1. Introduction
Au cours de mon demi-siècle d’enseignement de la biologie évolutive, lorsque je traitais l’histoire des concepts en évolution à partir de quelques grands anciens précurseurs du transformisme — Pierre Louis Moreau de Maupertuis (1698–1759), Jean-Baptiste de Lamarck (1744–1829), Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772–1844) … — pour arriver aux fondateurs de l’évolutionnisme — Charles Darwin (1809–1882), Alfred Wallace (1823–1913) … —, une question revenait régulièrement : « Les précurseurs sont majoritairement français. Pourquoi les fondateurs sont-ils anglais ? » Je dois avouer que mes premières réponses ne me satisfaisaient pas, avançant principalement le fixisme des élèves de Georges Cuvier (1769–1832), comme Henri Ducrotay de Blainville (1777–1850), Pierre Flourens (1794–1867) ou Henri Milne Edwards (1800–1885) [1, 2], [3, p. 318]. Certes, ceci exposait le climat institutionnel de l’époque en France, mais ne disait rien sur la Grande-Bretagne où, quoi qu’on en pense, la sélection naturelle aurait été proposée comme moteur de l’évolution même en hypothétique absence de Darwin qui aurait été compensée par exemple, par Alfred Wallace ou Henry Bates (1825–1892) [4].
Il devait donc exister outre-Manche un microcosme particulier soudainement apparu favorable, microcosme dont un homme semble le patient bâtisseur, Joseph Banks (1743–1820), botaniste et président de la Royal Society.
2. La jeunesse de Banks
Né dans une famille très aisée, Joseph Banks reçoit la meilleure éducation dans cette Angleterre du XVIIIe siècle : Harrow School, Eton College, puis l’université d’Oxford, au prestigieux collège de Christ Church. A dix-huit ans, au décès de son père, il hérite d’une immense fortune — qu’il ne va pas dilapider. Au contraire, il va continuellement l’utiliser à des fins intellectuelles. Ainsi, trouvant médiocre le niveau de l’enseignement de la botanique à Oxford, il fait venir à ses frais Israel Lyons (1739–1775), botaniste et mathématicien de Cambridge, pour une série de cours dans son collège [5].
Quelques années plus tard, en 1764, il rencontre le naturaliste suédois Daniel Solander (1733–1782), « apôtre » de Carl von Linné (1707–1778) et, depuis un an, assistant-bibliothécaire au British Museum [6]. Ils ne se quitteront plus [7]. Pour sa première expédition, à Terre-Neuve et au Labrador (avril 1766–janvier 1767), Banks demande à Solander de l’accompagner pour classer les collections qui donneront lieu à de nombreux dessins de Sydney Parkinson (1745–1771) [8]. Au cours de ce voyage, Banks est élu Fellow of the Royal Society (FRS). Tout est alors en place pour une incroyable carrière.
3. Le premier voyage de Cook
Depuis la révolution newtonienne, l’astronomie est, en Europe, la discipline reine. Or les astronomes calculent et prévoient un transit de Vénus devant le Soleil pour le 3 juin 1769. La comparaison de mesures de ce transit réalisées depuis plusieurs points éloignés sur Terre doit permettre de calculer avec précision la distance Terre-Soleil. Or le prochain transit ne surviendra que le 9 décembre 1874 ! La Royal Society obtient qu’un navire de la marine royale, commandé par le lieutenant de vaisseau James Cook (1728–1779), appareille rapidement pour procéder à une mesure dans l’océan Pacifique. Ce sera à Tahiti, récemment découverte en 1767 par Samuel Wallis (1728–1795). Cook était secondairement chargé de vérifier l’existence de la Terra Australis Incognita, l’hypothétique continent austral [9].
Le 26 août 1768, l’HMS Endeavour appareille de Plymouth. C’est un navire charbonnier portant 94 hommes — 71 marins, 12 fusiliers et 11 civils … dont Banks, qui embarque à ses frais. Avec lui, il emmène 9 hommes, dont les fidèles Solander et Parkinson, ainsi que son secrétaire, le naturaliste, dessinateur et horloger finlandais Herman Spöring (1733–1771) et un autre dessinateur, Alexander Buchan (?–1769). Ainsi, grâce à sa fortune personnelle, Banks réussit à s’immiscer en tant que naturaliste dans une équipée dédiée à l’astronomie — le 11e civil est l’astronome Charles Green (1735–1771) [10].
Le transit de Vénus observé [11], Cook quitte Tahiti, à la recherche de la Terra Australis. Cela lui permet d’être le deuxième navigateur européen, après le néerlandais Abel Tasman (1603–1659), à débarquer en Nouvelle-Zélande, qu’il cartographie au mieux. Il fait ensuite cap vers la Tasmanie, puis vers l’Australie dont il longe la côte est. C’est alors que, le 28 avril 1770, il découvre une baie étonnante, qui va devenir mythique.
3.1. Botany Bay
Dénommée initialement Stingaree Bay par les marins qui, à travers les eaux transparentes, aperçoivent un nombre considérable de raies, elle va devenir Botany Bay après le débarquement des naturalistes. Banks, Solander, Spöring — mais aussi Cook — découvrent un paysage inconnu. Ici les arbres n’ont pas le même port qu’en Europe ; ce sont plutôt des arbustes qui émettent plusieurs tiges dès la base, comme un buisson géant, appelé un mallee [12]. Puis, collectant les plantes à fleurs, Solander constate, maintenant classiquement, qu’elles se séparent en deux lots. Certaines trouvent facilement leurs places dans la classification linnéenne, comme la bruyère à forme de fuchsia (Epacris longiflora, éricacée) ; mais d’autres sont des surprises, comme Banksia integrifolia (protéacée), dont le nom de genre sera dédicacé à Banks en 1782 par Carl von Linné le Jeune (1741–1783), et dont le nom de famille sera forgé en 1789 par Antoine-Laurent de Jussieu (1748–1836), pour rendre compte des formes fort différentes des espèces qui la composent. Fascinés par les oiseaux, comme les méliphages pollinisateurs, ces naturalistes découvrent des animaux surprenants, comme le wombat (Vombatus ursinus) à l’allure d’ourson, ou le phalanger de Norfolk (Petaurus norfolcensis) qui peut planer sur quelques dizaines de mètres [13].
Mais, si l’Endeavour est resté trois mois à Tahiti, Cook ne passe qu’une semaine dans ce paradis des naturalistes [14]. Le retour sera difficile. Le 11 juin, le navire talonne dans la Grande Barrière de corail. Cook réussit à éviter le naufrage et à échouer dans l’embouchure de l’Endeavour River, non loin de l’actuelle Cooktown, afin de réparer la coque [15]. Lors du retour, la nécessité impérieuse de ravitaillement impose une escale à Batavia (actuelle Jakarta). Trente-huit hommes vont y périr de malaria, dont Spöring, Parkinson et Green. Enfin, le 13 juillet 1771, l’Endeavour mouille à Plymouth.
3.2. Le retour triomphal
L’accueil de l’Endavour est étonnant. Tout le monde veut connaître le déroulé de la circumnavigation. Le grand public est fasciné plutôt par l’anthropologie que par la botanique. Evidemment, Banks sait bien mieux briller que Cook dans les salons londoniens. En témoigne ce tableau de John Hamilton Mortimer (1740–1779), peint en 1771, où l’on voit Banks, le seul assis. Solander est derrière lui et, devant Cook se trouvent John Hawkeworth (1715–1773) qui va éditer son journal de bord et John Montagu (1718–1792), 4e comte de Sandwitch et Premier Lord de l’Amirauté, qui l’a toujours soutenu. Vu le succès sans pareil de cette mission, on demande à Cook de repartir au plus vite pour régler définitivement le problème de l’existence de la Terra Australis Incognita — ce qu’il fera en 1772. Banks souhaite repartir, mais il va commettre une erreur fatale — sans doute la seule de sa prestigieuse carrière : il veut commander ! Ainsi, dans le Gazeter and New Daily Advertiser du 26 août 1771, pouvait-on lire [16, p. 149] : Mr Banks is to have two ships from government to pursue his discoveries in the South Seas, and will sail upon his second voyage next March. Comment ne pouvait-il savoir que l’Amirauté ne laisserait jamais un de ses navires passer sous l’autorité d’un civil ? Il n’embarquera donc pas et sera remplacé par les naturalistes allemands Johann Forster (1729–1798) et son fils Georg (1754–1794). Désappointé, il décide d’employer l’équipe qu’il avait réunie — dont Solander, évidemment — pour une autre expédition. Ce sera l’Islande [17]. Il appareille le 12 juillet 1772, le même jour que Cook. Tout cela ne l’empêchera pas de briller à nouveau au retour du second voyage de Cook, en 1775. Sur un tableau de William Parry (1743–1791) peint en 1776, Omai, le tahitien que Cook a ramené à Londres, est représenté avec seulement Banks et Solander.
4. La plus longue présidence de la Royal Society
Désormais célèbre, Banks se fait élire le 30 novembre 1778 président de la Royal Society, alors qu’il n’a toujours pas publié le moindre article. Il occupera ce fauteuil à vie, pour 41 ans ! Il devient conseiller, puis confident du roi George III (1738–1820) — sans doute le premier monarque à étudier les sciences —, qu’il rencontre au moins une fois par semaine. Cette position privilégiée lui laisse la liberté d’agir, comme un ministre de la recherche, ce qu’il va faire en réorganisant bien des espaces [18]. Il va tout d’abord bouleverser les sciences anglaises et la Royal Society, toujours placée sous la figure titulaire d’Isaac Newton (1642–1727), en favorisant le développement des sciences naturelles et des sciences appliquées, ce qu’il réalise avec la collaboration du physicien et chimiste Henry Cavendish (1731–1810). Malgré ce que l’on écrit parfois, cette réorganisation ne se fait pas au détriment de la physique et des mathématiques [19]. En témoignent le millier d’articles publiés, pendant sa présidence, aux Philosophical Transactions, et dont 72 % ne traitent pas de biologie.
4.1. Le développement des sciences naturelles
Le génie de Banks consiste à saisir au vol les opportunités quand elles se présentent — et fréquenter la famille royale va en être une source importante. Ainsi, avec l’aide active de William Cavendish (1748–1811), 5e duc de Devonshire, il convainc le roi d’acheter les jardins de Kew, sans doute vers 1776. William Aiton (1731–1793), directeur depuis 1759, garde ses fonctions et en développe activement les collections botaniques [20]. Au décès de Carl von Linné le Jeune (1741–1783), il pousse son ami, le botaniste fortuné James Edward Smith (1759–1828), à acheter l’ensemble du fonds de Carl von Linné (1707–1778), c’est-à-dire sa bibliothèque, tous ses manuscrits, ses herbiers et ses spécimens. Cinq ans plus tard, Smith crée la Linnean Society of London, qui aura un rôle primordial dans l’épanouissement des sciences de la nature. C’est également sous son impulsion que William Smith (1769–1839) peut compléter la carte géologique de l’Angleterre, du Pays de Galles et d’une partie de l’Ecosse et qu’en 1807, la Geological Society est fondée [21]. Bien évidemment, les jardins royaux de Kew vont recevoir quantité de graines, bulbes, plantes herbacées, arbres … Tout cela n’est pas seulement pour le développement des connaissances, mais aussi pour la « botanique économique », suivant l’expression de Banks [22, p. 227]. Il faut bien dire qu’il y fait merveille.
4.2. Le développement de l’agriculture britannique
Banks comprend vite que la botanique ne peut avoir d’importance économique qu’en respectant plusieurs conditions : l’acclimatation, l’hybridation et la sélection. Mais il ne va pas s’arrêter aux plantes, comme l’illustre son implication cruciale dans l’élevage ovin britannique [22]. Replaçons le problème. La guerre d’indépendance américaine se termine en 1783 avec de nombreuses conséquences économiques néfastes pour la Grande-Bretagne. En l’occurrence, le prix de la laine s’est effondré car les marchés des états d’Amérique étaient fermés et que, depuis 1660, l’envoi de laine brute à l’étranger était interdit. Il fallait revoir le contexte économique, mais Banks souhaite saisir l’occasion pour améliorer les troupeaux ovins britanniques. Pour cela, il se tourne vers l’homme de la situation, le montpelliérain Auguste Broussonet (1761–1807) qu’il a aidé à s’installer à Londres en 1780.
Broussonet se lie avec, entre autres, Solander et Smith et se lance dans la classification des poissons récoltés lors du premier voyage de Cook. Dès 1781, il rejoint la Royal Society. Mais en août 1782, il revient à Paris et entre à la Société d’agriculture de la Généralité de Paris qui devient en 1790 la Société d’agriculture de France [23, p. 67–98]. Deux ans plus tard, Louis Daubenton (1716–1899) le prend comme suppléant au Collège de France et assistant à l’École vétérinaire d’Alfort où il enseigne l’économie rurale. Or Daubenton est spécialiste des moutons, responsable, à Alfort et Montbard — le fief de Georges Buffon (1707–1788) — des troupeaux de mérinos espagnols rapportés en France en 1766. Après bien des hésitations, il envoie à Banks, le 16 juin 1785, un bélier et une brebis. Puis, c’est un troupeau de 80 bêtes que Daubenton et Broussonet font parvenir à Kew le 3 janvier 1788. En remerciement, Banks offre un kangourou à Broussonet, le premier à arriver en France.
Banks commence à lancer des expériences de croisement avec des moutons de Southdown, d’Hereford et de Norfolk. Il a besoin d’autres mérinos pour les poursuivre, mais la Révolution française arrête le dialogue avec Broussonet. Il se tourne alors vers le Portugal et reçoit en 1792 un troupeau de 47 bêtes de Lisbonne. Le résultat majeur des nombreux croisements réalisés dans des contrées bien différentes est crucial : Banks démontre que la finesse de la laine ne perd rien lors d’un changement d’environnement, c’est-à-dire que c’est un caractère héréditaire. Par là-même, il fait savoir que dans toute opération de sélection, il faut vérifier l’indépendance du caractère vis-à-vis de l’environnement et, sans en avoir le vocabulaire, précise la différence entre un caractère héritable et un caractère héréditaire [22, p. 222].
4.3. L’acclimatation tout azimut
Les serres de Kew renferment dorénavant de nombreuses plantes remarquables pour leur beauté, comme le Strelitzia reginae, l’oiseau de paradis le plus célèbre, que William Aiton dédie, en 1789, à la reine Charlotte, issue du grand-duché de Mecklembourg-Strelitz. Mais c’est la botanique économique qui captive Banks. Ainsi il fait cultiver le lin de Nouvelle-Zélande (Phormium tenax), qui n’a rien à voir d’un point de vue botanique avec le lin d’Europe (linacée), très utilisé en vannerie par les Maoris, ainsi que l’épinard de Nouvelle-Zélande (Cordyline fructicosa), qui, lui aussi, n’a rien à voir avec l’épinard d’Europe, une amaranthacée (anciennement chénopodiacée). Il a également expérimenté sur le riz sauvage canadien (Zizania aquatica) qui, cette fois-ci, est de la même famille que notre riz classique [20, 24].
Mais ses actions les plus spectaculaires ont pour lieu les futures colonies anglaises. Quand il comprend qu’une éventuelle acclimatation en Grande-Bretagne s’avère impossible, Banks la favorise dans un lieu propice pour la plante et pour les Britanniques [25]. Par exemple, il introduit en Jamaïque le camphrier (Cinnamomum camphora, lauracée), originaire de Chine, et le manguier (Mangifera indica, anacardiacée), originaire de l’Inde. D’un point de vue économique, sa réalisation la plus spectaculaire concerne l’introduction en Inde et à Ceylan du théier (Camellia sinensis, théacée), originaire de Chine [26, 27]. Que de réussites agronomiques !
4.4. L’exploration du monde
Dans ce contexte, Banks favorise les voyages d’exploration. Si les 17 « apôtres » de Carl Linné ont été envoyés de par le monde pour découvrir et répertorier les faunes et les flores, Banks, lui, systématise ces expéditions afin qu’avant tout les Britanniques soient les premiers Européens à découvrir d’éventuelles richesses. En Afrique, il envoie Mungo Park (1771–1806) remonter le Niger et James Bruce (1730–1794) découvrir le Nil bleu et le Nil blanc [28]. Sous son impulsion, George Vancouver (1757–1798), ancien midship de Cook sur l’HMS Resolution puis sur l’HMS Discovery, part à la recherche du passage du Nord-Ouest. Pour Allan Cunningham (1791–1839), ce sera le Brésil, puis l’Australie, qui sera le continent de Matthew Flinders (1774–1814). Ce dernier réalise sur l’HMS Reliance, en 1798, le tour de la Tasmanie avec le naturaliste George Bass (1771–1803). Puis, de 1801 à 1806, sur l’HMS Investigator, ce sera le tour de l’Australie, avec le botaniste Robert Brown (1773–1858). A Encounter Bay, le 8 avril 1802, il rencontrera Le Géographe, commandé par Nicolas Baudin (1754–1803). A ce moment, on ne sait pas encore si l’Australie sera anglaise ou française [29], [30, p. 238–245]. Enfin, on ne peut oublier la tristement célèbre expédition de l’HMS Bounty, dont le commandant William Bligh (1754–1817) avait été maître d’équipage de Cook sur l’HMS Resolution. La mission de Bligh était d’introduire, dans la Caraïbe, l’arbre à pain (Artocarpus altilis), une moracée d’Océanie. Pourquoi ? C’est la guerre d’indépendance des Etats-Unis, et il faut nourrir les esclaves de la Caraïbe, étant donné que rien ne peut venir du continent le plus proche.
Terminons par l’opération la plus politique entreprise par Banks. C’est sous sa suggestion qu’en 1787, 732 forçats sont envoyés par la First Fleet, sous le commandement d’Arthur Phillip (1738–1814), à Botany Bay, qui, malgré son mythe, n’est pas un bon mouillage [31]. Phillip appareillera pour une baie plus au nord, à Port Jackson, où il fonde Sydney. Dès ce moment, l’Australie est bel et bien anglaise, malgré la visite, en 1788, de L’Astrolabe et la Boussole, commandées par Jean-François de Lapérouse (1741–1788) [32, p. 395–397].
Ainsi Banks, après avoir été un explorateur, s’est révélé organisateur de divers espaces, celui des sciences anglaises et, parallèlement celui des futures colonies qu’il transformera, tant d’un point de vue humain qu’agronomique.
5. L’émergence de la pensée de Darwin
Comment Darwin fut-il mené à la descendance avec modification et à la sélection naturelle ? Darwin a 11 ans au décès de Banks. Son grand-père, Erasmus Darwin (1731–1802) dont La zoonomie, ou Lois de la vie organique (1794) reflétait une pensée transformiste, était un ami de Banks qu’il fréquentait à la Royal Society.
5.1. Cinq ans sur le Beagle
Il y a, avant tout, son voyage de 5 ans à bord de l’HMS Beagle (27 décembre 1831–2 octobre 1836). Tout comme Banks, il est né dans une famille fortunée et il embarque à ses frais. Si c’était une innovation pour le premier voyage de Cook, c’était devenu une habitude quelques décennies plus tard, et l’Amirauté accepta sans problème que le capitaine Robert Fitz-Roy (1805–1865) se mit à chercher un jeune naturaliste pour l’accompagner. Sur le Beagle, Darwin lit les Principes de géologie de Charles Lyell (1797–1875), publiés entre 1830 et 1833, où il découvre l’uniformitarisme, à savoir que la terre a été continuellement façonnée lentement mais depuis très longtemps, par les mêmes forces qu’aujourd’hui, comme le sous-titre de l’ouvrage l’explicite : « une tentative d’expliquer les changements de la surface de la terre par des causes opérant actuellement ». Y aurait-il un tel Lyell, sans la carte de géologie de l’Angleterre et sans la société de géologie ?
5.2. La sélection
Quand Darwin revient de son tour du monde, il s’intéresse à la domestication, le travail des sélectionneurs, dont le travail est dorénavant bien codifié sous l’impulsion de Banks. L’existence-même de la sélection artificielle, celle des sélectionneurs, démontre que la capacité d’être sélectionné est une réalité naturelle du monde vivant. Le processus de domestication permet de mettre en évidence sur une durée courte une production qui se passe sur une durée longue dans la nature, et à laquelle l’humain ne peut assister [33].
Ainsi, c’est par référence à la sélection artificielle que Darwin forge le concept de sélection naturelle [34, 35]. Mais y aurait-il eu tant de sélectionneurs compétents en Grande-Bretagne sans Banks ?
5.3. Les soutiens
Darwin sera soutenu de manière indéfectible par le botaniste William Hooker (1779–1832), directeur des jardins royaux de Kew de 1841 à 1865, et par son fils Joseph Hooker (1814–1879), qui embarquera comme botaniste sur l’HMS Erebus, sous le commandement de James Clark Ross (1800–1862), et qui succèdera à son père à la direction de Kew. Il est évident que les jardins de Kew ont été le lieu d’élection de botanistes compétents, comme les jardins du Roi l’ont été à Paris. On peut le résumer ainsi : Sans Kew, pas de Hooker.
5.4. L’ambiance du moment
Le bouleversement des sciences naturalistes entrepris par Banks a fait surgir de nombreuses interrogations. Ainsi, avant de s’embarquer ensemble en mai 1848 pour l’Amazonie, Henry Bates écrivait à Alfred Wallace [36] : « Les spécimens locaux ne suffisent plus à mon étude. Ils n’apportent rien de nouveau. Je voudrais examiner une famille tout entière, principalement dans la perspective de la théorie de l’origine des espèces. » Ainsi la recherche sur l’origine des espèces n’a jamais été une exclusivité de Darwin ; elle était dans l’air du temps.
Reprenons les points-clés de l’apprentissage et de la pensée de Darwin : un travail de naturaliste de terrain, à partir du Beagle ; la découverte de l’importance du temps géologique ; des échanges constants avec les sélectionneurs anglais ; des échanges constants avec les zoologistes et botanistes professionnels. Tout cela mène à l’intuition que la vie a une histoire sur Terre, et que la classification doit être la recherche d’ancêtres communs. La biologie devient alors une science historique et la sélection naturelle l’un des moteurs de l’évolution. En fait, Darwin a développé une pensée scientifique dont les prémisses sont toutes à chercher dans les conséquences des inspirations de Banks.
Déclaration d’intérêts
L’auteur ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.