Le décret qui nomma « François Gros professeur titulaire de la chaire de Biochimie cellulaire à compter du 15 mai 1973 » nous fait faire un saut dans le temps de tout juste un demi-siècle.
Ce fut le début pour François Gros de plus de vingt ans d’enseignement — un enseignement dûment renouvelé chaque année selon le principe même du Collège de France et qui fut passionnant et très suivi — mais aussi, comme je vais le rappeler, le début d’un nouvel épisode de sa grande aventure scientifique.
François Gros s’était en effet converti depuis quelques années déjà à la biologie du développement et il s’était investi dans le domaine de la différenciation des cellules somatiques en lançant un grand programme d’étude des mécanismes de régulation génique de la myogenèse dans le laboratoire tout neuf que Jacques Monod, devenu directeur de Pasteur en 1971, lui avait proposé d’occuper à sa place.
Pendant un temps, François pensa que les locaux hérités de son prédécesseur au Collège de France, le professeur Jean Roche (titulaire de la chaire de biochimie générale et comparée) pourraient permettre de développer son équipe travaillant sur le muscle. Très vite cependant l’idée lui vint que des recherches sur la différenciation neuronale pourraient constituer en quelque sorte le pendant au Collège de celles conduites sur la différenciation musculaire à Pasteur. La personne qui a pesé dans cette décision est Yoheved Berwald-Netter qui s’intéressait déjà à la neurogenèse, avait l’expertise d’un bon modèle en culture, le neuroblastome murin, et cherchait un laboratoire d’implantation. François Gros lui proposa de constituer son équipe dans les vastes locaux de sa chaire au Collège. Avec l’humour qu’on lui connaît, François disait que Yoheved eut la charge « d’essuyer les plâtres ». Il faut dire que les locaux étaient vastes mais vétustes — nous étions bien avant les grandes rénovations du Collège de France orchestrées par Jacques Glowinski — et en fait encore largement occupés par d’anciennes équipes de la chaire précédente. Mais François héritait aussi de l’aide précieuse d’une très gentille et efficace secrétaire, Sabine Samuel, et d’un atelier d’électromécanique avec plusieurs personnes expérimentées fort utiles lorsqu’on introduit de nouvelles méthodes dans un laboratoire. Yoheved Berwald-Netter installa rapidement une salle de culture cellulaire fonctionnelle et s’entoura de ses premiers étudiants dont notamment Annette Koulakoff et Gilles Merlin. Elle orienta son programme vers l’étude des composants de la membrane cellulaire, en tant que sites privilégiés de communication interneuronale et neuro-musculaire.
Peu après Yoheved Berwald-Netter, François Gros invita à rejoindre son laboratoire du Collège plusieurs de ses élèves ou collaborateurs de ses anciennes équipes : Bernard Croizat, Francis Berthelot et Claude Jeantet les premiers, puis Lucienne Legault, Jean Thibault, moi-même et Marie-Madeleine Portier. Autour des thèmes de recherche qui se mirent en place bien d’autres rejoignirent le laboratoire que je ne peux malheureusement pas tous citer ici.
La neurobiologie était déjà présente dans les laboratoires du Collège de France : la neurophysiologie avec le Pr Yves Laporte, la neuropharmacologie avec Jacques Glowinski, la neuroendocrinologie avec Andrée Tixier-Vidal qui travaillait sur la différenciation des cellules antéhypophysaires et hypothalamiques en culture avec essentiellement des méthodes de microscopie électronique ou d’immunochimie. Mais c’est François Gros qui introduisit au Collège le projet alors tout à fait novateur d’étudier la différenciation terminale des cellules nerveuses avec les méthodes de la biologie moléculaire et de la biochimie. Un peu plus tard, le génie génétique et les anticorps monoclonaux bouleverseront toutes ces disciplines et on passera à l’ère de la neurobiologie moléculaire.
Pour l’heure, le modèle de lignées établies dérivées d’un neuroblastome de souris était très attractif car il permet de contourner l’extrême hétérogénéité du tissu nerveux qui rend difficiles les approches biochimiques. On peut en effet obtenir une masse homogène de neuroblastes, cellules rondes indifférenciées qui, après induction selon divers protocoles, cessent de se diviser et expriment un programme de différenciation vers le phénotype neuronal tel que l’émission de neurites — prolongements rappelant dendrites et axones —, la biosynthèse d’enzymes du métabolisme des neurotransmetteurs ou de protéines du cytosquelette neuronal, autant de « marqueurs » dont on peut analyser l’évolution et les mécanismes de contrôle de leur mise en place. Mais on peut faire aussi des comparaisons globales entre l’état blastique et l’état différencié au niveau des populations d’ARN messagers ou au niveau des protéines. Analyses de marqueurs spécifiques et approches globales ont été mises en œuvre avec succès au laboratoire. Cependant des modèles cellulaires non transformés furent aussi mis au point notamment dans l’équipe de Yoheved Berwald-Netter qui développa des cultures primaires quasi pures de cellules neuronales ou astrogliales.
Je voudrais maintenant souligner certains résultats importants des travaux qui ont été effectués dans les équipes que François Gros a accueillies et soutenues dans son laboratoire du Collège de France. Plusieurs concernent le cytosquelette des neurones.
Dans l’équipe de Claude Jeantet, reprise après 1981 par Philippe Denoulet, on s’intéressait aux tubulines alpha et beta, sous-unités protéiques assemblées en hétérodimères qui se polymérisent pour former des petits tubes creux en équilibre dynamique, les microtubules, essentiels à de multiples fonctions cellulaires. Après avoir développé de nouvelles méthodes très résolutives d’analyse de ces protéines, une forte hétérogénéité des tubulines neuronales a été mise en évidence, notamment dans le système nerveux central, et qui augmente au cours de l’ontogenèse ; elle résulte à la fois de l’existence d’une famille multigénique et de nombreuses modifications post-traductionnelles [1]. Une nouvelle, et fonctionnellement importante, modification post-traductionnelle a été découverte, la polyglutamylation [2]. Elle consiste en l’ajout séquentiel d’un petit nombre de résidus de glutamate dans la région C-terminale des sous-unités de tubuline, ce qui augmente considérablement la variété chimique des hétérodimères. Cette modification oligomérique module, à la manière d’un potentiomètre moléculaire, l’interaction des microtubules avec les protéines associées qui spécifient leurs fonctions. Cette modification a été ultérieurement retrouvée chez d’autres protéines, comme celles impliquées dans l’assemblage des nucléosomes [3] et elle est catalysée par toute une famille d’enzymes également découverte dans l’équipe, notamment par les travaux de Bernard Eddé.
Une collaboration entre les équipes de Yoheved Berwald-Netter, Philippe Denoulet et Jamel Chelly a montré que la doublecortine — dont l’altération par mutation est responsable de graves malformations du cortex cérébral chez l’Homme — est une protéine qui s’associe aux microtubules, se trouve sélectivement localisée (comme l’a montré en particulier Annette Koulakoff) aux extrémités des prolongements neuritiques et est impliquée dans la migration des neurones [4].
Marie-Madeleine Portier a pour sa part découvert une nouvelle protéine neuronale de la famille des filaments intermédiaires, exprimée principalement dans les neurones du système nerveux périphérique mais aussi dans les neurones du système nerveux central qui envoient leurs axones à l’extérieur de ce dernier. Elle a ainsi été appelée périphérine [5]. La signification fonctionnelle de l’extrême multiplicité des protéines de neurofilaments pose encore de nombreuses questions. La périphérine quant à elle semble être impliquée notamment dans la transmission de signaux entre les membranes plasmiques et nucléaires.
Enfin je rappelle aussi que l’équipe de Yoheved Berwald-Netter, au cours de ses travaux sur l’expression ontogénique des canaux sodiques voltage-sensibles des neurones, éléments essentiels de l’activité bioélelectrique, a découvert un nouveau type de canal étonnamment présent dans des cellules non excitables, les astrocytes. Ce canal s’est avéré structurellement apparenté aux canaux des neurones mais en diverger dans des régions fonctionnellement importantes [6]. Des analyses par hybridation in situ ont montré que ce canal s’exprime fortement dans des régions du système nerveux impliquées dans l’homéostase hydrominérale.
Il faut se souvenir qu’à peine trois ans après son élection au Collège de France, François Gros a eu la lourde charge, après la mort de Jacques Monod, de diriger l’Institut Pasteur. C’est dire que la force de travail que François Gros a développée pour assurer alors ses multiples charges est particulièrement admirable. J’aimerais à ce propos partager avec vous quelques témoignages qui disent toute l’attention bienveillante que François Gros a généreusement tenu à maintenir à l’égard des jeunes de son laboratoire du Collège. Il n’a jamais non plus manqué de s’intéresser aux travaux menés au laboratoire de biologie marine de Concarneau qui était alors rattaché à sa chaire et dirigé localement par Yves Le Gal.
Annette Koulakoff se souvient en effet que malgré son emploi du temps si rempli, François Gros ne manquait pas de discuter avec les étudiants de l’avancée de leurs travaux de recherche lors de ses passages au Collège mais aussi lors de rendez-vous qu’il leur donnait le samedi à l’Institut Pasteur. À leur retour de postdoc, ils pouvaient compter sur le soutien qu’il apportait à leurs projets de recherche ainsi que sur ses recommandations à l’appui de leur candidature à des postes de chercheur. Il prenait la peine de faire des lettres de recommandation détaillées écrites à la main de sa belle écriture penchée et qui avaient bien sûr un grand poids.
Jean-Christophe Larcher, ancien doctorant dans l’équipe de Bernard Croizat puis postdoctorant dans celle de Philippe Denoulet, m’a écrit aussi ceci :
« L’un des souvenirs que je garde de ma relation personnelle avec François Gros concerne la version presqu’aboutie de ma thèse qu’il a pris soin de relire et corriger à la main, me priant seulement de l’excuser de ne pas avoir eu le temps de le faire pour le chapitre “Matériels et Méthodes” ! J’ai précieusement conservé ce document qui a une importance très particulière à mes yeux. »
À ce souvenir Jean-Christophe ajoute que, bien avant que les universités aient imposé l’octroi d’une source de revenus aux doctorants, François Gros s’efforçait, et quasiment toujours avec succès, de trouver pour les doctorants ou postdoctorants une bourse, une allocation ou des vacations pour faire la jonction entre deux financements plus pérennes.
Domingos Henrique, un brillant chercheur portugais en biologie du développement, était encore doctorant lorsqu’il est arrivé en septembre 1987 dans le laboratoire de François Gros avec une bourse du gouvernement français pour une année universitaire. Il a travaillé dans l’équipe de Philippe Denoulet puis, vers la fin de son séjour, dans celle de Yoheved Berwald-Netter où il a aidé au clonage du fameux canal sodium glial dont je viens de vous parler. Il m’a écrit ceci :
« François Gros s’est toujours intéressé à ce que je faisais et il a eu la gentillesse, au moment de mon départ, de m’inviter à déjeuner au restaurant près de Pasteur où il a commenté pour moi la bonne cuisine française ! J’ai terminé mon doctorat en 1991 à l’Institut Gulbenkian de l’université de Lisbonne, dont François Gros était conseiller scientifique. Il était l’un de mes examinateurs. J’avais dû lui rendre visite auparavant à Pasteur pour lui raconter en détail ce que j’avais fait pendant mon doctorat. Il m’a posé beaucoup de questions très stimulantes et éclairantes. Ce fut une expérience formidable que de discuter de mon travail avec l’un des plus grands scientifiques du XXe siècle. Je me sens toujours très privilégié d’avoir eu cette opportunité qui m’a permis aussi de faire la connaissance d’un groupe fantastique de scientifiques et d’amis que j’ai gardés toute ma vie. »
Un autre témoignage et non des moindres — car il est aussi un bel exemple de l’implication de François Gros dans les relations scientifiques internationales — m’a été envoyé par Yoheved Berwald-Netter :
« Parmi les chercheurs de mon équipe, dit-elle, un jeune normalien, Gilles Merlin, devait effectuer à l’issue de sa thèse un service militaire, à l’époque obligatoire. Il envisageait de le faire dans un pays d’Afrique francophone avec lequel la France avait un accord de coopération scientifique et technique. J’avais suggéré à Gilles qu’il serait préférable pour sa future carrière de l’effectuer à l’Institut Weizmann, mon "alma mater", comme j’aime à le dire. Gilles trouva l’idée très bonne mais malheureusement les accords nécessaires entre la France et Israël avaient été interrompus en 1967 suite à la guerre des Six Jours. En 1978 le climat politique avait changé et l’espoir d’un renouvellement des accords existait. Michel Revel, professeur à Weizmann où il développait un magnifique programme de recherche sur l’interféron, nous a assuré qu’il serait prêt à accueillir Gilles si le problème administratif était résolu et il nous a fourni les coordonnées de l’attaché scientifique à l’ambassade de France à Tel Aviv. De là s’ensuivit une longue suite de démarches dont l’issue heureuse doit beaucoup au soutien et au grand nom de François Gros. Les accords scientifiques et techniques entre la France et Israël furent renouvelés et Gilles fut le premier coopérant à en bénéficier ! Il resta en fait trois ans dans le laboratoire de Michel Revel et put poursuivre à son retour en France les travaux qu’il y avait entrepris et se porter candidat à un poste au CNRS avec bien sûr le soutien de François Gros. »
La gentillesse légendaire de François Gros s’est aussi illustrée d’une autre façon à propos d’un chercheur de son laboratoire du Collège de France, Francis Berthelot. Celui-ci, tout en collaborant activement aux travaux de l’équipe de Bernard Croizat, s’était mis à publier des romans de science-fiction (dont plusieurs furent primés) et, vers la fin des années 1980, il souhaita passer dans une section de sciences humaines du CNRS. François Gros respecta cette évolution personnelle et l’aida efficacement à faire aboutir sa démarche de reconversion.
Il faut vraiment le souligner, François Gros n’était pas seulement bienveillant, il était dépourvu de la moindre trace d’autoritarisme, une qualité exceptionnelle chez un si grand chercheur.
Tous ceux qui ont eu la grande chance de faire de la recherche dans son sillage ont une immense dette de reconnaissance à son égard pour la liberté qu’il laissait aux équipes et aux personnes sans jamais faillir à apporter ses précieux conseils et son soutien.
Déclaration d’intérêts
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leurs organismes de recherche.