François Gros, éminent scientifique d’une culture remarquablement étendue s’est de longue date intéressé à la politique de la recherche de notre pays et à ses enjeux. Aussi est-ce dès la fin des années 1970, alors qu’il était professeur au Collège de France et directeur de l’Institut Pasteur, qu’il fut sollicité, avec deux autres hautes personnalités scientifiques, pour rédiger un rapport prospectif sur les grandes avancées de la biologie. Ultérieurement c’est également à lui qu’il fut fait appel pour prendre la responsabilité de la présidence du Colloque national Recherche et Technologie de 1981–1982.
1. Le rapport Gros, Jacob, Royer de 1979 « sciences de la vie et société »
C’est le Président Valéry Giscard d’Estaing qui, en novembre 1978, a eu pour la première fois recours à François Gros, à François Jacob, lui-même professeur au Collège de France, prix Nobel, et à Pierre Royer, professeur de médecine à l’université Paris V et conseiller à la DGRST (Direction générale de la recherche scientifique et technique), pour écrire ce rapport.
Il comporte cinq parties, l’une générale et quatre autres plus spécialisées [1].
La première partie porte sur la biologie de base et comporte trois conclusions essentielles :
(1) Les grands problèmes que soulève l’étude des êtres vivants ne changent guère. Ce sont la façon de les aborder et le type de questions posées qui varient. L’approche moléculaire a ainsi renouvelé entièrement nombre d’anciens problèmes de biologie. De même un domaine qu’on croyait tari peut brusquement prendre une importance nouvelle. C’est ainsi que le développement récent de l’écologie a donné un éclairage neuf à des disciplines qui, naguère encore, semblaient aussi désuètes que la zoologie ou la botanique. Il importe donc de maintenir tous les savoirs et tous les savoir-faire.
(2) Au cours des années à venir, on peut attendre une intensification des recherches portant sur les systèmes complexes exigeant une coopération de disciplines variées : développement de l’embryon, du fœtus et de l’enfant, biologie du cerveau, écologie fondamentale. Continuera également à se développer la microbiologie fondamentale, source de technologies et d’industries nouvelles. La biologie végétale, longtemps négligée par la biologie moléculaire, devrait connaître un essor nouveau à cause de ses aspects pratiques.
(3) Quoique hétérogène, la situation des laboratoires français est dans l’ensemble assez bonne. Toutefois, les équipes ont tendance à vieillir faute d’un afflux suffisant de jeunes. Il est nécessaire de mettre en place une politique à long terme de recrutement. Il serait utile de créer une Agence de l’emploi biologique qui centraliserait les possibilités d’emplois dans tous les domaines touchant aux sciences de la vie (enseignement, industries, etc.).
Le rapport plaide également pour la création d’un « véritable » ministère de la recherche, un « avocat permanent de l’avenir ».
Les quatre parties suivantes concernent respectivement la biologie appliquée, les technologies du vivant, le génie biologique et les interactions entre biologie et société. Les propositions formulées sur ces thèmes, déjà extrêmement intéressantes, auraient pu à l’époque faire l’objet d’une programmation de la recherche mais, de fait, les conditions politiques ne s’y sont pas prêtées puisque aucune suite importante directe ne leur a été donnée par les pouvoirs publics.
2. Le Colloque national Recherche et Technologie de 1981–1982
C’est en réalité dans la phase suivante de son action, après le changement politique de 1981, que François Gros a pu pleinement exprimer la façon dont il pensait que la France devrait s’engager pour modifier de façon durable son investissement en matière de recherche scientifique et les moyens permettant de la faire. Ses contributions ont été nombreuses et diversifiées dans leur forme tout au cours de cette période de restructuration de l’appareil de recherche français sous la responsabilité de deux ministres de la recherche successifs. Deux d’entre elles ont pris avec l’histoire un poids particulier : les suites de sa rencontre avec Jean-Pierre Chevènement, ministre d’État, ministre de la Recherche et de la Technologie au début de l’été 1981 — il venait alors de prendre ses fonctions de conseiller du Premier ministre Pierre Mauroy — et les impulsions essentielles qu’il a apportées au Colloque national Recherche et Technologie de 1981–1982 qui devait poser les bases d’une loi d’orientation et de programmation de la recherche et de la technologie.
2.1. Le récit par François Gros de son entretien décisif avec Jean-Pierre Chevènement (juin 1981) [2]
« Lorsqu’en juin 1981, peu après la constitution du nouveau gouvernement, j’allai trouver Jean-Pierre Chevènement, le nouveau ministre de la Recherche et de la Technologie, nous eûmes un assez long échange de vues sur la recherche scientifique en France. Je fus frappé de me trouver face à un homme sachant se garder de principes établis, écoutant avec attention, animé à la fois d’un profond esprit critique, d’un sens aigu et clair de sa mission.
Je m’efforçai de lui dire que quels que soient les programmes ou les options en matière scientifique, quelle que puisse être l’importance des moyens accordés à la recherche de demain ou celle des réformes de structures, l’impératif premier était bien dans le changement des relations humaines. Rien ne serait fait sans le rétablissement d’un vrai dialogue sauf à imprimer des mesures nouvelles au sein d’une communauté lassée et souvent amère d’enseignants, de chercheurs ou de techniciens. Le risque me semblait grand que des mesures, aussi novatrices fussent-elles, soient accueillies avec la passivité de ceux qui, spectateurs impuissants, assistent depuis quelques années au morne défilé de plans quinquennaux auxquels ils n’ont pris qu’une part modeste, ou qui entendent nombre de déclarations superbes faisant suite à d’éloquents rapports aussi vite oubliés que suscités !
Nous convînmes rapidement qu’on ne saurait proposer un modèle apte à définir le destin professionnel et les objectifs d’une communauté ou arrêtant l’équilibre technologique d’un pays sans connaître davantage cette communauté et ses aspirations. Ce qu’il importait au fond de savoir, c’est ce qu’en son for intérieur le pays attend vraiment de la recherche et de ses chercheurs. J’avançai donc l’idée d’un colloque qui pourrait être l’occasion d’une vaste prise de conscience tant de la part des artisans mêmes de la science et de la technologie que de leurs utilisateurs actuels ou potentiels. Consulter avant d’agir n’est pas seulement une démarche propre à la méthode scientifique mais aussi, rejoignant celle-ci, à l’esprit de la démocratie … »
C’est ainsi que débuta la grande aventure du Colloque national Recherche et Technologie de 1981–1982 (Figure 1).
2.2. Extraits du discours du Professeur François Gros lors de la séance d’ouverture des Journées nationales (13 janvier 1982)
« Tout événement n’a de réalité profonde qu’au regard de l’histoire. Tel fait figure de bouleversement qui demain peut-être ne sera qu’épisode ! Aussi l’avenir dira vraiment si l’idée d’un colloque sur la Recherche et la Technologie fut ou non une initiative heureuse, et si elle aura contribué à modifier ou non le paysage de la recherche. En tout état de cause, resteront acquis l’ampleur de la consultation, l’enthousiasme et le sérieux de la réponse. Il y a bien là, et quelle que soit l’issue de ces Journées, la marque d’un phénomène qui ne doit pas intéresser que le seul sociologue. Nous avons là, pour toutes les Françaises et tous les Français, un baromètre fidèle : celui d’une société nouvelle, décidée à marcher avec son temps, soucieuse de maîtriser le progrès, confiante dans la science, résolument engagée dans l’effort et dans l’espoir. À n’en point douter, un souffle est en train de passer, attisant une ardeur nouvelle, celle de la connaissance, celle de la communication entre les scientifiques et les forces vives de ce pays qui est le nôtre. […]
La consultation du monde de la recherche et de la technologie qui a précédé ces journées a, vous le savez, suivi trois directions et emprunté trois courants que nous souhaiterions voir converger lors de ces journées :
Tout d’abord la tenue des Assises régionales, conduites avec l’aide des élus locaux, sous l’égide de commissions appropriées ;
Parallèlement, la conduite d’une série d’enquêtes et de débats menés à travers les universités, institutions de recherche, écoles d’ingénieurs, grands établissements, écoles françaises à l’étranger, entreprises publiques et privées, groupements syndicaux ou professionnels, sociétés savantes, directions de ministères, etc …
Enfin le déroulement des Journées dites « sectorielles », sortes de mini-colloques préparatoires, au cours desquels le débat a porté sur des questions plus techniques, telles que la « robotique », « l’informatique », la « pharmacologie », ou des problèmes spécifiques tels que « la place des sciences humaines dans la société d’aujourd’hui » ou « les relations entre l’art et la science ».
Dans le même temps, et comme le ministre J.-P. Chevènement l’a rappelé, se déroulaient les nécessaires discussions préparatoires à la mise en forme de la loi d’orientation et de programmation.
Ceci permet de mesurer l’ampleur de la tâche […]. Ainsi, monsieur le président de la République, la science et la technologie françaises, et avec elles l’ensemble du pays, abritent un immense espoir ! Un potentiel considérable de créativité et d’innovation se fortifiant de la sève de l’histoire de tout un peuple est à notre disposition, véritable gisement de savoir. C’est la chance de notre pays et, peut-être avec elle, celle de nombreux autres. […]
Souhaitons que ce Colloque, auquel votre présence apporte tant de poids, satisfasse l’espoir que chacun y a placé, qu’il soit un vrai commencement et nous aide à faire le choix pour l’avenir, à la mesure d’un pays libre et ambitieux, le choix du courage, de la sagesse et de la démocratie. »
3. Les modalités ultérieures d’engagement politique de François Gros
Après la période du Colloque, François Gros, conseiller du Premier ministre Pierre Mauroy, a œuvré en relation étroite avec le ministère de la Recherche et de la Technologie pour que les principales conclusions du colloque soient prises en compte dans la Loi du 15 juillet 1982 « d’orientation et de programmation pour la recherche et le développement technologique de la France » qui fut refondatrice de toute l’organisation de la recherche publique et de ses applications dans notre pays.
François Gros devait ensuite poursuivre son action de savant engagé en tant que conseiller du nouveau Premier ministre et qu’éminent Secrétaire Perpétuel de l’Académie des Sciences. Il a aussi activement contribué à promouvoir la coopération scientifique de la France avec le Japon, le Proche-Orient et les pays en développement.
Déclaration d’intérêts
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne rec˛oivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que celle de leurs organismes.