la route et par violence est extrêmement importante, et en forte croissance : on considère4 qu'ils tuent plus de 1 million de victimes par an ; c'est la première cause de mortalité chez les jeunes de 10 à 24 ans (environ 400 000 morts) ; beaucoup de ces morts s'expliquent moins par l'imprudence que par le sous développement des infrastructures et des transports publics dans de nombreux pays. Beaucoup des victimes, d'ailleurs, sont des piétons, des cyclistes, des usagers de transports publics. Le coût mondial de ces accidents est estimé à plus de 500 milliards de dollars, et dépasse – dans les pays en développement – le total du montant des aides des pays riches [21].

4.3 Le poids sanitaire des facteurs de risque

L'évaluation de l'état actuel et futur de la santé dans le monde peut également être faite en attaquant le problème non plus maladie par maladie mais facteur de risque par facteur de risque.

4.3.1 Fraction attribuable

Plutôt que de mesurer le poids sanitaire que fait porter chaque maladie, il peut sembler plus opérationnel de raisonner par facteur de risque : c'est en réduisant l'exposition aux facteurs de risque qu'on peut faire diminuer le poids sanitaire des maladies. D'autre part, un même facteur de risque peut concerner plusieurs maladies : c'est le cas avec le tabac, l'alcool, l'obésité.

La formule de Levin permet, connaissant la fraction f d'une population exposée à un facteur de risque et le risque relatif RR de la maladie chez ceux qui sont exposés à ce facteur de risque par rapport à ceux qui n'y sont pas, de calculer la proportion maximum Patt des cas de la maladie dans la population qui peuvent être attribués au facteur étudié, s'il est causal [22]. Cette formule s'écrit

Patt=f(RR1)f(RR1)+1
Les fractions attribuables calculées par cette formule pour des facteurs différents ne sont pas additives ; des formules permettent de calculer – moyennant des hypothèses – la proportion attribuable à l'exposition conjointe à plusieurs facteurs. Elles sont en particulier utilisées dans les travaux du groupe GBD analysés plus bas.

4.3.2 Travaux du GBD

Le groupe de chercheurs du GBD [11,23] a utilisé pour évaluer l'impact des facteurs de risque son outil de mesure (les DALY) et les bases de données constitués pour leur évaluation du poids sanitaire des maladies. Le facteur de risque auquel le plus grand nombre de morts pouvait être attribué en 2000 est la tension artérielle élevée (un peu plus de 7 millions de morts), suivi par le tabac (environ 5 millions de morts), le cholestérol élevé (environ 4 millions), le poids des enfants en dessous de la normale (3 900 000 morts), les rapports sexuels non protégés (environ 3 millions de morts), etc. [23] Si on regarde le pourcentage que prennent ces facteurs de risque dans le poids mondial des maladies dans les pays en développement à forte mortalité, tel qu'exprimé par les DALYs, on trouve dans l'ordre : le fait pour un enfant d'être en dessous du poids (15% du poids sanitaire total) ; les rapports sexuels non protégés (10%), l'eau et l'hygiène de mauvaise qualité (environ 6%). Il est également possible de faire une lecture croisée associant maladie et facteur de risque : par exemple, on trouve que 96% du poids sanitaire relatif aux SIDA, 92% de celui relatif à la diarrhée, 74% de celui relatif au cancer des bronches sont attribuables aux effets des facteurs de risque qu'ils avaient étudiés et peuvent faire l'objet des mesures de prévention. Le lecteur est renvoyé aux nombreux rapports détaillés effectués par ce groupe dans lequel il trouvera notamment des analyses de sensibilité qui sont tout à fait indispensables compte tenu du grand nombre d'hypothèses faites pour produire les chiffres et de l'imprécision générale des données sur lesquelles les évaluations reposent.

Enfin, le rapport sur la santé dans le monde réalisé par l'OMS en Octobre 2002 [24] a évalué 25 risques majeurs et établi qu'à l'échelle mondiale les dix principaux étaient l'insuffisance pondérale de la mère et de l'enfant, les pratiques sexuelles à risque, l'hypertension, le tabagisme, l'alcool, l'eau non potable et le défaut d'assainissement et d'hygiène, l'hypercholestérolémie, les fumées des combustibles solides à l'intérieur des habitations, la carence en fer et la surcharge pondérale ainsi que l'obésité. Ces dix risques seraient responsables de 40% des 56 millions de décès dans le monde et du tiers des années de vie en bonne santé perdue.

4.3.3 Facteurs de risque du cancer

Les travaux du Centre International de Reherches sur le Cancer (CIRC/IARC) permettent d'estimer le nombre de cancers évitables par le contrôle des facteurs de risque connus [9]. Le tabac en est le principal. Mais, en particulier dans les pays en développement, de nombreux cancers pourraient être évités par un meilleur accès aux soins et à la prévention : c'est, par exemple, le cas pour le cancer du foie, dont une proportion importante s'explique par les infections par le virus de l'hépatite B, C, et du cancer du col causé majoritairement par l'infection par les papillomavirus contre lequel des vaccins sont maintenant sur le marché.

Le groupe du GBD [25] a estimé la mortalité de 12 types de cancer attribuables à 9 facteurs de risque dans 7 régions de la banque mondiale en 2001. Sur les 7 millions de morts par cancer observés en 2001, ce travail estime que 35 % sont attribuables à des facteurs de risque faciles à modifier. Il s'agit de chiffres moyens et, par exemple, 74% des 1 200 000 morts par cancer des bronches pourraient être évités en arrêtant de fumer, et en abaissant la pollution atmosphérique urbaine et domestique.

La part des cancers dus à des facteurs environnementaux industriels et des cancers professionnels a fait l'objet d'une étude spécifique du Centre International de Recherche sur le Cancer. La part des cancers professionnels a été estimée à environ 2% du total des cancers et les cancers dus à la pollution environnementale à moins de 1%. Ces chiffres sont faibles par rapport à ceux qui sont souvent évoqués dans la presse grand public, mais il faut tenir compte pour les apprécier de ce qu'il s'agit de moyennes exprimées sur l'ensemble de la population : les parts attribuables sont donc forcément bien plus élevées dans les populations concernées directement par ces expositions ; par exemple, si on évalue la proportion de cancer professionnels non pas par rapport à l'ensemble de la population (dont la moitié n'est pas exposée) mais par rapport seulement aux travailleurs des industries, le chiffre devient alors élevé.

4.3.4 Obésité

On manque cruellement de données permettant de décrire de façon fiable la répartition des principaux facteurs de risque dans la population mondiale. Quelques rares études en font la tentative. Par exemple, un travail [26] a permis d'évaluer comparativement l'obésité dans 63 pays d'Europe, du Moyen Orient, d'Asie, du Canada et d'Amérique Latine. De telles connaissances sont essentielles puisque l'obésité est facteur de risque de nombreuses maladies, dont les maladies cardiovasculaires, et le cancer. Un tel travail collaboratif est très lourd à mener ; il ne fournit pourtant pas en général une vision globale de la situation car les collaborations ne touchent pas forcément tous les pays, et les données sont purement et simplement absentes dans d'autres. Ainsi, il n'y avait pas de données sur l'Afrique Subsaharienne ni, parmi les pays développés, sur les Etats-Unis ou le Japon.

4.3.5 Tabac

Bien que l'on estime à 4 millions le nombre total des morts dus au tabac, et qu'un rapport récent prévoit que 10 millions de morts lui seront attribuables en 2030, on dispose de données de terrain insuffisantes sur ce facteur de risque majeur pour alimenter les connaissances du public et des décideurs. En 2002, Jha et ses collaborateurs ont réalisé la synthèse de ce qui était connu en 1985 en s'appuyant sur 109 études de Tobacco Control Country Profiles, et une trentaine d'études antérieures. Ils ont pu évaluer ainsi la prévalence totale de la tabagie dans 139 pays, et par classe d'âge dans 7 pays (1 pays par région 0MS), qu'ils ont extrapolé ensuite à l'ensemble : ils ont estimé que 29% des plus de 15 ans fumaient en 1995, (soit plus d'1 milliard de personnes). Encore maintenant, la tabagie est beaucoup plus fréquente chez les hommes que chez les femmes : mondialement, 47% des hommes fument pour 11% de femmes. Malheureusement, cette proportion augmente dans de nombreux pays dont la France. Les pays à niveau de développement moyen ou faible sont déjà plus atteints par la tabagie que les pays développés : 49% des hommes de plus de 15 ans y fument, contre 37% dans les pays développés. Ainsi, compte tenu des poids démographiques, c'est 82% des fumeurs mondiaux qu'on retrouve dans les pays en développement. Ce travail révèle par ailleurs un point extrêmement important : les proportions d'anciens fumeurs sont très basses en Inde (5%), en Chine (2%) par rapport aux quelques 30% d'anciens fumeurs qu'on trouve dans les populations des pays développés. Ceci montre que ces pays émergents ne sont pas encore sur la route de l'arrêt de la tabagie.

Bien au contraire, selon une étude récente de l'organisation des Nations Unies pour l'agriculture et l'alimentation (FAO), le nombre mondial de fumeurs augmentera de 500 millions, et 90% seront en dehors de l'Europe et de l'Amérique du Nord. Dès 2006, la part des pays en développement dans la consommation mondiale du tabac est de 71%. L'industrie du tabac mène une course de vitesse pour maintenir et augmenter ses profits en misant sur les pays dont la population ne bénéficie pas encore des mesures antitabac que recommande l'OMS : en 2005, l'estimation était que seulement 5% de la population mondiale était couverte par ces mesures [27].

Il est possible, par des calculs relativement simples, d'évaluer comment les indices sanitaires évolueraient si l'on agissait efficacement sur les facteurs de risque des maladies. En effet, les risques qui viennent d'être cités ont été évalués par les auteurs comme étant responsables d'une perte d'environ 5 ans d'espérance de vie dans les pays développés et 10 ans dans les pays en développement. Les priorités à mener dépendent évidemment des pays, en fonction de l'impact estimé des facteurs de risque dans chacun de ces pays. La quantification systématique des nombres d'années de vie perdue par les différentes maladies et les différents facteurs de risque pourrait permettre, en principe, de guider ces interventions. Par exemple, il est souvent proposé d'avoir recours à des démarches basées sur des analyses, intervention sanitaire par intervention sanitaire, de leur rapport coût efficacité dans chaque région. L'OMS a d'ailleurs mis en place une méthodologie nommée ‘choice’ dont l'acronyme signifie en français choisir des interventions d'un bon rapport coût efficacité.

5 Résultats concernant le futur de l'état de santé

Les projections démographiques actuelles dans leur scenario moyen de fécondité indiquent que la population mondiale comptera environ 7,5 milliards d'individus en 2020 et 9 milliards en 2050.5 La part des plus de 65 ans va beaucoup augmenter : actuellement, elle est d'environ 7% (soit 420 millions) ; en 2050, elle représentera 16% de la population (soit environ 1,5 milliards). De plus, 97% de cette augmentation aura lieu dans les pays en développement. Ces chiffres simples, et peu contestés, suffisent pour comprendre que d'une part il faut s'attendre à une énorme augmentation des maladies chroniques, telles le cancer qui touche en majorité les plus de 65 ans, et que d'autre part le système de santé des pays en développement va être face à de nouveaux défis difficiles à surmonter, causés par l'explosion de ces maladies aux coûts de traitement très élevé ; prenons l'exemple du cancer des bronches : il y a actuellement environ 650 000 morts dans les pays développés ; l'extrapolation démographique en laisse prévoir 990 000 en 2050. Mais, dans les pays en développement, alors qu'on évalue à 330 000 le nombre de morts actuels, la projection démographique en laisse prévoir 1,1 millions en 2050 [9]. Quelques travaux permettent d'anticiper ce que pourra être l'évolution de l'exposition aux facteurs de risque principaux, et donc du poids sanitaire des maladies. Ainsi, on a étudié les variations internationales des facteurs de risque des maladies cardiovasculaires [28] en s'appuyant sur des revues systématiques de la littérature et les bases de données des agences sanitaires nationales et internationales. Il a été ainsi montré que l'indice de corpulence et la cholestérolémie variaient en fonction du revenu national en suivant une courbe d'abord croissante, puis en plateau et finalement décroissante. Cette allure de la courbe s'explique par le fait que, dans les pays développés, plus la richesse est grande plus les efforts de prévention et les améliorations de comportement mènent à diminuer l'exposition aux principaux facteurs de risque des maladies cardio-vasculaires ; ceci fait comprendre la décroissance de la mortalité par ces maladies dans ces pays, décroissance qui est déjà observée. En revanche, le début de ces courbes permet d'anticiper le fait que les maladies cardio-vasculaires vont augmenter dans les pays à bas et faibles revenus. Notons en revanche que la variation de la consommation de tabac avec le revenu ne suit pas la même courbe : Les rares données existantes sur la prévalence de la tabagie montrent peu, ou pas de relation entre celle-ci et le produit intérieur brut des pays.

C'est pourquoi les prévisions doivent séparer les effets attendus et largement prévisibles, car conséquence des évolutions démographiques (plus de malades, car une plus grande population et plus de personnes âgées) de celles – beaucoup moins prévisibles – de l'exposition aux facteurs de risque et de l'amélioration éventuelle du système de soins.

Des projections incluant de telles hypothèses ont été tentées par le groupe GBD. Ainsi des modèles simples prédictifs ont été utilisés pour prédire comment le poids sanitaire mondial des maladies évoluera d'ici 2020 [29], puis plus récemment jusqu'en 2030 [30]. Ces projections utilisent des équations de régression sur la période 1950–2002 dans lesquelles les variables expliquantes sont des variables socio-économiques (PIB par habitant, nombre d'années d'école par personne, indicateur de développement technologique), et la consommation de tabac (compte tenu de l'intérêt porté dans ces projections aux mortalités par cancer et des maladies cardio-vasculaires). 106 maladies ont été considérées. Les principaux résultats sont que la mortalité des enfants de moins de 5 ans baisserait de 50% en 2030 (par rapport au niveau 2002), tandis que la mortalité par SIDA passerait de 2,8 millions à 6,5 millions dans un scénario où l'accès aux médicaments anti rétroviraux et autres traitements serait donné à 80% de la population dès 2012. Avec un scénario plus optimiste, dans lequel une prévention active serait menée, les morts par SIDA en 2030 pourraient être « seulement » de 3,7 millions. Un des résultats importants de ce travail est de montrer l'impact de l'augmentation de consommation de tabac, notamment dans les pays en développement, sur la mortalité : il serait responsable de 10% de l'ensemble des morts mondial (8,3 millions de morts). Ces prévisions posent néanmoins deux questions capitales : comment les valider ? sur quelle base penser que les variables « expliquantes » choisies sont les bonnes ? Sachant qu'en entrée le modèle utilise les données 1950–2002 de mortalité et morbidité mondiale dont on a vu qu'elles étaient très mal connues, peut-on avoir confiance dans les résultats du modèle ?

6 Conclusion

Les efforts méthodologiques immenses fourni par très peu de chercheurs au monde, et notamment ceux qui travaillent avec l'OMS à l'évaluation du “Global Burden of Diseases”, ne sont évidemment pas sans critique. Chacun peut se rendre compte facilement que les données de base sont souvent faibles ou inexistantes dans de nombreux pays, que le choix des facteurs de risque et la fiabilité de leurs mesures est souvent discutable, et que les indices utilisés peuvent tous être critiqués méthodologiquement : l'espérance de vie, parce qu'elle ne donne qu'une photo de l'instant ; les DALY parce que leurs calculs reposent sur un grand nombre d'arbitraires [31] ; les fractions évitables de décès, parce que elles sont calculées en comparant la situation actuelle à une situation idéale à atteindre dont on peut contester le niveau. L'application de la méthodologie à un petit territoire (Paris) bénéficiant d'une infrastructure convenable en termes de systèmes d'information n'a pas convaincu ses auteurs qu'elle pouvait fournir une façon simple et fiable de construire un « baromètre santé » [32]. A l'échelle de l'Afrique subsaharienne, l'opinion a été exprimée qu'en absence de données suffisantes, il était prématuré d'utiliser ces méthodes. Il était même dit cruellement “Health statistics in the absence of vital registration become part of a hopeful fantasy in which the basic measures of life are quantifiable in all societies[33]. Deux des auteurs majeurs du GBD, dans la conclusion d'un article paru en 1997, avaient fait une réponse anticipée modeste à ces critiques : “perhaps our method and assumptions will prove to be reasonable, perhaps not[34]. En tout état de cause, on ne peut être qu'impressionné par la taille de l'information fournie et par le travail fait en terme de coordination, de collecte de données au service de la meilleure connaissance des inégalités. Il est remarquable que l'OMS ait su accueillir un tel projet et que leurs auteurs aient eu le dynamisme et l'opiniâtreté de le poursuivre si loin. Il est regrettable qu'il n'y ait pas d'équipes et de projets de recherche concurrents permettant de « challenger » positivement les résultats (et non pas seulement des séries de critiques).

Des travaux de la taille du GBD nécessitent des équipes puissantes de statisticiens, démographes, épidémiologistes qui ne peuvent être démultipliées dans chacun des pays, mais dont il n'est pas sain qu'ils ne soient l'affaire que d'une seule équipe. Il y a aussi grand besoin de faire des évaluations sanitaires et des projections pays par pays tant il est évident que les priorités de santé, les facteurs de risque sociaux, environnementaux qui doivent être pris en compte dans ces évaluations, ces projections et surtout dans la configuration de moyens de lutte dépendent des conditions locales. Malheureusement, là où les problèmes sanitaires sont les plus aigus, là ou la mortalité infantile est la plus insupportable, on ne trouve bien évidemment pas les ressources scientifiques locales nécessaires, ni les ressources logistiques permettant de disposer des données de base. La première priorité est d'aider à mettre en place des systèmes simples et rigoureux de recueil de données, effectués sur des échantillons représentatifs, éventuellement en sacrifiant la taille à la qualité, et en remettant en cause la religion de l'exhaustivité qui n'a pas fait ses preuves. Enfin, la seconde priorité est de mettre en place des retours puissants d'information vers ceux qui « ont besoin de savoir », c'est-à-dire d'abord les populations, ensuite ceux qui ont localement en charge le progrès sanitaire et seulement ensuite les administrations nationales ou internationales. Savoir est une condition de l'action, y compris pour les principaux intéressés eux-mêmes. Trouver les formats adéquats de dissémination de l'information, évaluer son utilité, créer les conditions de l'efficacité d'une boucle « recueil, dissémination, et utilisation de l'information sanitaire » sont des enjeux que l'accès généralisé aux outils de l'informatique, y compris dans les pays en développement, devrait permettre de renouveler.

Remerciements

Je remercie Nicolas Brouard, Directeur de Recherches à l'INED, en particulier pour ses informations sur les méthodes d'imputation utilisées en démographie.


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