« C’est que le propre des découvertes scientifiques est de se surpasser les unes les autres. Le champ de la science est inépuisable. Plus il est remué, plus grands sont les trésors qu’il offre à nos regards » a écrit Pasteur en 1865 [1].
À l’évidence, Pasteur n’a cessé de remuer « le champ de la science ». La trajectoire de ses découvertes démontre assez qu’il ne s’est privé d’aucune connexion entre les disciplines qu’il aborde.
L’étude des phénomènes de fermentation, des maladies contagieuses toucheront des domaines aussi variés que l’industrie du vin, de la bière, l’agriculture, l’élevage, l’hygiène, la médecine, la chirurgie…
De la cristallographie, jusqu’à la découverte du vaccin contre la rage, chaque découverte découle, s’enrichit de la précédente dans un mouvement ascendant et sans lien apparent qui traverse des domaines fort éloignés les uns des autres. Se pourrait-il que ce mouvement ait pris son origine en dehors de la science ? Le docteur en chimie, frais émoulu de l’ENS, n’aurait-il pas été influencé par le jeune Louis, dessinateur ? Louis dessinateur ? Examinons de plus près ce parcours ignoré qui ne l’a pas conduit à une carrière d’artiste mais qui lui a réservé, peut-être, la clé d’une découverte capitale, la chiralité de composés chimiques.
1. Un pastelliste prometteur
L’écolier Louis Pasteur manifeste un goût irrépressible pour le dessin. Il déploie ce talent méconnu dès ses 13 ans, de 1836 à 1842. Sans doute avait-il pris le goût du dessin auprès de son père, Jean-Joseph, ancien soldat de l’Empire devenu tanneur, qui crayonne et peint volontiers.
Au collège d’Arbois, son talent, certes inné, est guidé et s’épanouit au cours des dix heures hebdomadaires de leçons que prodigue le professeur de dessin Étienne-Charles Pointurier. Lui-même peintre, lithographe et artiste d’un certain renom.
Louis copiait au fusain ou à la mine de plomb des lithographies que Pointurier avait reproduites d’œuvres de maîtres reconnus comme Atala au tombeau de Girodet ou bien un détail du Napoléon sur le champ de bataille d’Eylau du baron Gros.
Aussi acquiert-il une telle sûreté d’exécution que Pointurier le surnomme « mon petit Michel-Ange ».
Ainsi, un jour, le jeune Louis s’essaie à reproduire un modèle vivant, proche, sa mère Etiennette (Figure 1). C’est son premier portrait au pastel, il a 13 ans. À propos de ce pastel, l’écrivain et académicien René Bazin, en 1917, dans « Notes d’un amateur de couleurs » [2], résume bien ce que l’œil perspicace de l’enfant a saisi intuitivement : « Il avait compris et rendu, mieux qu’un dessinateur plus habile, le caractère de la physionomie maternelle. La bouche avait été étudiée comme par un maître. La lèvre supérieure est fine, longue, serrée ; l’inférieure est renflée en cerise et légèrement avançante en son milieu. C’est une bouche qui ne ressemble à aucune de celles qu’on fait copier aux élèves des classes de dessin. Elle dit la discrétion, le sérieux de la vie, la possibilité de sourire, la petite grogne facile quand les enfants ne vont pas droit […] Le génie de l’observation est déjà évident. »
Cet essai l’enhardit à dresser le portrait de plusieurs personnes de son voisinage. En 1837, il dessine à la mine de plomb un de ses camarades et ses deux sœurs : Alfred, Othilie et Arthémie Beschet. Pendant l’été 1838, il revient au pastel pour camper un officier de la garde municipale de Paris, natif d’Arbois, le capitaine Barbier.
Mais Louis est arraché à ses crayons en octobre 1838. Jean-Joseph Pasteur, encouragé par le proviseur du collège, décide que son fils ira préparer l’École normale à Paris. Le séjour sera bref. Vaincu par sa sensibilité, tenaillé par « le mal du pays », Louis revient à Arbois un mois plus tard. En réaction à la solitude éprouvée loin des siens, il reprend ses bâtons de couleurs avec une sorte de frénésie.
L’année 1839 est marquée par une profusion de portraits. On en dénombre 18.
Des amis, des voisins, des notables, le maire, les enfants du notaire défilent devant « l’artiste ».
Il faut noter qu’il privilégie le pastel. Le pastel est bien du dessin, les bâtonnets à pastel permettent des nuances variées, un velouté de la carnation. On remarquera également que seul le portait l’intéresse. Il y apporte un geste sûr, une observation attentive au détail qui individualise le modèle (Figure 2).
On voit combien il tente de transposer l’identité propre et originale de chaque individu. Front plissé par une sourde inquiétude, visage matois, expression boudeuse ou souriante, crânerie ou contentement de soi, lumineux visages de jeunes filles, l’impatience que disent les yeux fixes, écarquillés d’un ami d’enfance…. Il apporte un soin particulier à traiter les détails vestimentaires, les broderies, les fourrures, les coiffes tuyautées, la poitrine bombée sous le gilet de soie.
Un portrait semble résumer ce qu’il s’attache à reproduire des traits et de la psychologie de son modèle.
Avant que la préparation du baccalauréat ne l’appelle à Besançon, le collégien, pour clore en quelque sorte la série, dessine le plus étonnant et le moins indulgent de ses portraits. On reste un peu interloqué tant le modèle, Claudine Parpandet en religion sœur Constance, est hors du commun. Chassée de son couvent au temps de la Révolution, cette ancienne clarisse de Poligny avait sauvé les reliques de la sainte fondatrice de son ordre, Sainte Colette de Corbie, au mépris de l’échafaud. Pasteur semble fasciné par cette femme volontaire à la physionomie de vieil homme. Il apporte un soin méticuleux à traduire l’impitoyable expression.
En octobre 1839, Pasteur rejoint le collège royal de Besançon où sa réputation l’a précédé. Le cours de dessin est alors professé par Charles-Antoine Flajoulot, personnage excentrique, dont l’atelier a été fréquenté par Gustave Courbet, de trois ans l’aîné de Pasteur.
Il poursuivra à croquer ses amis de collège et le proviseur Répécaud, jusqu’en 1842, date à laquelle il rejoindra l’ENS !
En quelque six ans, il aura produit près de 40 portraits, magistrale galerie de personnages représentatifs sous la monarchie de juillet.
Le jeune Louis se serait bien vu poursuivre une carrière de pastelliste. Mais son père ne l’entendait pas de cette oreille. Son rêve était que son fils obtienne un poste d’enseignant dans un lycée. La « carrière d’artiste » de Pasteur se termina donc, alors qu’il avait 20 ans. Avant la séparation, un ultime portrait de Jean-Joseph (Figure 3) qui se prête à la pose, un très beau portrait, empreint de noblesse : « On dirait une conscience qui vous regarde », a dit René Bazin.
2. Pasteur aurait-il pu être un grand peintre ?
Certains professionnels de l’art, contemporains de Pasteur, se répandirent en louanges sur ses illustrations. Ainsi, en 1888, le critique d’art Émile Durand-Gréville écrit [3] : « Personne ne regrettera que Pasteur ait choisi la carrière scientifique. Mais s’il l’avait voulu, il serait devenu quelqu’un parmi les peintres et, qui sait ? Peut-être un très grand peintre. » Peut-être…. Quoiqu’il en soit, on doit reconnaître dans les œuvres de Pasteur, l’« extrême précision », l’« observation précise et aiguë », l’attention à la réalité, le « soin apporté au moindre détail ». Observation, précision. Ces qualités mises en exergue, ne sont-elles pas celles qui forgent le scientifique en devenir ?
Alors que Durand-Gréville prophétisait un « très grand peintre » si le jeune artiste n’avait choisi une autre voie, le peintre Gérôme aurait dit [4] : « Heureusement que Pasteur s’est dirigé vers la chimie, quel concurrent nous avons eu de moins ! »
On peut avancer une autre conjecture. L’arrivée du daguerréotype, vers 1840, puis de la photographie auraient constitué une sérieuse concurrence pour le type d’art dans lequel excellait Pasteur ! Pour réussir, il aurait sans doute dû changer de style. En aurait-il été capable ? Le dessinateur aurait-il été capable d’autant d’audace que le savant en a manifestée ?
En effet, en art, Pasteur affichera un net penchant pour l’académisme, les « officiels », les membres de l’Académie des beaux-arts. Le scientifique révolutionnaire sera traditionaliste sur le plan artistique : il préférera les styles classiques aux innovations et aux nouvelles formes annoncées par les impressionnistes. Son petit-fils, Louis Pasteur Vallery-Radot, racontera que : « Plusieurs fois, au musée du Luxembourg, passant devant la salle Caillebotte qui contenait des Monet, des Sisley, des Pissaro, des Manet, il me prenait par la main : “Viens, me disait-il, ne regarde pas cela”, et il m’entraînait vers Le Rêve de Detaille » [5].
À l’occasion des voyages qu’il effectuait, il lui arrivait souvent de visiter les musées d’art, les galeries ou d’autres sites encore, s’adonnant ainsi à la contemplation d’œuvres d’art. Ses impressions qu’il écrit à sa femme révèlent son goût conservateur. En 1852, alors qu’il s’arrête à Vienne [6], il s’enthousiasme : « Enfin, j’ai vu dans une de leurs églises le monument le plus admirable, le plus beau des chefs-d’œuvre de Canova : c’est le tombeau de Marie-Christine, archiduchesse d’Autriche. On ne peut rien imaginer de plus attendrissant et de plus remarquable comme œuvre d’art. »
3. L’art et la science
L’art pratiqué par Pasteur dans sa jeunesse aurait-il eu un rôle dans son œuvre scientifique ?
Reprenons ici la thèse avancée par Joseph Gal, un historien des sciences, professeur émérite de l’université du Colorado [7].
Arrêtons-nous un instant sur les premiers travaux de Pasteur qui concernaient la cristallographie. Et qui ouvrent à l’une des découvertes les plus importantes de l’histoire de la chimie.
Dès la fin de ses études à l’École normale, il étudie le tartrate, substance qui se dépose au fond des tonneaux quand se produit la fermentation alcoolique, et une forme plus rare, le paratartrate, parfois obtenue chez des industriels utilisant le tartrate pour le mordançage des tissus. Il étudie surtout l’énigme (relevée dans une note d’Eilhard Mitscherlich) que posent ces deux formes de tartrate : elles ont les mêmes propriétés chimiques, mais des propriétés optiques différentes à l’égard de la lumière polarisée [8].
Sans entrer dans le détail de toutes les observations, allons à la conclusion : Pasteur postule que ces deux formes de tartrate, le lévogyre et le dextrogyre, correspondent à des configurations spatiales différentes des atomes au sein de la molécule, deux formes dissymétriques, chacune étant comme l’image de l’autre dans un miroir, comme le sont nos deux mains (Figure 4). Ce caractère non superposable qu’on nomme aujourd’hui « chiralité ».
Découverte qui remue le monde scientifique. Jean-Baptiste Biot notamment, qui a 74 ans s’exclame : « Mon cher enfant, j’ai tant aimé les sciences dans ma vie que cela me fait battre le cœur ».
En établissant les principes de la dissymétrie moléculaire, Pasteur fonde la stéréochimie, considérant les molécules comme des objets à trois dimensions. Un siècle plus tard naîtra la biologie moléculaire, dans laquelle la forme des molécules joue un rôle primordial.
Constatant que tous les composés dont les solutions font tourner le plan de la lumière polarisée proviennent de sources végétales ou animales, Pasteur formule une loi, l’une des plus étonnantes : la dissymétrie moléculaire est la marque de la vie. Cela résultait, mais il n’en avait pas conscience, car cela ne devait être compris que trente ans plus tard, du fait que les molécules du vivant contiennent des atomes de carbone qui, lorsqu’ils sont liés à des atomes différents, introduisent la dissymétrie dans les molécules.
Pasteur n’a que 25 ans, docteur à peine frais émoulu de l’ENS, il triomphe d’une énigme que n’avait pu résoudre le grand chimiste Mitscherlich.
Selon ce qu’avance Joseph Gal [7], ce qui a permis à Pasteur de reconnaître ce que ces éminents prédécesseurs n’avaient pas su voir, est l’exercice de la lithographie.
Celle-ci consiste à dessiner une image sur une pierre calcaire tendre, avec une encre ou un crayon gras. On applique ensuite une teinture à base d’huile qui n’adhère qu’à l’image sur le calcaire. Une feuille est alors pressée à la surface de la pierre pour transférer de la sorte l’image au papier et obtenir la représentation finale. En raison de ce processus de transfert de la pierre au papier, l’impression finale est l’image inversée de l’originale qui figure sur la pierre. Comme les deux types de cristaux de tartrate !
À vrai dire, Pasteur a fait peu de lithographies. On n’en connaît que deux. Au collège royal de Besançon, en juin 1841, celle d’un de ses camarades de classe de philo, Charles Chappuis (Figure 5), et peu après sur la même pierre (car la pierre est chère) le portrait du proviseur du collège, et il estime « qu’il ne fait pas bon dessiner sur la pierre ; car il n’y a rien de plus ingrat ».
Alors qu’il achève le portrait lithographique de Charles Chappuis (Figure 5) il écrit à ses parents 14 juin 1841 [9] : « j’ai achevé hier le portrait que j’avais commencé sur une pierre lithographique. Je n’ai, je crois, rien fait d’aussi bien dessiné et d’aussi ressemblant. Tous ceux qui l’ont vu le trouvent frappant […]. Seulement, j’ai grand peur d’une chose, c’est que sur le papier le portrait ne soit pas aussi bien que sur la pierre ; c’est ce qui arrive toujours ; aussi j’ai pris soin en le faisant de le regarder souvent dans un miroir. Il est également ressemblant. »
Ainsi, selon la démonstration de Joseph Gal, il est évident que : « Pasteur, artiste adolescent, était parfaitement conscient des effets de l’inversion dans le miroir en 1841, et que le jeune chimiste était déjà sensibilisé, en 1848, à l’idée de l’image inversée non superposable. Ce qui nous laisse donc penser que sa familiarité avec l’image inversée lithographique facilita sa reconnaissance de la chiralité des cristaux. La découverte de la chiralité moléculaire par Pasteur aurait donc été favorisée par son expérience artistique ». Hypothèse séduisante.
L’art, plus exactement une technique artistique, aurait permis d’appréhender un phénomène scientifique physique. Quelques années plus tard, ce sera la discipline scientifique, chimie et physique, qui se connectera aux beaux-arts.
4. Professeur à l’École des Beaux-Arts
Nous quittons le jeune homme. Par un détour insolite, Pasteur va renouer plus tard avec sa première passion. Et apporter son savoir de chimiste aux futurs architectes et artistes peintres.
En 1863, à 41 ans, il est nommé à la nouvelle chaire de « géologie, physique et chimie appliquées aux beaux-arts », à l’École des Beaux-Arts de Paris [10].
Pendant 4 ans, devant des élèves d’abord ébahis, ce professeur inattendu développe ses idées sur la conservation des peintures. Analysant les différentes techniques, les processus de fixation, les liants, leur stabilité…. « C’est à la chimie d’indiquer les qualités et les défauts des ingrédients du peintre ». Aux étudiants en architecture, il fait un cours sur les besoins de la construction immobilière en matière de chauffage, d’éclairage et d’aération. Hygiène oblige !
Il prépare méthodiquement comme toujours ses cours, s’initie à la technique de la peinture à l’huile. Pour cela, il enquête. Il commande au peintre Auguste Leloir le portait de sa fille Cécile (11 ans) et assiste aux séances de pose en notant ses échanges avec le peintre. Il étudie ce que dit Chevreul sur la loi des contrastes des couleurs, le texte de Vasari, cite abondamment des références, de Antonello de Messine à Van Eyck, de Léonard de Vinci à Mérimée. Il illustre par des exemples pris chez Cimabue, Giotto, Prud’hon, Reynolds, Ingres….
Il veut enseigner le bon usage « scientifique » des matériaux et ingrédients du peintre, pour faire, dit-il « une peinture durable, à tout le moins à ne pas compromettre la durée de [leurs] futures œuvres. »
Par la dimension nouvelle de ses leçons, Pasteur se pose, dans ce domaine, en précurseur du laboratoire du Louvre qui sera créé en 1931. Madeleine Hours (conservateur en chef, maître de recherches au CNRS, qui sera directrice du laboratoire de recherche des musées de France) le rappelle lors d’une exposition présentée au musée Pasteur à l’occasion du cent cinquantenaire de la naissance du savant [11] : « Pasteur avait préconisé les recherches qui sont celles mises en œuvre de nos jours par toutes les méthodes de la physico-chimique : examen optique de la peinture — étude des pigments par spectrométrie UV, fluorescence X et microsonde électronique — études des liants par spectrométrie IR et chromatographie — rôle des vernis et influence de la lumière sur le vieillissement, etc… » Elle concluait « Ainsi le laboratoire de recherche des Musées de France peut s’honorer de poursuivre les recherches dont Louis Pasteur fut l’initiateur. »
Selon lui, ce sont les architectes qui auront le plus à profiter de l’institution de cette chaire. De fait, les questions de chauffage, d’acoustique, d’éclairage, de ventilation, de résistance des matériaux en général — ciments, chaux, enduits — qui doivent être familières à la profession, empruntent sans cesse aux sciences physiques. Il insiste sur la ventilation, l’aération, l’assainissement… nécessité absolue pour chasser les microbes…. Pour bien faire comprendre leur rôle dans la santé publique, il n’hésite pas à brandir des exemples terribles de l’infection de l’air par accumulation d’individus dans un même lieu fermé, et propice au développement de fièvres pestilentielles. Notre actualité incite aux mêmes recommandations.
Il annonce comme une sentence « L’application pour but, mais une science exacte pour point d’appui », une manière d’écho à une autre « Il y a la science et les applications de la science, liées entre elles comme le fruit à l’arbre qui l’a porté ».
5. Conclusion
Durant toute sa vie, Pasteur a montré un très grand intérêt pour l’art.
Cet art qui a sans doute inspiré l’une de ses découvertes majeures, la dissymétrie moléculaire, qui par un enchaînement irrésistible, allait le conduire à étudier la fermentation laquelle l’entraînait vers l’étude des maladies contagieuses.
Aussi peut-on dire en effet que sous le savant, se cachait l’artiste !
« Il y a des circonstances où je vois clairement l’alliance possible et désirable de la science et de l’art » a-t-il écrit [10]. La science et l’art dont Pasteur a cru voir la secrète unité.
Conflit d’intérêt
L’auteur n’a aucun conflit d’intérêt à déclarer.