1. À propos de la découverte de l’ARNm et de l’intérêt que j’y porte
L’idée d’un ARN messager instable transportant l’information du génome vers les sites de synthèse des protéines nous semble aujourd’hui évidente. Pour constater que ce n’était pas le cas à l’époque des expériences de François Gros et de ses collègues en 1961 [1], le lecteur est invité à consulter la deuxième édition du livre Nucleus and Cytoplasm, publié par le professeur Henry Harris de l’université d’Oxford en 1970 [2]. Dans cet ouvrage, le professeur Harris réexamine en détail les expériences décisives de Gros et al [1] et d’autres, et continue à conclure que c’est en fait l’ARN ribosomal qui est le messager !
Lorsque j’ai obtenu mon diplôme de biochimie à Cambridge en 1974, le sujet de l’ARNm était encore d’actualité et j’ai eu la chance de réaliser un projet de premier cycle sur la traduction de l’ARN dans des lysats de réticulocytes avec Tim Hunt et Richard Jackson. Cela m’a persuadé de poursuivre dans le domaine de l’ARNm pour mon doctorat, au Beatson Institute de Glasgow, et ensuite lors de mon postdoctorat avec François à l’Institut Pasteur.
2. À propos des populations d’ARN dans les cellules animales et du nombre de gènes
Maintenant que l’ARN pouvait être isolé, notre travail au Beatson Institute, et dans le cadre d’études menées en parallèle par Nabeel Affara dans le laboratoire de François à Pasteur, par le laboratoire de John Bishop à Édimbourg, par le laboratoire d’Eric Davidson à Los Angeles et par d’autres, consistait à tenter de concevoir des méthodes expérimentales permettant d’étudier les populations d’ARN dans les cellules animales. Nous avons utilisé une enzyme nouvellement découverte, la transcriptase inverse, pour faire des copies de tous les ARNm polyadénylés. Dans des « conteneurs » expérimentaux hautement miniaturisés, d’un volume de l’ordre du microlitre, nous avons mélangé les ARN et des copies d’ADN marquées par radioactivité, puis nous avons étudié la formation des duplex ARN-ADN sur des périodes pouvant aller jusqu’à une semaine.
Les résultats de ces expériences nous ont permis d’estimer le nombre de gènes exprimés dans une cellule animale, et le nombre de ces gènes communs à un autre type de cellule. Compte tenu de toutes les incertitudes liées aux calculs, les résultats sont étonnamment cohérents d’une étude à l’autre, la plupart des cellules et tissus animaux exprimant entre 10 000 et 20 000 gènes [3]. Ce chiffre est du même ordre que le nombre de gènes humains obtenu vingt ans plus tard grâce au séquençage du génome [4].
3. À propos de l’ARNm non polyadénylé
En 1978, incité par mon ami Nabeel Affara, j’ai déménagé à l’Institut Pasteur pour travailler avec François. Je me souviens encore d’un de mes premiers échanges par courrier avec François, qui était un très bon épistolier, alors que j’étais encore à Glasgow. Il exprimait l’espoir qu’une « excellente articulation » s’établirait entre nous. J’aime à penser que ce fut le cas !
À l’Institut Pasteur, j’ai poursuivi l’étude des ARNm. Dans toutes les études sur l’ARNm mentionnées précédemment, nous avions défini expérimentalement l’ARNm comme étant polyadénylé, puisque nous l’avions isolé par chromatographie sur des résines d’oligo(dT)-cellulose, ou de poly(U)-Sépharose. Cependant, une fraction importante de l’ARNm (définie par sa traduction dans un lysat réticulocytaire) ne se liait ni à l’oligo(dT) ni au poly(U). Nous avons donc essayé de voir si cette fraction pouvait coder des protéines différentes, et représenter de ce fait un type différent d’ARN messager.
En analysant les produits de traduction de préparations poly(A)+ et poly(A)− hautement purifiées, grâce à une électrophorèse bidimensionnelle, nous avons montré que les deux populations codaient des protéines similaires, mais en quantité très différentes [5]. Une classe de protéines qui était presque entièrement obtenue à partir d’ARNm poly(A)− était celle codant pour les histones. Nos études ont montré que, mis à part les histones, l’ARNm poly(A)- ne contient pas un autre sous-ensemble particulier d’ARNm. Ce travail et la figure décisive du gel 2D ont été cités dans le livre Molecular Cell Biology de Darnell, Lodish et Baltimore [6]. Peu de travaux ont été réalisés depuis sur cette question, mais ceux qui l’ont été confirment notre conclusion [7].
4. À propos de l’avènement du clonage génétique
Les études précédentes sur les populations d’ARNm représentaient les dernières de l’« ère pré-clonage ». L’avènement de la technologie de l’ADN recombinant allait révolutionner nos approches expérimentales en biologie moléculaire, et le laboratoire de François ne faisait pas exception (voir son chapitre sur Le « boum » du génie génétique [8]). Un projet de clonage de gènes a été mis en place dans le groupe de Margaret Buckingham, et j’ai pris la responsabilité de cloner les gènes de l’actine de la souris. Je me souviens encore avoir traversé la rue du Dr Roux pour discuter avec François Rougeon, l’un des spécialistes mondiaux du clonage de gènes, qui m’a prévenu que cela risquait d’être compliqué car les ARNm de l’actine étaient moins abondants que l’ARNm de la globine et les autres ARNm qui avaient été clonés jusqu’alors ! Par conséquent, nous avons soumis les ARN à une séparation par gradient de sucrose afin d’enrichir le(s) ARNm d’actine avant leur clonage !
Le clonage de gènes était un défi pour quelqu’un qui n’avait jamais fait de travaux expérimentaux avec des plasmides bactériens, ni même avec des bactéries ! Néanmoins, l’abondance des ARNm d’actine (en particulier après les avoir sélectionnés en fonction de leur taille !) a fait qu’une centaine de bactéries recombinantes ont été largement suffisantes pour isoler plusieurs ADNc d’actine distincts, y compris deux ADNc d’actine musculaire différentes [9]. Ce travail nous a permis de caractériser, pour la première fois, l’expression des actines musculaires et cardiaques dans le muscle squelettique [10].
5. À propos de la rétro-transcription de l’ARNm polyadénylé et l’intégration des copies d’ADN dans le génome
Les ADNc d’actine nouvellement clonés ont permis de répondre tout d’abord à la question du nombre de gènes d’actine dans les génomes de mammifères. Nous avons constaté que dans l’ADN de la souris, en plus des six gènes d’actine que les travaux de séquençage des protéines laissaient présager, il existait également une famille de séquences faiblement apparentées, dont certaines avaient été récemment amplifiées dans le génome [11]. Bien qu’ils n’aient pas été séquencés, la longueur de ces gènes de type actine dans l’ADN génomique nous a amenés à prédire qu’ils pourraient représenter des pseudogènes sans intron, générés par transcription inverse des ARNm de l’actine et insertion dans le génome. Ce processus a été confirmé depuis, avec le séquençage de plus de 8 000 rétropseudogènes dans le génome humain [12].
Il est quelque peu surprenant que ces études sur la réintégration des copies d’ARNm dans le génome aient été largement ignorées lors du récent débat sur la possibilité de réintégration du vaccin à ARN contre la Covid-19 dans le génome. Alex Whiting, écrivant en 2020 [13], a cité le professeur Michel Goldman de l’Université libre de Bruxelles qui a déclaré que « les vaccins à ARNm ne modifient pas votre ADN. Certains craignent que les vaccins à ARNm ne modifient l’ADN des personnes. Mais cette idée est “complètement fausse” et n’a “aucune base scientifique” ».
Il semblerait, en fait, que ce soit l’affirmation de l’impossibilité de réintégration dans le génome qui soit complètement fausse [14]. Combattre les théories du complot sur les dangers potentiels des vaccins à ARN ne doit pas conduire à ignorer des faits potentiellement contradictoires !
6. À propos de la nature des séquences régulatrices des gènes
Le « graal » des biologistes moléculaires dans les années 1980 était l’identification des séquences régulant l’expression des gènes dans les cellules de mammifères. Pour y parvenir, je devais poursuivre les travaux sur les gènes de l’actine dans le laboratoire de Larry Kedes à l’université de Stanford. Outre les 9 000 kilomètres qui séparaient Paris de Palo Alto, la principale différence entre les deux laboratoires était que le laboratoire de Kedes travaillait sur des gènes d’actine humains et non sur des gènes d’actine de souris. Après quelques mois de travail expérimental assez laborieux pour identifier le site d’initiation de la transcription du gène de l’actine cardiaque humaine, j’allais avoir de la chance.
C’était l’époque, en 1984, où Apple lançait le premier Macintosh, et une offre spéciale était faite aux travailleurs de Stanford. C’est donc sur mon propre Macintosh, à l’aide d’un programme de comparaison d’ADN très rudimentaire, que la séquence régulatrice « CCArichGG » a été identifiée à mon domicile de Mountain View [15]. Depuis, il a été démontré que ces séquences d’ADN CCArGG sont plus répandues que nous ne l’avions initialement prévu et qu’elles jouent des rôles plus diversifiés. En effet, trente-sept ans plus tard, les mécanismes moléculaires de liaison des facteurs de transcription à ces séquences sont toujours en cours d’élucidation [16]. Je me sens extrêmement chanceux d’avoir pu participer, grâce à l’aide de François, à cette période si passionnante de la recherche.
Déclaration d' intérêt
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas d'actions ou ne reçoivent pas de fonds de toute organisation qui pourrait bénéficier de cet article, et n'ont déclaré aucune affiliation autre que leurs organismes de recherche.
Remerciements
Il ressort clairement de ce qui précède que les premières années de ma carrière de chercheur ont été fortement marquées par le temps que j’ai passé dans le laboratoire de François Gros. Je serai toujours reconnaissant à François de m’avoir permis de venir travailler dans son laboratoire, de m’avoir laissé choisir mes sujets de recherche et de m’avoir si souvent offert son temps précieux et ses conseils. Parmi les autres personnes qui m’ont beaucoup aidé pendant mon séjour à Pasteur, je voudrais également remercier Nabeel Affara, qui m’a persuadé de venir à Paris, et Margaret Buckingham, avec qui je devais travailler sur le projet de clonage de gènes. Enfin, et surtout, c’est dans le laboratoire de François que j’ai rencontré ma femme Catherine et que j’ai acquis la nationalité d’un pays qui est le mien depuis maintenant quarante-cinq ans !