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Comptes Rendus

Biologie et devenir technologique de l’homme / Biology and the technological future of man
Que faire de l’imagerie cérébrale ? Territoires anciens et nouveaux d’une technologie
Comptes Rendus. Biologies, Volume 338 (2015) no. 8-9, pp. 607-612.

Résumés

Au cours du xxe siècle, l’imagerie cérébrale a révolutionné la pratique neurologique, puis la recherche en neurosciences cognitives. Plus récemment, son champ d’application s’est déplacé de ces territoires anciens vers les sciences humaines. Après avoir décrit cette dynamique historique, l’article rappelle quelques problèmes et controverses liés aux usages anciens et nouveaux de la neuro-imagerie et interroge cet engouement récent pour l’image cérébrale.

During the twentieth century, brain imaging revolutionized neurological practice and research in cognitive neuroscience. More recently, its scope has moved from the former territories to the humanities. After describing this historical dynamic, some issues and controversies related to old and new uses of neuroimaging are recalled, and this new appetite for brain image is questioned.

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Publié le :
DOI : 10.1016/j.crvi.2015.06.006
Mot clés : Imagerie cérébrale, Neuro-image, Médecine, Neurosciences cognitives, Neuroturn
Keywords: Brain imaging, Neuroimaging, Medicine, Cognitive neuroscience, Neuroturn

Jean-Claude Dupont 1

1 Centre d’histoire des sciences, des sociétés et des conflits (CHSSC-EA 4289), université de Picardie-Jules-Verne, UFR de sciences humaines et sociales et philosophie, chemin du Thil, 80025 Amiens cedex, France
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Jean-Claude Dupont. Que faire de l’imagerie cérébrale ? Territoires anciens et nouveaux d’une technologie. Comptes Rendus. Biologies, Volume 338 (2015) no. 8-9, pp. 607-612. doi : 10.1016/j.crvi.2015.06.006. https://comptes-rendus.academie-sciences.fr/biologies/articles/10.1016/j.crvi.2015.06.006/

Version originale du texte intégral

L’usage de distinguer les deux grandes finalités de l’exploration cérébrale, médicale et de recherche fondamentale est discutable du point de vue historique. Au cours du xxe siècle, les techniques d’imagerie chez l’homme ont suppléé les moyens indigents de l’exploration cérébrale, limitée le plus souvent à l’animal, et ce sont des médecins qui les ont employées. La distinction est également critiquable si l’on considère les usages contemporains de l’imagerie cérébrale. Que ce soit en médecine clinique ou en recherche fondamentale, les techniques d’imagerie, issues des progrès de la physique et d’une vague technologique déferlante [1], ont durant ces trente dernières années révolutionné les pratiques. Après que certaines d’entre elles eurent permis une exploration fonctionnelle et non plus seulement anatomique du cerveau humain, on a assisté à une extension considérable du champ de la neuro-imagerie, bien au-delà des territoires qui lui étaient traditionnels, à savoir la médecine et les neurosciences cognitives. À tel point que l’on parle désormais pour les sciences humaines d’un neuroturn ou d’un neuroscientific turn, qui aurait été initié par l’imagerie dans les années 2000 [2]1.

On se propose d’évoquer quelques problèmes liés aux usages anciens et nouveaux de la neuro-imagerie, et quelques réflexions sur les images cérébrales qui pourraient expliquer l’actuel engouement pour elle. Si l’on conserve cette distinction des deux usages dans cet article, c’est uniquement par commodité didactique.

1 Médecine et neuro-imagerie

L’image cérébrale s’inscrit dans une longue tradition, qui est celle, plus vaste, de l’image médicale. Jean Bernard considérait qu’une histoire de l’image médicale engloberait les dessins des grands anatomistes, les premiers daguerréotypes, les premières applications cliniques des rayons X, pour aboutir aux techniques les plus sophistiquées [3 (p. 28), 4]. Si l’on ne considère que la période récente (fin du xixexxie siècles), la médecine s’est construite et constituée autour d’images radiologiques, échographiques, tomographiques, jusqu’aux l’IRM fonctionnelles. La compréhension de la médecine d’un point de vue historique implique non seulement l’attention portée à ses transformations conceptuelles, mais aussi aux conditions de cette « matérialité », notamment à l’évolution des outils. L’image médicale est le produit d’une rencontre de disciplines et de savoir-faire variés, et correspond à une histoire riche et complexe, qui a déjà fait l’objet d’études synthétiques [5]. Mais une histoire qui analyserait les parts respectives des facteurs conceptuels, techniques et économiques qui ont permis cette instrumentation de la médecine, les interactions entre ces facteurs, qui suivrait l’élaboration d’images dans le laboratoire de physique et leur passage dans le laboratoire hospitalier, et éventuellement leur disparition du champ diagnostique reste encore à écrire.

La fonction de l’image médicale est d’abord diagnostique. Là aussi, l’image cérébrale doit être replacée dans un cadre plus large, qui est celui de l’histoire du diagnostic paraclinique. En médecine générale, à partir des années 1950, les examens « complémentaires » se développent en France et dans le monde par vagues successives, et l’on assiste à une véritable efflorescence de la sémiotique paraclinique. C’est le laboratoire de biologie clinique qui est d’abord concerné, avec le développement des analyses hématologiques, biochimiques, bactériologiques, etc. Mais il faut constater parallèlement l’importance particulière prise par l’image dans le diagnostic. L’histoire de l’imagerie croise aussi celle de la chirurgie. La finalité de l’exploration dépasse aujourd’hui fréquemment le diagnostic et l’imagerie devient interventionnelle, c’est-à-dire qu’elle permet le développement d’actes qui ne sont plus simplement diagnostiques, mais aussi thérapeutiques, sous contrôle de l’imagerie.

Historiquement, l’imagerie cérébrale fut donc d’abord médicale, et c’est particulièrement la neurologie qui fut pionnière en ce domaine [6]. La neuroradiologie s’est immédiatement trouvée être un outil de recherche fondamentale, pour des raisons à la fois techniques et éthiques. Les méthodes d’études de l’anatomie et de la physiologie du cerveau humain ont longtemps dû être élaborées chez l’animal, avant d’être transposées à l’homme avec plus ou moins de bonheur. Chez l’homme, en effet, la dissection anatomique et l’anatomopathologie furent jusqu’à la fin du xixe siècle les seules méthodes disponibles. En dehors des données cliniques recueillies après des lésions accidentelles ou ablation (lobotomies), seules certaines prouesses chirurgicales permettaient de s’affranchir définitivement des données simiesques et rendaient le cerveau humain accessible. On se souvient de celle de Wilder Penfield, qui appliqua directement au cerveau humain épileptique les microstimulations électriques chez des sujets éveillés en cours d’intervention. La spécificité anatomique et physiologique du cerveau humain restera difficile à aborder avant l’apparition au xxe siècle de techniques non invasives, électroencéphalographie puis neuro-imagerie.

En dépit de ces progrès considérables [7], l’imagerie suscite aujourd’hui certains débats en médecine, qui débordent le cadre de l’exploration cérébrale [8]. Les partisans enthousiastes de l’imagerie médicale justifient son triomphe par le fait qu’elle générerait des procédures de moins en moins invasives et de plus en plus efficaces et qu’elle serait potentiellement économique par la réduction des délais diagnostiques, thérapeutiques et d’hospitalisation. Ses détracteurs soulignent, au contraire, son coût élevé, discutent son intérêt véritable, en mettant en avant la dévalorisation et l’appauvrissement de la clinique, critiquent le partage ou la dilution possible de la responsabilité médicale, soulignent la disparition de l’écoute du malade au profit de la technicité. L’avenir de l’imagerie se construit désormais entre iconophobie et iconolâtrie dans la communauté des médecins et parfois celle des patients. La médecine reste pourtant aujourd’hui le champ de recherche le moins problématique et le plus fréquemment invoqué pour justifier l’équipement en neuro-imagerie. Que faire des neuro-images ? L’histoire a répondu à cette question en faisant avec elles, en premier lieu et jusqu’à aujourd’hui, de la médecine.

2 Neurosciences cognitives et neuro-imagerie

Depuis qu’elle est devenue fonctionnelle, autour des années 1980, la neuro-imagerie a étendu son champ d’application en devenant l’outil de recherche privilégié dans le domaine des fonctions et processus cognitifs. La technologie est entrée depuis une quinzaine d’années dans une phase de maturité, qui résulte de progrès technologiques et de résultats empiriques indiscutables (par exemple concernant la mémoire). La technologie a suscité un certain nombre de discussions théoriques quant à sa pertinence pour l’étude des facultés cognitives qui ont eu lieu à partir des années 2000, donnant lieu à une véritable épistémologie de l’image cérébrale.

L’ouvrage provocateur de William R. Uttal, The New Phrenology. The Limits of Localizing Cognitive Processes in the Brain (2001) [9], qui met en avant les difficultés de la localisation cérébrale des fonctions mentales, fut une pièce essentielle de cette réflexion épistémologique. Des discussions de la critique radicale de la modularité opérée par Uttal, ainsi que de ses attaques contre la neuro-imagerie, considérée sur le mode du slogan comme une « nouvelle phrénologie », ont ensuite eu lieu dans la revue Brain and Mind, impliquant les philosophes William Bechtel et Dan Lloyd [10–13].

Cette dispute concerne à la fois les aspects méthodologiques et instrumentaux de la question de l’imagerie, et les enjeux théoriques relatifs à son emploi [14]2. Y sont soulignées ce qu’Uttal considère être les limites de l’imagerie cérébrale : l’importance de l’imageur et de l’idée préconçue dans sa recherche, l’origine et la signification du signal au niveau microscopique et cognitif, la limite de la technique de soustraction des images et la question du seuil de détection, l’interprétation des cartes fonctionnelles moyennes, la fiabilité et la discordance des données selon les méthodes. Certaines critiques ne sont pas spécifiques de l’imagerie, mais concernent les méthodes générales utilisées par la neuropsychologie, comme la logique de « pure insertion » et les paradigmes expérimentaux de type « soustractif ». La méthode de soustraction, qui consiste à comparer l’activation différentielle entre deux tâches, l’une étant supposée comporter quelque chose de plus que l’autre, est fondée sur un « postulat d’insertion pure », à savoir que l’insertion d’un composant n’affecte en rien l’insertion des autres composants, qui est contestable. De plus, elle pose le problème de la définition des tâches et de l’activité des sujets de contrôle et des témoins. Il n’est en effet pas facile d’obtenir des conditions de référence qui ne diffèrent que par un élément cognitif [15].

On répondra par la suite avec un certain succès à la plupart de ces objections concernant l’imagerie, formulées autour des années 2000. Comme tout outil technologique, la neuro-imagerie est passée par différents stades de développement et entre désormais dans une phase de maturité, où l’autojustification fébrile liée à l’enthousiasme naïf des premiers instants (avec des réflexions du type : lira-t-on un jour dans la pensée ? Peut-on voir le cerveau humain penser ?), ne sont sans doute plus aujourd’hui de mise, du moins dans les revues académiques. Il est clair que le contenu sémantique de l’image cérébrale reste inaccessible. Les limites réelles de l’imagerie en tant qu’instrument résident davantage en l’existence d’activités cognitives qui se prêtent mal à l’exploration ou encore dans les contraintes temporelles imposées. D’autres difficultés comme la délimitation des tâches, la question de la détection du signal, le traitement des données, le problème du cerveau moyen et du sujet moyen, sont certes bien réelles, mais de fait, sont depuis longtemps étudiées et prises en compte. L’analyse des signaux en particulier a eu des développements fondamentaux considérables, même si l’origine du signal n’est pas complètement saisie [16–19].

L’objection de fond de William Uttal était en réalité d’ordre épistémologique. Ainsi, lorsqu’il souligne l’absence de convergence historique dans la taxinomie des fonctions mentales, c’est pour contester le postulat de la modularité. Pour Uttal, l’imagerie cérébrale engage ainsi les sciences cognitives dans un programme modulariste, à la fois fonctionnaliste, localisationnaliste et mentaliste, directement hérité de Fodor [20]. Selon Uttal, l’imagerie ne ferait que multiplier les modules sans proposer de véritable modèle explicatif de la dynamique cérébrale, en ce sens que l’imagerie aurait alors plus desservi les neurosciences qu’elle ne les aurait fait avancer.

Dan Lloyd répondra aux objections techniques sur l’obtention et l’interprétation des données de l’imagerie et postulera un modularisme « affaibli » et mesurable grâce à l’imagerie [11]. Mais c’est William Bechtel qui répondra à l’attaque épistémologique. Son argument central repose sur l’analogie avec les sciences de la vie [10,21]. La découverte des composantes fonctionnelles d’un système biologique n’a jamais été facile, notamment parce que le fonctionnement général de ce système résulte souvent de nombreuses interactions non linéaires entre ses composantes. Cela a conduit effectivement certains (comme Pasteur ou Bichat, dit Bechtel), à renoncer en ce domaine à l’identification de mécanismes sous-jacents. Mais, dans d’autres disciplines biologiques, par exemple celles qui se sont attaquées à la phosphorylation oxydative ou à la synthèse des protéines, ce sont ceux-là mêmes qui ont énoncé les hypothèses les plus frustes qui ont le plus contribué à l’élucidation des mécanismes. De même, en dépit des critiques que l’on peut faire aux tentatives actuelles de décomposition des fonctions mentales et aux instruments de recherche, celles-ci ouvrent une voie vers la compréhension de l’esprit-cerveau (Bechtel est partisan de leur identité). Même si les objections d’Uttal sont sérieuses et doivent être prises comme telles, même si elles rendent beaucoup de résultats d’aujourd’hui hypothétiques, cela ne signifie pas que les mécanismes sont impénétrables, mais que les modèles proposés sont encore immatures.

N’a-t-on en réalité, d’ailleurs, affaire qu’à une nouvelle phrénologie, comme le prétend Uttal ? Il y a des différences essentielles entre la phrénologie historique et l’imagerie cérébrale. La première se rapporte aux structures explorées : la pertinence des signaux est davantage assurée que celle des bosses crâniennes. La deuxième se rapporte aux tâches explorées, aujourd’hui moins arbitraires que les fonctions définies par Gall. Mais surtout, il y a une différence méthodologique de taille : l’imagerie fonctionnelle est censée être un acte expérimental véritable, avec les protocoles qui en découlent, alors que l’exploration phrénologique ne reposait que sur une simple et prétendue corrélation. L’imagerie établit bien des corrélations, si l’on entend par là les relations entre les variables expérimentales manipulées et certaines images produites et, en cela, elle n’est pas plus ni moins corrélationnelle que les méthodes neuropsychologiques classiques. Si on admet que des protocoles expérimentaux corrects peuvent démontrer l’implication suffisante de certaines régions pour la réalisation de certaines tâches, même si elle ne peut montrer la nécessité de chacune d’entre elles, alors l’imagerie est un outil permettant même d’aller au-delà de simples corrélations. Sa force essentielle est de pouvoir être expérimentale, et si elle ne testait pas des modèles cognitifs, alors effectivement, elle se réduirait à une néophrénologie. Tout dépend donc du design expérimental [22]3.

L’analyse de ce type de polémique est extrêmement instructive pour quiconque considère le problème de l’assignation des fonctions mentales à des structures cérébrales, c’est-à-dire celui de la localisation, en ce qu’elle reprend de manière assez exhaustive les arguments avancés par les uns et les autres. La polémique porte certes sur l’imagerie, certes sur la modularité, mais au-delà, sur la question épistémologique, c’est-à-dire, au fond, sur ce que doit devenir la psychologie, et au-delà, sur la philosophie sur laquelle elle doit s’appuyer même implicitement. C’est en cela que résident l’intérêt et la permanence du débat, même s’il contient probablement certains éléments techniques rendus obsolètes par les progrès très récents en matière d’imagerie.

3 L’extension du territoire : sciences humaines et neuro-imagerie

Mais l’imagerie cérébrale induit aujourd’hui un questionnement spécifique, par les pratiques qu’elle induit et la fonction opératoire qu’elle prend au sein de la société, au-delà de la médecine contemporaine et du laboratoire de neurosciences.

En France, l’avis no 116 du Comité consultatif national d’éthique recommande notamment « d’exercer la plus grande vigilance devant le développement des tests dits de vérité et d’évaluation de la personnalité et des fonctions mentales par IRMf, en raison du risque de réduire la complexité de la personne humaine à des données d’imagerie fonctionnelle et en raison du risque de l’illusion d’une certitude absolue dont serait porteuse la technique » (CCNE, avis du 07-05-2011). La loi de bioéthique du 7 juillet 2011 (art. 16-14) stipule que « les techniques d’imagerie cérébrale ne peuvent être employées qu’à des fins médicales ou de recherche scientifique, ou dans le cadre d’expertises judiciaires. Le consentement exprès de la personne doit être recueilli par écrit préalablement à la réalisation de l’examen, après qu’elle a été dûment informée de sa nature et de sa finalité. Le consentement mentionne la finalité de l’examen. Il est révocable sans forme et à tout moment ».

De telles réserves qui peuvent paraître étranges et quelque peu anticipatrices s’expliquent par l’extension territoriale bien réelle de l’imagerie fonctionnelle, de la médecine et des neurosciences cognitives, vers les sciences humaines et sociales [15]. L’imagerie ne serait que l’aboutissement de la longue histoire de la cartographie cérébrale [23,24] si ce n’était l’existence de ce programme « fort ». L’étude directe de tous les aspects de la spécificité humaine devient possible par ce nouvel outil fonctionnel, qui semble rendre accessible l’étude de n’importe quelle tâche, comportement ou situation humaine. Cette perspective conduit alors certains à envisager, au-delà du simple dialogue, ni plus ni moins un renouvellement des sciences humaines. Le projet des neurosciences cognitives deviendrait alors un programme épistémologique qui irait dans le sens de la naturalisation complète des sciences humaines, critiquables pour leur immaturité scientifique. Les sciences humaines trouveraient dans les progrès des neurosciences cognitives de quoi garantir la légitimité de leurs fondements épistémologiques. Ainsi en témoignent les publications récentes en neuro-économie, neurosociologie, neuro-anthropologie, neuropsychanalyse, neuro-éthique, neuro-esthétique, neurophilosophie… Il semblerait que les sciences humaines soient entrées dans l’âge de neurosciences qui auraient réactualisé le projet d’une science de la vie mentale et qui seraient potentiellement capables de traiter toutes les représentations et tous les comportements sociaux.

L’extension de ce programme scientifique explique l’écho de la neuro-imagerie au sein des institutions de la recherche et l’intérêt qu’elle suscite dans les milieux philosophiques [2,25,26]. Le fait que n’importe quel type d’activité est susceptible d’être relié à l’activation de zones cérébrales ouvre incontestablement des perspectives sur le fonctionnement du cerveau humain [27]4. Mais, outre le risque d’exploitation abusive possible des données de la neuro-imagerie à diverses fins sociales, même en neurosciences, cartographier n’est pas expliquer. Les questions doivent être aujourd’hui sérieusement posées en ce sens : cartographier le substrat cérébral de la société humaine conduira-t-il à expliquer le fonctionnement de cette société ? Jusqu’à quel point l’exploration cérébrale peut-elle réellement nous conduire à réviser les catégories des sciences de l’homme ?

4 Pourquoi tant d’images cérébrales ?

Avec l’imagerie, nous donc avons affaire tout autant à un problème méthodologique (les procédures de validation mises en œuvre en imagerie sont-elles fiables ?), qu’à un problème historique et épistémologique (comment l’image s’est-elle construite, en quoi l’imagerie est-elle une méthode d’exploration originale ?). Mais se pose aussi un problème plus fondamental, ontologique : à quoi, à quelle réalité l’imagerie nous donne-t-elle accès ? Quelle objectivité se dégage des images cérébrales ? Mais aussi, un problème anthropologique, comment expliquer l’engouement pour les images cérébrales ? Nous voulons défendre ici l’idée que les deux questions sont liées. L’imagerie nous fait donc entrer directement dans la question de la constitution de l’objectivité scientifique [28,29]5, et c’est son ambiguïté qui peut expliquer en partie l’engouement pour elle, pour le meilleur et pour le pire. D’un point de vue épistémologique, il y a souvent surestimation de la puissance des neuro-images, tant chez les chercheurs qu’auprès du public. Les neuro-images ne sont pas « premières » : à elles seules, elles ne peuvent générer directement la conceptualisation, mais elles donnent néanmoins l’impression de pouvoir le faire. Ceci est rendu possible par le fait, que d’un point de vue anthropologique, les neuro-images génèrent des représentations qui sont liées à un imaginaire ancien et puissant du cerveau.

L’image prend de multiples significations en fonction du contexte dans laquelle elle se situe et du rôle qui lui est conféré aussi bien par ceux qui la produisent que ceux qui la reçoivent : depuis la description fidèle de ce qu’elle représente, en un sens réaliste jusqu’à, dans le cas d’une production scientifique, la simple empreinte d’une réalité qui n’est pas visible sans médiation instrumentale. Quoi qu’il en soit, l’image scientifique est toujours construite et chargée de théorie, même si elle se présente comme une simple observation. Cela ne signifie pas que les images cérébrales soient fausses, cela signifie que l’expert qui produit ces images et interprète les images intervient dans la description des objets naturels. Même si l’analyse de l’image par l’expert peut aboutir à la conception de modèles de fonctionnement, les images à elles seules et les instruments qui les produisent ne génèrent pas de conceptualisation, elles en sont plutôt le résultat. Il ne faut donc pas surestimer le pouvoir épistémologique de l’image en tant que telle, qui ne fait que donner l’impression de pouvoir générer de la théorie. De même, si une innovation technique peut modifier durablement la manière de faire la science, en définitive, ce n’est pas une technologie, si complexe soit-elle, qui est seule capable de faire émerger une nouvelle discipline, mais un ensemble articulé de théories et de concepts [30]6 et certaines positions de fond plus ou moins conscientes ou exprimées. Sans parler de son extension territoriale récente, la neuro-imagerie semble ainsi en neurosciences cognitives plutôt liée, au moins implicitement, à une position théorique sur l’esprit (en l’occurrence l’adhésion à un physicalisme minimum) lorsqu’au-delà de l’étude des structures anatomiques du cerveau, elle prétend cartographier son activité fonctionnelle, être un tremplin pour les sciences cognitives en visualisant les processus sous-tendant l’activité mentale, et investir la psychiatrie grâce à de nouvelles corrélations anatomopathologiques. L’imagerie n’implique pas, cependant, nécessairement l’adhésion à un paradigme tel que la modularité forte, contrairement à ce que soutenait Uttal sur ce point caricatural : la recherche des dynamiques cérébrales et des fonctions cognitives supérieures s’accommode parfaitement d’une conception intégrée et plastique du système nerveux central.

Au-delà des modèles de fonctionnement, la neuro-imagerie génère un nouveau regard, une représentation du cerveau, un imaginaire, en même temps qu’elle en est le résultat. Ainsi, l’anthropologue Philippe Descola explique que l’imagerie caractérise un système de représentation naturaliste, qui extériorise l’intériorité psychique en lui attribuant une réalité physique objective [1,31]7. La localisation des fonctions irait de pair. La neuro-imagerie serait bien l’héritière de la phrénologie, en ce sens seulement qu’elle se réfèrerait au même système de représentation naturaliste qu’elle. En postulant leur localisation, elle aurait aujourd’hui de nouveau le pouvoir de faire distinguer des phénomènes qui sont supposés mériter d’être observés. En dépit des différences fondamentales décrites plus haut, l’imagerie, comme la phrénologie, véhiculeraient le même imaginaire scientifique. On comprend mieux dès lors les critiques de l’imagerie d’être une « néophrénologie ». De fait, cet imaginaire est parfois la source de « neuromythes », relayés de manière attrayante par le cinéma et la littérature [32], mais aussi, ce qui est beaucoup plus problématique, par l’éducation [33] ou par les promoteurs des nouvelles neurodisciplines et des modes d’exploitation variés et risqués de l’image qui en résultent. Le succès de l’imagerie cérébrale possèderait en définitive de profondes racines anthropologiques.

5 Conclusion

L’extension discutable de la neuro-imagerie dans le champ des sciences humaines ne doit pas altérer l’enthousiasme scientifique justifié suscité par les neuro-images. L’imagerie cérébrale, en s’inscrivant dans la dimension épistémologique et anthropologique ancienne de la science du « voir », est la métamorphose ultime de l’expérimentalisme moderne. Émerge cependant avec elle un style expérimental et clinique singulier, qui rompt avec les stratégies antérieures d’exploration (stimulation électrique du cerveau, psychopharmacologie, ablation, greffes de tissus nerveux). Au-delà d’une simple histoire des techniques, ce sont ces ruptures et ces continuités méthodologiques que l’historien doit s’attacher à dégager. Le travail d’analyse critique doit alors s’exercer dans le cas de la neuro-imagerie comme ailleurs, qu’il soit fait par les scientifiques eux-mêmes ou par les philosophes des sciences. Contre l’extension abusive de l’usage des neuro-images, il semble à l’usage qu’une critique au cas par cas des protocoles expérimentaux soit plus efficace que l’attaque de la fiabilité des technologies, par essence toujours variables et perfectibles, ou encore qu’une dénonciation abstraite et illusoire de l’imaginaire anthropologique au fondement des images cérébrales, dont on ne peut que prendre conscience.

Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

1 Sur ce phénomène et sur l’apparition de ces expressions dans la littérature scientifique, cf. [2].

2 Sur l’analyse technique de cette controverse, cf. [14]. On reprend ici quelques éléments des conclusions de l’article.

3 Richard Henson relève les défauts encore fréquents des articles sur la neuro-imagerie, qui ne remettent pas en cause intrinsèquement sa valeur, mais simplement la question de sa pratique : les sources d’erreurs constituées par les erreurs statistiques, les expériences sont insuffisamment répétées, et certaines approches sont encore simplement des expériences du type try it and see (par exemple « peut-on trouver une différence dans l’activité cérébrale entre un jongleur débutant et un jongleur expert ? ») [22].

4 Un exemple frappant est celui de la mémoire : cf. [4].

5 L’ouvrage de Lorraine Daston et Peter Galison [29] est une enquête sur la genèse et les mutations de l’objectivité appliquée au domaine de la cartographie géographique.

6 L’imagerie s’est parfois présentée comme une science à part entière, avec ses propres procédures. cf. [30].

7 Merci à Maxence Gaillard (ENS Lyon) d’avoir signalé Descola dans une communication personnelle.


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