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Comptes Rendus

Dépassement de la limite de réflexion de la lumière des cristaux liquides cholestériques : de Plusiotis resplendens aux gels à inversion d'hélicité
Comptes Rendus. Chimie, Volume 11 (2008) no. 3, pp. 253-260.

Résumés

Beyond the reflectance limit of cholesteric liquid crystals: from Plusiotis resplendens to helicity-inversion gels. Due to its helical structure, a cholesteric liquid crystal (CLC) selectively reflects the light when its wavelength matches the helical pitch. The reflectance is limited to 50% of ambient, unpolarized light, because circularly polarized light of the same handedness as the helix is reflected. We report the elaboration procedure and the properties of a CLC gel for which the reflectance limit is exceeded in the infrared region. Photopolymerizable mesogens are introduced in the volume of a CLC exhibiting a thermally induced helicity inversion, and the blend is then cured with ultraviolet light when the helix is right-handed. The reflectance exceeds 50% when measured at the temperature assigned at a cholesteric helix with practically the same pitch, but a left-handed sense before reaction. From scanning electron microscopy investigations, it is shown that the organization of the mesophase is transferred onto the structure of the network. The gel structure is discussed as consisting of a polymer network with a helical structure containing two populations of LC molecules. Each of them was characterized by a band of circularly polarized light, which is selectively reflected. Novel opportunities to modulate the reflection over the whole light flux range are offered. Potential applications are related to the light and heat management for LC smart windows or reflective polarizer-free displays with a larger scale of reflectivity levels.

De par sa structure hélicoïdale, un cristal liquide cholestérique (CLC) réfléchit sélectivement la lumière lorsque sa longueur d'onde est de l'ordre du pas hélicoïdal. La lumière réfléchie est limitée à 50% de la lumière ambiante, non polarisée, parce que seule une lumière polarisée circulairement dans le même sens que l'hélice est réfléchie. Nous rapportons la voie d'élaboration et les propriétés d'un gel de CLC pour lequel la limite de réflexion est dépassée dans le domaine infrarouge. Des mésogènes photopolymérisables sont mélangés à un CLC présentant la propriété d'inversion d'hélicité induite en température ; le mélange est ensuite irradié par lumière ultraviolette lorsque l'hélice est de sens droit. La quantité de lumière réfléchie dépasse 50% lorsque la mesure est réalisée à la température pour laquelle, avant réaction, l'hélice a un pas sensiblement identique, mais un sens gauche. Il est montré par microscopie électronique à balayage que l'organisation de la mésophase est transférée sur la structure du réseau. La structure du gel est discutée comme celle d'un réseau polymère associé à deux populations de molécules de CL. Chacune d'elles est caractérisée par une bande de réflexion de lumière polarisée circulairement, qui est réfléchie sélectivement. De nouvelles possibilités pour moduler la réflexion sur toute l'échelle de la lumière incidente sont offertes. Des applications potentielles concernent la gestion de la lumière et de la chaleur solaires par des vitrages intelligents à CL ou les écrans réflecteurs sans polariseur avec une gamme plus large de niveaux de réflexion.

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DOI : 10.1016/j.crci.2007.03.020
Keywords: Liquid crystals, Cholesteric phase, Chirality, Optical properties, Light reflection, Structure
Mots clés : Cristaux liquides, Phase cholestérique, Chiralité, Propriétés optiques, Structure
Michel Mitov 1 ; Nathalie Dessaud 1

1 Centre d'élaboration de matériaux et d'études structurales, UPR CNRS 8011, BP 94347, 31055 Toulouse cedex 4, France
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Michel Mitov; Nathalie Dessaud. Dépassement de la limite de réflexion de la lumière des cristaux liquides cholestériques : de Plusiotis resplendens aux gels à inversion d'hélicité. Comptes Rendus. Chimie, Volume 11 (2008) no. 3, pp. 253-260. doi : 10.1016/j.crci.2007.03.020. https://comptes-rendus.academie-sciences.fr/chimie/articles/10.1016/j.crci.2007.03.020/

Version originale du texte intégral

1 Introduction

Les caractéristiques comme l'origine et l'intérêt évolutif des couleurs produites par le corps et les ailes des oiseaux, papillons et arthropodes ont, depuis longtemps, fait l'objet de nombreuses études [1–3]. Par exemple, l'exocuticule de certains scarabées (cétoines) présente de remarquables propriétés optiques, telles que la réflexion sélective de la lumière, un fort pouvoir rotatoire de la lumière transmise et des couleurs irisées très vives [1,4–6]. Ces matériaux sont les analogues naturels des cristaux liquides cholestériques (CLC), mis à profit dans des applications [7] telles que la thermographie (thermomètres frontaux, capteurs pour détecter des anomalies de température dans une carte électronique, etc.), la détection d'une variation de pression mécanique (domaine dentaire) ou en tant que logo anti-photocopie (billets de banque), de par la versatilité de la couleur en fonction de l'angle d'observation. En fait, les états mésomorphes cholestériques sont omniprésents dans la Nature : au-delà des cuticules d'arthropodes [1,8], nous les retrouvons dans les solutions condensées de l'ADN in vivo et in vitro [9], les parois cellulaires des plantes [1,10], l'os compact humain [11], les biopolymères chiraux [12–15], l'artériosclérose [16], etc.

La propriété la plus emblématique d'un CLC, ou CL nématique chiral, réside dans le fait de réfléchir sélectivement la lumière de par sa structure hélicoïdale (Fig. 1), qui constitue un milieu de Bragg [17,18].

Fig. 1

La structure hélicoïdale d'un cristal liquide cholestérique. Des molécules allongées, avec un ordre d'orientation et un désordre de position, auxquelles est imprimée une torsion selon une direction perpendiculaire à leur grand axe. © http://www.barrettresearch.ca.

Cette structure provient de la présence, en tout ou partie, de molécules chirales. Considérons une lame mince de CLC confinée entre deux plaques de verre et présentant une texture planaire dite de Grandjean, c'est-à-dire que l'axe hélicoïdal est perpendiculaire aux surfaces. La réflexion sélective de la lumière ambiante se produit à une longueur d'onde λ0 telle que :

λ0=npcosθ
n est un indice de réfraction égal à (n + n)/2 (n et n sont les indices optiques mesurés localement et, respectivement, parallèlement et perpendiculairement au directeur moléculaire), p est le pas hélicoïdal et θ est l'angle entre la direction de propagation de la lumière et l'axe hélicoïdal. La réflexion de la lumière se produit sur une bande de longueurs d'onde Δλ :
Δλ=npcosθ
où Δn = n − n est la biréfringence. Hors de cette bande, un CLC n'affecte, ni l'amplitude, ni l'état de polarisation de la lumière transmise. La lumière réfléchie est polarisée circulairement avec un sens identique à celui de l'hélice cholestérique ; par exemple, une lumière incidente polarisée circulairement droite est réfléchie à 100% par une hélice droite, tandis qu'elle sera transmise en totalité par une hélice gauche. Ce non-renversement du sens de polarisation est propre aux CLC : une onde polarisée circulairement voit son sens inversé à l'occasion de sa réflexion par un miroir diélectrique banal.

Par conséquent, et pour une longueur d'onde appartenant à Δλ, un CLC ne réfléchit jamais plus de 50% de l'intensité lumineuse de la lumière ambiante, qui n'est pas polarisée : 50% est réfléchi (lumière polarisée circulairement de sens identique à celui de l'hélice) et 50% est transmis (lumière polarisée circulairement avec le sens inverse). C'est ce que l'on appelle la règle de sélectivité en polarisation. L'objectif de ce travail est de montrer que l'on peut dépasser cette limite théorique en gélifiant sous certaines conditions une couche de CLC présentant le phénomène d'inversion d'hélicité en température. La voie d'élaboration sera présentée avec les propriétés optiques et la structure du réseau de polymère appartenant au gel, telle qu'étudiée par microscopie électronique à balayage.

2 Le cas de Plusiotis resplendens et des matériaux multicouches

Nous avons rappelé en introduction la propriété de réflexion sélective de la lumière par la cuticule des cétoines, de par l'organisation cholestérique des molécules de chitine. Puis nous avons évoqué la règle de sélectivité en polarisation qui s'applique dans les CLC, ladite règle conduisant à ce que 50% au plus de la lumière ambiante soit réfléchi, cette lumière étant polarisée circulairement avec un seul sens. Cette règle est respectée chez les scarabées sauf un, le Plusiotis resplendens. Pour ce scarabée de couleur or (Fig. 2), la lumière réfléchie dépasse non seulement la limite de 50%, mais présente également les deux sens de polarisation [6]. La cuticule de ce scarabée est dotée d'un matériau multicouches fait de chitine : une lame nématique demi-onde figure entre deux filtres identiques cholestériques de sens gauche, qui réfléchissent la lumière entre 520 et 640 nm. La lumière polarisée circulaire droite qui a traversé le premier filtre est convertie en lumière polarisée gauche par la lame demi-onde, puis est ensuite réfléchie par le second filtre.

Fig. 2

Le scarabée Plusiotis resplendens. © CNRS–CEMES.

L'homme s'est inspiré de ces matériaux naturels pour fabriquer des structures photoniques. Des expériences d'émission laser ont été menées sur des CLC de synthèse dont la structure est similaire à celle de Plusiotis resplendens [19]. Le matériau comporte une couche de polymère nématique dopé avec un colorant (pour l'émission laser), prise en sandwich entre deux couches de polymère cholestérique. La quantité de lumière réfléchie, au sein de la bande de Bragg, dépasse les 50% de la lumière incidente non polarisée et l'émission laser se produit à des longueurs d'onde aux extrémités de la bande. Toujours dans le domaine des multicouches, il est bien connu qu'un bicouche fait de deux CLC de même pas, mais de sens d'hélicité différents, permet de s'approcher du taux de 100% de réflexion de la lumière ambiante [20].

Vue sous l'angle des préoccupations du physicien et du physicochimiste des matériaux – et de l'opticien en général –, la voie d'élaboration que nous présentons ici, conduisant à une monocouche de gel cholestérique, part de l'abandon de l'idée même d'un milieu multicouches ; les solutions rappelées ci-dessus ne sont pas réalisables en mettant en contact des CLC de faible masse molaire ou même gélifiés, en raison de l'interdiffusion entre les couches, qui mènerait progressivement, dans le temps, à une structure homogène à laquelle s'appliquerait ultérieurement les lois classiques de l'optique des CLC. De surcroît, l'opticien cherchera à éviter un matériau multicouches dont la propriété de filtrage risquerait d'être entachée par les pertes (diffusion, réflexion) aux interfaces entre couches organiques ou cellules de verre empilées ; il préférera également envisager la mise en œuvre ultérieure des propriétés électro-optiques au sein d'une cellule unique, devenue alors cellule capacitive.

Nous allons montrer le dépassement de la limite de réflexion par une couche de gel cholestérique, cette propriété atypique relevant du chemin suivi lors de la gélification du milieu. Nous choisirons un CLC présentant le phénomène d'inversion d'hélicité en température, un état nématique (CLC de pas infini) étant obtenu à une température critique Tc [21,22]. Principalement deux explications ont été avancées pour expliquer ce comportement. L'une est reliée au changement de conformation moléculaire avec la température [23–26] tandis que l'autre fait appel à une compétition entre les différentes dépendances en température de la chiralité de plusieurs centres chiraux, compétition dont résulte un certain sens d'hélicité à ≪haute≫ température et le sens inverse à ≪basse≫ température [27–30].

3 Élaboration du gel et propriétés optiques

Nous allons rappeler les principales conditions expérimentales de la voie d'élaboration (Fig. 3) ; l'ensemble des détails figure dans la référence [31].

  • (a) Nous élaborons un mélange de CL comportant 71,2% d'un CL nématique et 25% d'un dopant chiral (ester de (S)-1, 2-propanediol [32]), responsable de la propriété d'inversion d'hélicité en température du mélange et une petite quantité, 3,8%, d'un mésogène nématique diacrylate photopolymérisable et photoréticulable sous l'action d'un rayonnement ultraviolet (UV).
  • (b) Le mélange est introduit par capillarité dans une cellule faite de deux lames de verre traitées pour induire un ancrage planaire des molécules et dont l'espacement est égal à 50 ± 10 μm. Le mélange est porté à la température de 112 °C, pour laquelle la structure cholestérique réfléchit la lumière à une longueur d'onde de 4,2 μm, avec un sens droit. Nous vérifions par spectroscopie infrarouge (IR) les comportements attendus lorsque la lumière incidente est non polarisée ou polarisée circulairement gauche comme droite [31].
  • (c) Nous gélifions le milieu par rayonnement UV (centré sur 365 nm, avec une puissance de 0,1 mW cm−2) pendant 4 h, toujours à 112 °C. La longueur d'onde de réflexion à 112 °C est décalée de 4,2 à 3,8 μm comme une conséquence de la formation du réseau polymère dans le volume du CL [39].
  • (d) Nous refroidissons la cellule jusqu'à 60 °C, température pour laquelle, avant gélification, la réflexion se produit à 3,8 μm, avec une structure de sens gauche. Nous analysons alors par spectroscopie IR les propriétés de réflexion de la lumière (Fig. 4).

Fig. 3

Principe de la voie d'élaboration menant à un dépassement de la limite de réflexion de la lumière des cristaux liquides cholestériques. Le milieu est gélifié à une température T2 pour laquelle la structure cholestérique a un pas hélicoïdal p0 et un sens droit. La mesure est réalisée à une température T1 pour laquelle la structure cholestérique a un pas proche de p0 (voir Section 3) et un sens gauche.

Fig. 4

Spectre normalisé de transmission de la lumière en fonction de la longueur d'onde pour le gel à 60 °C après gélification à 112 °C lorsque la lumière incidente n'est pas polarisée ou polarisée circulairement droite ou gauche. Les régions hachurées délimitent les bandes d'absorption chimique ; l'intensité transmise dépasse 100% au voisinage de 4,5 μm en raison de l'approche d'une bande d'absorption.

Nous déduisons des spectres de transmission de la lumière les quantités de lumière réfléchie lorsque la lumière incidente n'est pas polarisée, ou lorsqu'elle est polarisée circulairement droite ou circulairement gauche : elles sont respectivement égales à 72, 78 et 88% (les conditions de normalisation figurent dans la référence [31]). Quelle que soit la nature de la polarisation de la lumière incidente, la quantité de lumière réfléchie dépasse donc 50% et la règle de sélectivité en polarisation ne s'applique plus pour ce gel à cette température.

4 Structure du réseau

Afin d'étudier la structure du réseau appartenant au gel, nous vidons ce dernier de sa composante CL par différents lavages dans un solvant et nous pratiquons les observations par microscopie électronique à balayage selon différentes directions (Fig. 5).

Fig. 5

Images du réseau polymère (gel vidé de sa composante cristal liquide) par microscopie électronique à balayage. La structure hélicoïdale a été transférée sur la morphologie du réseau, constitué de fibrilles. (a) Les fibrilles s'organisent en rangées parallèles d'arceaux imbriqués lorsque la direction de rupture du matériau est selon une direction oblique à l'axe hélicoïdal ; quelques-uns de ces arcs sont rehaussés en blanc sur l'image. (b) Lorsque la direction de rupture est parallèle aux surfaces de la cellule (soit : perpendiculaire à l'axe hélicoïdal), les fibres sont, en moyenne, orientées selon une direction particulière symbolisée par la double flèche ; l'orientation est de type nématique. (c) Lorsque la direction de rupture est perpendiculaire aux surfaces de la cellule, le réseau polymère apparaît comme un système stratifié ; les lignes blanches repèrent la position de quelques couches.

La morphologie du réseau se présente comme une assemblée de fibrilles de polymère. Lorsque l'observation se fait dans un plan oblique à l'axe hélicoïdal (Fig. 5a), ces fibrilles se présentent comme des séries superposées d'arceaux emboîtés. De tels motifs sont rencontrés dans des matériaux du vivant aussi divers que le tégument des crustacés [33], les écailles de poisson [34], les cuticules d'insectes [1,8,33], les matrices de collagène de l'os [11], la paroi cellulaire des plantes [10], les organisations de la chromatine [9], etc. Ces arceaux ont une origine physique commune. C'est à Yves Bouligand que l'on doit le modèle de contreplaqué torsadé rendant compte de ces architectures [35]. Dans notre cas, et par analogie avec l'organisation de ces biomatériaux, la construction peut être comprise de la manière suivante. Le réseau polymère apparaît être un système de lamelles de fibres de polymère qui sont parallèles aux surfaces de la cellule. La Fig. 5b montre le réseau lorsqu'il est observé selon un plan parallèle aux surfaces : il existe une orientation moyenne des fibres qui correspond à une organisation nématique transférée localement dans la structure même du réseau. Définissons ce plan de la Fig. 5b comme étant horizontal. Une stratification est clairement visible dans une section perpendiculaire à ce plan (Fig. 5c). Dans la situation intermédiaire, l'observation en direction oblique (dont un exemple est fourni dans la Fig. 5a), les arcs apparaissent de plus en plus larges au fur et à mesure que la section approche le plan des couches.

La Fig. 6, fidèle aux travaux pionniers d'Yves Bouligand, résume la situation et révèle comment une observation oblique donne lieu à l'observation de structures en arceaux comme la conséquence directe d'un arrangement moléculaire hélicoïdal (les molécules sont représentées par des lignes sur la Fig. 6). Dans cette géométrie, les fibrilles tournent, d'une couche à la suivante, d'un angle petit et constant (rappelons que dans un contreplaqué usuel les fibres de bois sont perpendiculaires entre elles d'une couche à la suivante) et toujours dans le même sens. L'axe hélicoïdal est perpendiculaire aux couches.

Fig. 6

Représentation cholestérique sous la forme du modèle de contreplaqué torsadé (reproduit d'après [48], © Éditions Elsevier). Les lignes symbolisent ici les fibrilles de polymère. Des séries superposées d'arcs imbriqués apparaissent sur les côtés du modèle.

En résumé, le réseau formé dans le volume du CL est fait de fibrilles de polymère qui sont parallèles aux plans des surfaces, avec une orientation qui tourne continûment dans une direction perpendiculaire à ces dernières, au fur et à mesure que l'on se déplace dans le cœur du matériau. Ces observations confirment le transfert sur la structure du réseau de l'organisation cholestérique de la mésophase lors de la réaction de gélification. Cette caractéristique est l'essence même de ces matériaux composites que les anglo-saxons appellent des polymer-stabilized liquid crystals [36], et des structures en arceaux ont déjà été observées dans l'organisation du réseau polymère correspondant [37].

Il n'est pas possible d'extraire de ces images des mesures quantitatives précises de la périodicité structurale ou de la taille des objets observés car, au moment de l'extraction du CL par un solvant, le réseau subit une rétractation dans une direction perpendiculaire aux surfaces (et une part du CL reste piégée dans les fibrilles de polymère). Cette situation est également présente dans les observations menées antérieurement sur les polymer-stabilized liquid crystals [36].

5 Sur la structure du gel et l'origine du dépassement de la limite de réflexion de la lumière

La composante CL du gel doit être approchée comme comportant deux populations de molécules : celles dont l'organisation est fortement influencée par l'organisation du réseau à son plus immédiat voisinage (fraction liée) et celles dont le comportement est plutôt celui du CL seul (fraction libre) [38]. Cette situation est résumée sur la Fig. 7.

Fig. 7

Représentation schématique des deux populations de cristal liquide dans le gel. Une fraction dite liée (resp. libre) correspond aux molécules de cristal liquide les plus proches (resp. éloignées) de la surface du réseau polymère (représenté par un cylindre délimitant un faisceau de fibrilles). Inséré : variation du paramètre d'ordre du cristal liquide en fonction de la distance des molécules à la surface du réseau (reproduit d'après la référence [36], © Taylor & Francis Ltd., 1996).

Lorsque les conditions expérimentales de dépassement du seuil de réflexion sont atteintes (Fig. 4), la fraction libre forme une structure cholestérique de sens gauche. La fraction liée est, quant à elle, fortement dominée par les interactions élastiques avec le réseau polymère formé irréversiblement à plus haute température, ledit réseau ayant conservé les propriétés structurales (pas, sens d'hélicité) de la mésophase existante au moment de sa fabrication, soit une structure cholestérique de sens droit. La population liée va, en retour, conserver en mémoire ces caractéristiques structurales. Comme la mesure a lieu dans la bande de réflexion de Bragg, la lumière réfléchie totale comporte donc deux contributions issues des deux structures cholestériques de pas comparables, mais de sens inverses. Le suivi continu en température de la bande de réflexion de Bragg des hautes températures vers les basses est en accord avec ce modèle [39] ; le dépassement du seuil de 50% est progressivement obtenu en dessous de Tc, à une consigne de température pour laquelle la bande de réflexion s'approche de 3,8 μm.

Sur la localisation respective d'une structure par rapport à l'autre, à une imbrication des deux populations peut s'associer un gradient dans la structure du réseau. En effet, un gradient de polymérisation selon une direction perpendiculaire aux parois de la cellule peut provenir d'une absorption naturelle et progressive du rayonnement UV par le CL selon la même direction (ce que nous avons montré et discuté pour un autre cas de figure [40]). Un côté – celui le plus proche du rayonnement UV – pourrait être dominé par un réseau dense, donc concerné par une fraction liée importante, tandis que l'autre côté pourrait être composé de réseau épars, c'est-à-dire une région formée principalement de la fraction libre. Une étude plus poussée de la distribution du réseau et sa structure, notamment par microscopie électronique en transmission, devrait nous permettre d'apprendre davantage sur l'importance relative d'un modèle de populations imbriquées dans l'ensemble du volume du gel par rapport à la possibilité d'un gradient continu de population liée selon une direction transverse aux surfaces de la cellule d'étude.

6 Applications potentielles

La propriété de réflexion de la lumière a été décrite dans le domaine IR, en jeu dans les applications reliées à la régulation de la température, la furtivité et les télécommunications ; la voie d'élaboration décrite reste indépendante du choix de la position de la bande de réflexion dans le domaine spectral. De nouvelles opportunités de modulation de la réflexion de la lumière de 0 à 100%, au lieu de 50%, pourraient être offertes ; pour les applications, il s'agira d'ajuster la composition du mélange pour régler les températures de fusion (en dessous de la température ambiante) et de clarification. Lorsque le milieu reste adressable par un champ électrique, il est connu que l'hélice cholestérique peut être déroulée à partir d'un champ seuil : le milieu est alors transparent. C'est ainsi qu'une cellule cholestérique peut passer d'un état réflecteur à un état transparent sous l'effet d'un champ électrique, et réciproquement en coupant le champ, car les forces élastiques et les forces de surface restaurent l'hélice. Une application réside dans le domaine des vitrages intelligents réflecteurs (vitrages « anti-canicule ») pour moduler la lumière et la chaleur solaires et maîtriser les apports d'énergie selon la saison et le pays. Pour envisager d'utiliser des matériaux cholestériques dans ce type de technologie, il est impératif d'élaborer de nouvelles structures à bande de réflexion élargie [41–47] (les cholestériques usuels ne réfléchissant la lumière que sur quelques dizaines de nanomètres – dans le cas du spectre visible) ou bien alors accepter une largeur de bande de réflexion plus modeste, mais dépasser le seuil de réflexion. La voie présentée ici ouvre cette seconde possibilité.

7 Conclusion

Le dépassement de la limite de réflexion des CLC a été obtenu dans des gels cholestériques présentant une inversion d'hélicité en température et comportant deux populations de molécules de CL de faible masse molaire : une fraction libre et une fraction liée au réseau quant à son organisation. Chaque fraction apporte une bande de lumière polarisée circulairement, les sens de polarisation étant inverses. L'ordre de la mésophase existant pendant la gélification a été transféré sur la morphologie du polymère. Sous certaines conditions d'observation au microscope électronique à balayage, ce polymère présente des motifs en arceaux relevant des organisations trouvées dans les matériaux du vivant, à partir desquels Yves Bouligand aura élaboré le fameux modèle de contreplaqué torsadé.

Remerciements

Les auteurs remercient les Drs S. Rauch et D. Loetzsch, le Pr. G. Heppke et Melle M. Dzionara, du Stranski-Laboratorium für Physikalische und Theoretische Chemie, Technische Universität Berlin, pour la synthèse et la fourniture du dopant chiral à inversion d'hélicité, ainsi C. Bourgerette (Cemes) pour sa participation à la préparation des échantillons et, avec S. Leblond du Plouy (université Paul-Sabatier, Toulouse), son aide durant les observations par microscopie électronique à balayage (FE-SEM).


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Cet article reprend des données (Figs. 4 et 5) et résultats de notre lettre publiée dans Nature Materials (Vol. 5, 2006, pp. 361–364). Il est destiné au numéro thématique consacré aux actes de la journée scientifique « Morphogenèse et cristaux liquides », qui s'est tenue au Collège de France le 31 mars 2006. Cette réunion était dédiée à Yves Bouligand et à ses travaux ; cet article l'est également.

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