C’est à l’été 1976 que j’ai franchi pour la première fois la grille de l’Institut Pasteur. Je venais d’être accepté dans le DEA de virologie générale. J’avais en tête d’en savoir plus sur les rétrovirus, surtout les rétrovirus oncogènes ; petit génome, juste de quoi se répliquer, l’enveloppe, la capside, la polymérase, la transcriptase inverse et un pouvoir oncogène puissant qui devait résider dans un gène oncogène, pas bien grand. Le tableau avait été dressé par Marc Girard, notre professeur de virologie à l’université Paris VII. Séduit par le talent du prof et le modèle, je suis convaincu. Maintenant il faut que je trouve le laboratoire d’accueil pour mon DEA. Je rencontre le professeur Marc Girard, il m’encourage mais son labo n’est pas vraiment intéressé par la question des rétrovirus. Je parle aussi à mon professeur de sciences naturelles du lycée, madame Jeannette Manigault. Elle m’envoie vers son mari, ancien pasteurien maintenant installé à l’université. Celui-ci suggère un chercheur, le mari d’une de ses étudiantes, de retour des Etats-Unis où il a travaillé sur les rétrovirus aviaires. Je le rencontre, nous nous entendons et prévoyons de nous retrouver en septembre. Il travaille à Villejuif mais prévoit de migrer à l’Institut Pasteur pour rejoindre le laboratoire du Pr François Gros. Voilà comment je vais me retrouver en janvier 77 dans le laboratoire de François Gros.
Mon patron de paillasse, le Dr Marc Fiszman, souhaite me voir creuser l’observation qu’il a faite au cours de son travail postdoctoral : l’infection de myoblastes en culture par le virus du sarcome de Rous (RSV) inhibe leur différenciation. Le Pr François Gros a déjà réorienté son laboratoire pasteurien dans le domaine de la myogenèse depuis plusieurs années ; il s’agit de la genèse des muscles du squelette, où des cellules précurseurs des muscles, les myoblastes, vont cesser de proliférer et fusionner entre elles pour former des fibres musculaires, des myotubes, qui sont le siège de l’activation d’une batterie de gènes spécifiques du tissu musculaire. Il s’agit ainsi d’un modèle très riche pour l’étude de la régulation de l’expression génique chez les vertébrés qui peut être abordée par les moyens de la culture cellulaire. Il y a dans le laboratoire de François Gros plusieurs groupes qui abordent cette question à partir de modèles murins et bovins. Il y aura donc un nouveau groupe avec un modèle aviaire, rétrovirus oblige.
François Gros est un homme très occupé, maintenant directeur de l’Institut, à la suite de la disparition de Jacques Monod. Je n’en mène pas large de me retrouver face à lui. Je ne sais plus très bien ce que nous nous sommes dit, mais j’ai le souvenir d’un échange rassurant. C’est un trait de la personnalité de François que je vais retrouver au fil des années, sa capacité d’analyse et de synthèse dans l’échange, sans jamais mettre son interlocuteur en situation d’infériorité. La mise sous le contrôle d’un oncogène de tout un programme de différenciation s’inscrit bien dans la thématique de son laboratoire. Il ne me dit trop rien sur les oncogènes, sûrement plus préoccupé par la myogenèse et la régulation de l’expression des gènes musculaires.
Le rétrovirus de choix pour notre étude est le virus du sarcome de Rous qui est autonome pour la réplication et la transformation cellulaire et pour lequel des mutants de transformation thermosensibles (ts) ont été isolés ; la transformation est abolie lorsque les cellules sont transférées de 37 °C à 41 °C. Je vais infecter à tour de bras des myoblastes de poulet et de caille en culture par des mutants ts du RSV et confirmer et étendre l’observation du blocage de la différenciation. François résumera très bien la situation non sans une pointe d’humour par cette phrase : « Alors on chauffe et ça se différencie ».
Je vais établir que le blocage de la différenciation se situe au niveau transcriptionnel et n’apparaît pas comme le fait d’un oncogène particulier (src, erb, myc) mais plutôt comme la conséquence de l’activité commune à ces oncogènes de promouvoir la prolifération aux dépens de la différenciation.
Après ma thèse de 3e cycle (1979) puis ma thèse d’État (1983), mon intérêt pour les oncogènes rétroviraux est toujours entier même si mon travail du côté de la myogenèse s’est révélé plus productif si l’on en juge par les publications. Pas de problème, François m’encourage et me soutient dans la recherche d’un stage postdoctoral dans un laboratoire de pointe dédié à l’oncogenèse rétrovirale, le laboratoire de M. Bishop et H. Varmus, à San Francisco. Fin 1983, je me retrouve chez M. Bishop pour rechercher la présence de proto-oncogènes de la famille des phospho-tyrosine kinases dans le génome de la drosophile, organisme qui devrait permettre d’aborder la fonction des proto-oncogènes par les moyens de la génétique. L’explosion du clonage moléculaire et du séquençage a en effet permis de révéler que les oncogènes rétroviraux proviennent de gènes cellulaires, les proto-oncogènes, capturés par transduction par les rétrovirus. J’en trouverai un mais quitterai pour raisons familiales le laboratoire de M. Bishop après deux ans de criblage–clonage–séquençage sans avoir entrepris une quelconque analyse génétique de ce nouveau gène.
De retour à Paris, François m’accueille de nouveau dans son laboratoire, où en compagnie de Christian Pinset, nous allons pouvoir développer un petit groupe. L’hypothèse de l’existence d’un commutateur central (« master switch ») responsable de l’activation coordonnée des gènes musculaires — confortée par les travaux des laboratoires de Helen Blau [1] et de Charlie Emerson [2] — est alors celle qui retient le plus l’attention. La preuve définitive du bien-fondé de cette hypothèse est apportée par la découverte du facteur MyoD1 (Myogenic Determination factor 1) dans le laboratoire de Harold Weintraub [3]. La puissance de cet activateur de la transcription est telle que son expression provoque la conversion d’une cellule fibroblastique en myoblaste. Les travaux de Christian sur les cellules musculaires murines avaient établi l’existence de deux phénotypes, l’un permissif, caractérisé par la capacité de myoblastes à se différencier spontanément et l’autre, inductible, où la différenciation requiert une stimulation par les IGF (Insulin-like Growth Factor). Surprise alors, lorsque nous avons observé que l’expression de MyoD est absente des myoblastes inductibles [4]. Cela devait signifier l’existence d’un autre facteur responsable du maintien de l’identité myogénique des myoblastes inductibles. La réponse n’a pas tardé, avec l’identification d’un second facteur de la même famille que MyoD, Myf5, par le laboratoire de Hans Arnold et Thomas Braun [5]. Nous avons pu ainsi établir que Myf5 est bien présent dans les myoblastes inductibles où il doit pallier l’absence de MyoD. Les nombreuses études génétiques in vivo menées par plusieurs groupes ont ensuite établi que Myf5 et MyoD sont responsables de l’acquisition de l’identité myogénique au cours du développement embryonnaire et sont susceptibles de complémentation. Les échanges avec François, au cours de cette période charnière, ont été stimulants et précieux. A son départ de l’Institut Pasteur au milieu des années 90, l’aide de François va encore une fois être essentielle et nous permettre de poursuivre nos travaux grâce à la création du Laboratoire de développement cellulaire (groupe à 5 ans) que nous codirigerons, Christian et moi.
Ces presque vingt ans passés dans le laboratoire de François se sont traduits par de nombreux échanges, certainement pas quotidiens mais suffisamment fréquents pour mesurer comment il concevait son rôle de leader, attentif, proche mais discret ; en fait, il avait créé autour de ses chercheuses, chercheurs et de toute la troupe qui compose un laboratoire un espace permissif, un territoire de confiance où chacune, chacun peut mettre en œuvre ses projets. C’est une qualité rare chez un patron de son niveau avec qui dirigisme et autoritarisme sont si souvent de mise. Au fil des années, les liens persisteront même si nos rencontres seront moins fréquentes. Nous nous retrouvions alors, le plus souvent en compagnie de Benoît Robert, pour un déjeuner du côté de l’Académie ou de Pasteur. Ces déjeuners chaleureux m’ont permis de connaître François sous un autre jour où il adoptait souvent le ton de l’humour que l’on retrouve dans le chapitre De Pasteur à Monod de son livre De la Pénicilline à la Génomique, Portraits et Rencontres. Je regrette de ne pas encore avoir vu le film documentaire sur l’œuvre de Pasteur, de Jean Painlevé et Georges Rougier, tourné en 1947 où François, alors tout jeune chercheur, tient le rôle d’Emile Roux.
Déclaration d’intérêts
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leurs organismes de recherche.