1 Introduction
L’évolution actuelle des trois concepts « espérance de vie », « espérance de vie active » et « qualité de vie » marque insidieusement, mais irrémédiablement, les enjeux médicaux et socio-économiques du vieillissement dans le monde dit « développé », tout comme dans celui du monde dit « en voie de développement » 〚1〛.
Pour attester la réalité de cette affirmation, je rapporterai quelques données récemment collectées en Suisse et particulièrement dans le canton de Genève, concernant successivement la longévité, la vie en bonne santé et la qualité de vie. Ces données suisses, fort optimistes, reflètent parfaitement l’évolution favorable de l’état de santé fonctionnel des plus âgés, sans toutefois estomper la problématique médico-sociale du vieillissement des populations, qui reste encore bien présente.
2 À titre d’exemple, le vieillissement de la population suisse
En un quart de siècle (1969–1994), l’âge médian de décès des hommes et des femmes suisses a respectivement augmenté de cinq ans (73 à 78 ans) et de sept ans (77 à 84 ans) 〚2〛. Pendant la même période de temps, l’âge modal des décès (c’est-à-dire l’âge du pic de fréquence des décès) a augmenté de neuf ans pour les hommes (de 73 à 82 ans) et de sept ans pour les femmes (de 79 à 86 ans). Cet accroissement linéaire de l’âge au décès s’exprime par une augmentation de longévité de 0,3 an pour chaque année de vie d’une suissesse 〚2〛.
Cette augmentation de la longévité bouleverse la composition des groupes d’âges de la population et particulièrement les groupes d’âges élevés. Ainsi, entre 1979 et 1994, le nombre total des habitants de Genève (canton d’une population de 400 000 habitants) a augmenté de 13,5%, le nombre des plus de 65 ans a augmenté de 18,2% et celui des plus de 80 ans de plus de 63,3% 〚3〛. Pour illustrer cette fantastique avancée des personnes très âgées, signalons qu’en 1900, la Suisse comptait deux centenaires pour 3,3 millions d’habitants et qu’en 1990, elle en comptait 414, alors que la population totale avait à peine doublé 〚4〛. Tous ces chiffres ne font qu’illustrer la « rectangularisation » de la courbe de survie et donc l’augmentation considérable du nombre de sujets âgés et surtout des sujets très âgés 〚5〛. La question sous-jacente est de connaître l’état de santé des survivants âgés.
3 L’espérance de vie en bonne santé
Il s’agit d’un terme générique applicable à tous les indicateurs d’espérance de vie dans un état de santé donné 〚6〛. De façon consensuelle, s’il n’est pas stipulé de condition particulière, l’espérance de vie en bonne santé correspond au nombre d’années de vie qu’un individu peut espérer vivre sans restriction dans l’exécution des actes (basiques) de la vie quotidienne 〚7〛. Des nombreux calculs effectués de par le monde selon les mêmes modalités, retenons qu’en 1988, un homme suisse de 65 ans pouvait espérer vivre encore 15,4 ans, dont 79,2% de ce temps en bonne santé fonctionnelle, alors qu’une Suissesse pouvait espérer vivre encore 19,6 ans, dont seulement 76% de ce temps en bonne santé fonctionnelle 〚8〛. Ces résultats placent la Suisse parmi les pays européens présentant l’une des meilleures quantités de vie en bonne santé fonctionnelle 〚9〛.
Les résultats de deux enquêtes transversales, réalisées à Genève en 1979 et en 1994 par le Centre interfacultaire de gérontologie, confirment une nette amélioration de l’état de santé fonctionnelle des plus de 65 ans et surtout des plus de 80 ans 〚10〛. En 15 ans, l’état de santé des Genevois s’est globalement amélioré, ce qui se traduit en particulier par le fait que les très vieux sont devenus significativement moins dépendants pour les actes de la vie quotidienne tels que : se laver (p < 0.05), manger (p < 0.01), se déplacer à l’intérieur de la maison (p <0.001) ou sortir (p < 0.05) et marcher plus de 200 m (p < 0.01). Les capacités fonctionnelles des habitants de Genève âgés de plus de 80 ans leur permettent d’être de plus en plus nombreux à faire face seuls aux actes de la vie quotidienne et de se maintenir ainsi à domicile (59% des cas pour les deux sexes confondus et 86% des cas pour les femmes) 〚11, 12〛.
Ces changements importants, tant médicaux que fonctionnels et sociaux de la vie des personnes de plus de 80 ans, sont tout à la fois liés à une amélioration de leur état de santé (66% peuvent encore lire sans lunettes, 16% ne prennent aucun médicament...), à une meilleure couverture sociale (retraite pour tous, assurances et lois sociales...) et aussi à un bouleversement des conditions environnementales (amélioration du confort des logements et progrès technologiques dans la vie domestique) 〚11, 12〛.
4 La qualité de vie
Elle est très difficile à estimer, car elle dépend à la fois de trois séries d’éléments, à savoir :
- • sa propre conception de vie, son parcours de vie, son état de santé physique, mental et fonctionnel, ainsi que l’anticipation ou non des difficultés liées à une vie qui n’arrête pas de s’allonger ;
- • son entourage affectif et amical, élaboré tout au long du cycle de vie et marqué par les pertes itératives liées à la solitude du vieillir ;
- • son intégration dans la société et la tolérance inter-générationnelle.
La qualité de vie des Genevois très âgés n’a pas été appréciée directement dans les études susmentionnées, mais elle a pu être jugée sur deux types de critères. Le premier tient compte du fait que 50% des plus de 80 ans estiment avoir un bon état de santé général et le second que 46% d’entre eux se disent avoir un bon moral. Ces résultats sont stables entre 1979 et 1994 〚11, 12〛. Comme tous les autres paramètres évalués ont eu une évolution positive, la constante dans l’évaluation de la qualité de vie traduit certainement une exigence ou des attentes croissantes dans ce domaine, peut-être en rapport avec une plus grande information et sensibilisation de la population à ce type de problématique. Les médias informent le public sur l’accessibilité aux soins (dépistage, diagnostic, traitement). Ce public a maintenant conscience que l’impossible d’hier est peut-être le curable d’aujourd’hui et que son inconfort de vie vient vraisemblablement du trop d’espoir donné par la médecine moderne, qui ne pourra jamais soulager tous les maux. Et pourtant, même à un âge très avancé de la vie, il est possible d’obtenir des soins de qualité qui améliorent au moins la durée de vie et certainement le mieux-être.
5 Impact de la médecine gériatrique sur la survie des personnes très âgées
En 1996, 89% des Genevois de plus de 80 ans avaient consulté un médecin dans l’année, 32% d’entre eux avaient été hospitalisés et 13% étaient restés confinés au lit au moins trois mois. Ces données médicales nous ont conduits à rechercher quel était l’impact d’une hospitalisation en gériatrie à Genève. La même année, plus de 500 malades, de moyenne d’âge supérieure à 85 ans, admis à l’hôpital universitaire de gériatrie de Genève pour une affection médicale aiguë, sont sortis vivants de cet établissement de soins. Quatre ans plus tard, soit en 2000, 48% de ces personnes étaient toujours en vie 〚13〛.
Pour la première fois, il est donc démontré que, sur une large population, l’impact de la médecine de l’âge avancé est réel sur la survie des personnes très âgées. Cette affirmation fait resurgir un débat éthique de constante actualité, mais dont l’acuité apparaît encore plus grande, lorsque à l’opposition entre « futilité des soins » et « acharnement thérapeutique » s’ajoutent les notions de « justice sociale » et de « coût de la santé » 〚14, 15〛. L’heure n’est pas venue de trancher, fort heureusement. Mais, pour terminer, il est indispensable de mettre ces réflexions, que certains qualifient de « simplistes », dans une double prospective à l’échelle mondiale :
- • dans les pays développés, il apparaît que 43% des personnes qui ont eu 65 ans avant 1990 iront un jour en maison de retraite avant leur mort 〚16〛 ;
- • dans les pays en voie de développement (dont la population représente déjà, en ce début de siècle, 90% de la population mondiale), le vieillissement se produit de façon deux à trois fois plus accélérée qu’à Genève, en Europe ou en Amérique du Nord 〚17〛.
6 Conclusion
Ainsi, ces données helvétiques permettent de tempérer le pessimisme général trop souvent associé au vieillissement des populations. Ces données permettent d’affirmer que, dans les dernières décennies du XXe siècle, les gains d’années de vie en bonne santé fonctionnelle ont été proportionnellement supérieurs aux simples gains d’années de vie, confirmant ainsi la théorie de la compression de la morbidité et des maladies mentales 〚18〛.
Il m’est cependant impossible de conclure sans rappeler que nous sommes tous inclus dans ce processus irrémédiable, mais différentiel, qu’est le vieillissement. Voici une très belle citation de Simone de Beauvoir dans La femme rompue, l’âge de la discrétion 〚19〛, qui illustre ce cheminement dans le temps : « Autrefois, je ne me souciais pas des vieillards ; je les prenais pour des morts dont les jambes marchent encore ; maintenant, je les vois : des hommes, des femmes, juste un peu plus âgés que moi. »
Abridged version
The quantitative importance of ageing, both in developed and in developing countries, raised the subtle question of the quality of life with ageing. Precise definitions of life expectancy, healthy life expectancy and quality of life are presented and illustrated from Swiss data. Between 1969 and 1994, the mean age at death of Swiss people increased significantly (men ∼ +5 years and women ∼ +7 years) as well as the modal age of death (men ∼ +9 years and women ∼ + 7 years). This tendency explains why the number of Swiss centenarians increased by 100 fold within the last century. All these data confirm the rectangularisation of the survival curve. Results of two cross-sectional studies performed by the Centre of Interdisciplinary research in Gerontology, with the same methodology, at 15-year interval in French-speaking Switzerland illustrate of theory of morbidity compression:
- • an increase by 5 to 8% of abilities to do without help the various basic activities of daily living (washing, eating, dressing, getting up) in the 80+ age group of Swiss citizens;
- • an increase by 5 to 10% of abilities to move inside and outside home, to walk a long distance and to climb stairs by the 80+ age group;
- • an increase by 6 to 10% of the functional independence status for the 65–79 and the 80+ age groups of Swiss citizens;
- • a decrease by 3 to 8% of the need of total help in daily living activities and conditions.
Various factors, such as better health status, better and safer surroundings and better self-perceived health conditions interact to explain this evolution towards objective morbidity compression. Moreover, more than two thirds of the Swiss 80+ population of both genders live alone at home, while more than 80% of women older than 80 have this way of living. Within the 15-year study period the good self-perception of the global health increased by 6% and the good self-perception of the mental health increased by 2%.
To conclude, it appears that within the 1979–1994 period, the Swiss citizens increased their life expectancy, but also their healthy life expectancy and their self-perception of living in good health. Indeed, all these components contributed to a better quality of life in the extreme old age. Other cross-sectional studies or longitudinal surveys need to be planned in the next future to confirm this positive evolution of the living conditions of the oldest Swiss citizens.