Plan
Comptes Rendus

Géophysique externe, climat et environnement
Détermination des risques d'inondation, effets de l'aménagement de l'espace
Comptes Rendus. Géoscience, Volume 337 (2005) no. 1-2, pp. 229-241.

Résumés

Caractériser, et surtout quantifier l'influence anthropique sur le régime des eaux en général, et sur les crues et inondations en particulier, est un des enjeux de l'hydrologie, sur lequel nous progressons lentement, la complexité du problème étant majeure. Les questionnements scientifiques doivent répondre également à une demande sociale forte et pressante, nos sociétés modernes sont de plus en plus averses aux risques naturels, et admettent mal une certaine impuissance des aménagements face aux catastrophes naturelles. La question scientifique étant largement reliée à une question d'échelles spatiales et temporelles, il faut définir une « échelle de l'aménagement », une topologie de ces aménagements, et mettre en œuvre des mesures hydrologiques en quantité et qualité suffisantes. En pratique, l'échelle du bassin versant est privilégiée, à la fois pour caractériser la demande sociale et proposer des stratégies d'aménagement durables, mais aussi pour identifier les variations induites de ces aménagements sur les processus hydrologiques qui gouvernent les écoulements en rivière, et donc provoquent les inondations. La difficulté principale provient de la diversification des effets liée à la répartition spatiale des aménagements de toute nature, ce qui rend les quantifications complexes. Les processus physiques mis en jeu sont plutôt étudiés à petite maille, et les modèles hydrologiques « à base physique » qui les exploitent peinent à réaliser un équilibre « utilisable » entre la pertinence globale de leurs résultats et le manque quasi systématique en données documentant leurs variables d'état. Par ailleurs, ces modèles procurent une évaluation médiocre de l'incertitude de leurs résultats, et une grande complexité de mise en œuvre qui n'exclut cependant pas la nécessité d'un calage. Dans ce contexte, et sous la contrainte générale de la variabilité climatique, on examinera les effets des aménagements hydrauliques en rivières, en s'appuyant sur des exemples opérationnels, ceux de la couverture végétale et de sa variabilité sur les débits extrêmes ainsi que des conséquences des aménagements et des pratiques agricoles sur les crues et inondations. Enfin, quelques stratégies d'aménagement alternatives seront proposées, qui minimisent leurs conséquences sur le régime des eaux en général et sur les inondations en particulier.

One of the main stakes in hydrology is the characterization and the quantification of the human influence on the hydrological regime generally speaking, and on flood and inundations in particular. The improvement of the available knowledge in this matter is slow, due to a huge complexity. The social demand toward the scientists is however very high and insistent, since our modern societies have an aversion to be at risk, and do not accept any more the relative powerlessness of the structural developments against natural disasters. Since the main scientific question is very related to temporal and spatial scaling, a ‘management scale’ has to be defined, as well as a topology of the developments in the hydrographical network, together with a sufficient quantity of relevant hydrological measurements. Practically, the hydrological basin is preferred as appropriate object, both to characterize the social demand and to propose sustainable development strategies, but also to identify the variations on the hydrological processes governing river-flow routings and inundations due to these structural developments. The main difficulty comes from the huge diversity of these effects related to the spatial distribution of various developments and equipments, which makes any quantification complex. Moreover, the concerned physical processes are rather studied at small scales, and the related physically based models have troubles to balance, in a useful way, the global consistency of those results and the lack almost systematic of data to be fed in those parameters. More than that, these models give a poor evaluation of their internal uncertainty, are complicated to be operated, and still need to be calibrated. In this respect, and under the general constraint of climatic variability, the effects of hydraulic structures will be studied, based on operational examples, then the effects of the vegetal land cover and its variability on extreme discharges, and finally the consequences of the development of rural areas and of land-use management on floods and inundations. Lastly, some alternative land-development strategies will be proposed, which minimize their consequences on water regime generally speaking, and on floods and inundations in particular.

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DOI : 10.1016/j.crte.2004.10.007
Mot clés : Aléas, Inondations, Régime des eaux, Influence anthropique
Keywords: Hazards, Floods and inundations, Hydrological regime, Land-use impact

Pierrick Givone 1

1 Cemagref, direction scientifique, parc de Tourvoie, BP 121, 92185 Antony cedex, France
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Pierrick Givone. Détermination des risques d'inondation, effets de l'aménagement de l'espace. Comptes Rendus. Géoscience, Volume 337 (2005) no. 1-2, pp. 229-241. doi : 10.1016/j.crte.2004.10.007. https://comptes-rendus.academie-sciences.fr/geoscience/articles/10.1016/j.crte.2004.10.007/

Version originale du texte intégral

1 Position du problème

La France, et l'Europe plus généralement, sont régulièrement soumises à des événements climatiques extrêmes (crues et sécheresses), ce qui s'est vérifié particulièrement depuis quelques années récentes : les crues de Vaison-la-Romaine en 1992, précédées par une forte sécheresse, les crues du Rhin en 1995, dans toute la moitié nord de la France en 1995–1996 ou de l'Oder en 1997, du Gard ou de Prague en 2002 (pour ne parler que de la dernière décennie !) ont relancé des débats anciens, ainsi que de nombreuses polémiques à propos de l'influence anthropique sur le régime des eaux.

La question centrale posée par l'aménageur, le riverain ou le décideur, mais qui interpelle la recherche, peut se résumer à : « Quelle est l'influence des aménagements (et des pratiques agricoles) sur le régime des eaux (crues, sécheresses pour l'essentiel), ceci à diverses échelles spatiales et temporelles, et pour un bassin versant (BV) donné ? ».

Il s'agit (i) d'identifier les effets induits par les aménagements de l'espace sur les phénomènes (et leurs processus dominants) physiques considérés, tels que les crues et les inondations, (ii) d'évaluer quantitativement, et si possible analytiquement, ces conséquences, (iii) de mobiliser la programmation et les produits de la recherche, bien au-delà de l'hydrologie, pour éclairer le fonctionnement du système complexe « naturel et social » caractéristique de ce type de questionnement et (iv) de produire des méthodes rigoureuses à l'attention des aménageurs.

À l'échelle du bassin versant (dès que sa taille est supérieure à quelques kilomètres carrés), la complexité de la question posée est extrême, du fait de la variabilité (y compris temporelle) des aménagements et pratiques agricoles (à la parcelle), dont les influences, avérées sur les processus élémentaires à petite maille, se combinent et re-combinent quasi à l'infini, produisant finalement des conséquences significatives dans le réseau hydrographique et à l'exutoire, pour ne parler que des écoulements. L'essentiel du questionnement scientifique se ramène, en effet, à mieux comprendre les effets de cette recombinaison (sans prendre parti, à ce stade, sur les méthodes d'agrégation/désagrégation) de processus élémentaires influencés, qui déterminent, in fine, les conséquences à l'échelle du bassin versant.

De fait, si l'on utilise comme grille de lecture phénoménologique les éléments fondamentaux du cycle de l'eau (infiltration, écoulements de surface/sub-surface, évaporation, interception par la végétation, etc., pour l'essentiel), on n'est pas totalement démuni pour « traduire », voire quantifier l'influence des actions de l'homme (imperméabilisation, végétalisation, dévégétalisation...), mais à l'échelle du mètre carré ou de la parcelle dans le meilleur des cas. C'est bien dans le déploiement de cette connaissance de l'échelle du mètre carré à celle du bassin versant (quelques kilomètres carrés au minimum), que nos connaissances scientifiques sont (très) limitées.

Sur un bassin versant de quelques dizaines à quelques milliers de kilomètres carrés, les aménagements sont multiples et diversifiés spatialement : ouvrages en rivière avec une logique de topologie de réseau 1D, remembrements, assainissement agricole, irrigation avec une logique d'organisation de domaine 3D, rotations culturales très variées spatialement avec les modifications de pratiques qui s'y rattachent, urbanisation avec des logiques de développement « concentrique », etc. L'ensemble concourt à des logiques d'organisation de l'espace et d'écoulement de l'eau différentes, concurrentes, voire incompatibles, au sens où des ruptures de dynamiques peuvent se produire (érosions brutales...). Il y a peu de chances désormais que cette diversité décroisse, et il faut donc l'affronter.

La discussion scientifique sera quand même volontairement limitée aux aspects quantitatifs du régime des eaux, les aspects qualitatifs (et plus généralement écotoxicologiques) ne seront pas traités, tant ils nécessitent d'importants développements à eux seuls.

2 Éléments de complexité et segmentation du problème

2.1 La tentation analytique

Une première voie générale, dite de la « tentation analytique », pour progresser consiste à conserver l'ensemble des processus élémentaires du cycle de l'eau comme grille d'analyse du questionnement. En d'autres termes, on imagine ainsi de consolider la totalité des connaissances disponibles sur les processus, à échelle élémentaire, au sein d'un modèle « à base physique », qui s'appuie sur une représentation géométrique du bassin versant (maillage), et sur la résolution analytique, sur chaque maille, des équations de la physique qui rendent compte de ces processus élémentaires. La résolution globale du problème passe ensuite par des méthodes d'agrégation, souvent linéaires, des résultats sur l'ensemble du maillage, ainsi que sur une hypothèse fondamentale d'homogénéité à l'intérieur de chaque maille.

Il « suffit » alors d'interpréter les aménagements et/ou les pratiques agricoles en termes de modification des paramètres physiques des équations du cycle de l'eau à l'échelle de la maille (ce que l'on sait le mieux faire), pour en traduire les effets et les conséquences à l'échelle du bassin versant.

Ce type d'approche ouvre des perspectives, mais conserve de fortes limitations : contourner le problème du changement d'échelle spatiale n'est pas le résoudre ; pour traiter de grandes surfaces, il faut augmenter considérablement le nombre de mailles (la taille de la maille « unitaire » restant limitée du fait de l'hypothèse d'homogénéité) et tout repose sur les procédures d'agrégation qui restent peu stables et globalement sommaires. Les questions d'incertitude spatialisées [27] et d'équifinalité [3,7] deviennent ainsi redoutables.

De plus, la mise en œuvre opérationnelle de ce type de modèle nécessite d'alimenter en données la totalité des paramètres de l'ensemble des équations utilisées, et ceci sur chaque maille, soit une quantité de données (de bonne qualité) considérable, qui n'est jamais disponible à l'échelle du bassin versant, même de petite taille et dédié à la recherche. Le problème est insoluble, car plus on s'attache à représenter les processus finement par des variables physiques, plus le nombre des données nécessaires augmente. On peut certes imaginer que certaines données « de surface » puissent être disponibles dans un futur plus ou moins proche à partir de capteurs embarqués, mais celles qui caractérisent le sous-sol resteront sans doute inaccessibles.

Enfin, ce type d'approche basée sur une topologie de domaine spatial (maillage) ne permet que très difficilement la combinaison des topologies d'écoulement de type « réseau » (réseau hydrographique naturel et artificiel) avec le fonctionnement « spatialisé » général du bassin versant toujours multicouches (écoulements de surface et souterrains), et dont chaque couche relève d'une logique de maillage différente [28].

Le bilan de la conception et de l'utilisation de ces modèles hydrologiques distribués à base physique est, du point de vue qui est traité ici, assez partagé, y compris en termes conceptuels. Par ailleurs, le problème de la disponibilité des données est, à lui seul, totalement critique. Pour autant, la conception de « boîtes à outils analytiques » qui permettent, y compris par détermination de « plans d'expérience numériques », de mieux comprendre le fonctionnement de tels ou tels (agrégations de) processus reste d'importance prioritaire, sans prétendre à fonder le modèle global définitif [17].

2.2 Fonctionnement du système physique et stratégies d'aménagement de l'espace

Il est habituel (mais c'est d'abord une facilité conceptuelle) en hydrologie, de considérer deux « fonctions médiatrices » entre les processus élémentaires et les phénomènes globaux (crues, sécheresses...), qui permettent à la fois de capitaliser les connaissances issues de l'étude des processus, et de proposer aux aménageurs des éléments d'analyses conformes à leurs besoins, en particulier dans l'évaluation des impacts des activités anthropiques :

  • la fonction de production, qui explicite la transformation de la pluie totale en pluie nette, celle qui génère les ruissellements de surface et de sub-surface ; la quantité restante de pluie est interceptée, évapotranspirée ou infiltrée vers les aquifères profonds (pour l'essentiel) ;
  • la fonction de transfert, qui explicite la transformation de la pluie nette, in fine en débits dans le réseau hydrographique.

Ces deux fonctions expriment de manière synthétique la réalité du régime hydrologique [22,23], faite à la fois d'invariance et de variabilité, ainsi que sa dynamique sous contraintes anthropiques, au moins à certaines échelles. En fait, en réduisant le problème aux échelles dites « intermédiaires », qui sont celles de l'aménagement et de la gestion, et en s'appuyant sur une vision plus globale du fonctionnement du bassin versant, on peut espérer réduire son niveau de complexité et produire quelques éléments de compréhension. Cette question d'échelle mériterait sans aucun doute d'importants développements, qui ne seront pas abordés ici, au-delà de l'hypothèse de travail fixée arbitrairement d'une échelle temporelle dont l'ordre de grandeur est de quelques dizaines d'années (ce qui réduit les questions de stationnarité des séries hydrologiques, et donc de changements globaux) et d'échelles spatiales allant de quelques dizaines à quelques dizaines de milliers de kilomètres carrés.

De fait, l'intérêt des aménageurs est moins dans la capacité de la recherche à comprendre et expliquer la totalité des processus générateurs des crues, sous influences anthropiques (à toutes les échelles), que dans sa faculté d'éclairer les stratégies d'aménagement intégrées, réalisant l'ensemble des équilibres souhaités par la société. Ceci passe nécessairement par une intégration scientifique pluridisciplinaire rigoureuse que la modélisation des fonctions de production et de transfert représente bien, dans sa capacité à traduire globalement les conséquences de nos aménagements et de nos pratiques.

En termes de stratégies d'aménagement, nous postulerons que l'ensemble des aménagements de l'espace, dans leurs interactions avec la dynamique du fonctionnement des systèmes naturels, peut se retrouver dans une notion fondamentale, que l'on résumera par : « Lutter contre les crues, c'est échanger du temps contre de l'espace, et réciproquement ». Le barrage est l'exemple de mobilisation de l'espace (la vallée engloutie) pour « se donner du temps », par stockages et vidanges successifs contrôlés. L'endiguement, au contraire, préserve l'espace du lit majeur, mais accélère les flux vers l'aval. Il apparaît alors clairement qu'il est préférable de traiter les flux d'eau dans le bassin versant avant qu'ils ne constituent des volumes considérables dans les réseaux hydrographiques et les retenues, ce qui donne tout leur sens aux concepts de fonctions de production et de transferts, et réalise le lien entre connaissance des processus et méthodes d'aménagements de l'espace [12].

2.3 Propositions de segmentation

Résister à la tentation analytique et s'intéresser aux fonctions médiatrices intermédiaires est une nécessité, mais reste insuffisant pour déterminer des méthodes d'approche directes plus pertinentes que l'on trouvera, sans doute, dans une segmentation supplémentaire des questionnements scientifiques. On traitera ainsi successivement de trois problématiques correspondant à des niveaux de complexité (et de questionnement) différents, en relation avec l'état de l'art hydrologique et hydraulique.

2.3.1 Les effets des aménagements du réseau hydrographique lui-même

Il s'agit d'évaluer les conséquences des aménagements de la rivière elle-même sur le régime des eaux en général, et des crues en particulier. Il s'agit du cas le plus simple, du moins à l'aune des développements scientifiques existants, qui se traduisent par la quantité d'outils efficaces utilisables, en particulier les modèles à hydrauliques à base physique (résolution numérique des équations de Saint-Venant). L'exemple suivant montre néanmoins que cette disponibilité d'outils performants ne suffit pas à généraliser de bonnes pratiques d'aménagement.

Dans l'exemple choisi, la recherche de la protection des activités agricoles contre les crues a conduit à mettre en œuvre des aménagements hydrauliques dont les conséquences sur le régime des eaux sont significatives.

Le cas présenté ici est celui du Riul Negru [26], affluent de l'Olt, lui-même affluent du Danube. La superficie de bassin versant est de 2320 km2. La longueur totale du Riul Negru est de 80 km et il comporte cinq affluents principaux. La forêt couvre 55 % du bassin versant, plutôt en amont, le reste étant essentiellement rural. La période hydrologique considérée s'étend de 1956 à 1993 au cours de laquelle aucune variation notable de la pluviométrie n'est mesurée (500 mm/an en moyenne). De nombreux endiguements ont été réalisés sur les deux rives de la rivière principale (125 km). La majeure partie de ces travaux de protection ont été réalisés entre 1975 et 1978. L'analyse hydrologique porte donc sur deux périodes 1953–1978, avant les travaux, et 1979–1993, après les travaux. La Fig. 1 ci-après synthétise l'essentiel des conséquences de ces aménagements.

Fig. 1

La chronique de débits journaliers à l'exutoire.

Time series of the daily flow at the basin outlet.

Le régime hydrologique du bassin versant est décrit par un modèle débit–durée–fréquence avant et après aménagement. Les résultats sont les suivants (Tableau 1) : sur les quatre stations hydrométriques disponibles, l'analyse hydrologique montre qu'au-delà d'une variation des descripteurs hydrologiques (Q et D), nous avons un réel changement de régime, qui se traduit par de nouveaux modèles très différents des précédents. Aussi, avec un « climat stationnaire » (à l'échelle temporelle « de l'aménagement »), nous pouvons facilement identifier l'impact des travaux de protection agricole sur le régime hydrologique du Riul Negru. Cette situation est, d'une certaine manière caricaturale (travaux très lourds, réalisés en peu de temps), mais bien significative des conséquences hydrologiques liées aux protections hydrauliques lourdes.

Tableau 1

Éléments du régime hydraulique du Riul Negru

Hydraulic regime of the Riul Negru River elements

Stations Rivières Surface BV (km2) D 1 ( h ) D 2 ( h ) Q 1 ( m 3 s −1 ) Q 2 ( m 3 s −1 )
Tinoasa Riul Negru 293 39 22 32,4 94,9
Reci Riul Negru 1672 60 50 147,3 338,6
Casin Ruseni 476 30 30 70,2 82,9
Covasna Borosneul 239 20 18 76,4 121,3

D1 et D2 sont les durées caractéristiques de crues (au sens de la méthode SOCOSE [19]) avant et après aménagement ; ces durées sont des indicateurs du temps de montée des crues. Q1 et Q2 sont les débits instantanés maximums annuels décennaux, avant et après aménagement.

Un commentaire supplémentaire est inutile ; on montre bien ainsi que des travaux hydrauliques lourds peuvent affecter considérablement le régime des crues au sein du bassin versant [6]. Ces méthodes d'aménagement sont de moins en moins employées : il est tout à fait possible, en mobilisant l'état de l'art de l'ingénierie, d'en évaluer finement les conséquences, ce qui n'est pas toujours suffisant, néanmoins, pour modifier les stratégies d'aménagement hydraulique.

2.3.2 Forêts, crues et régime des eaux

Le questionnement est plus complexe : il se traduit par le besoin d'identifier les modifications du comportement hydrologique liées à l'évolution du couvert forestier. La problématique quitte le réseau hydrographique (1D) pour traiter du domaine tout entier (3D), mais se contente de ne traiter qu'un seul type de variation d'occupation du sol, le plus souvent dans un contexte « présence–absence » de la forêt. Les éléments classiques de telles recherches sont :

  • – le traitement par l'action volontaire de déforestation ;
  • – l'étude de bassins versants appariés ou « jumeaux » ;
  • – la modélisation à base conceptuelle et la détection d'instationnarités (sur la variable « débit à l'exutoire ») en relation avec l'évolution de la quotité de forêts.

Le Tableau 2 présente une synthèse bibliographique extraite de la thèse de V. Andréassian [1], qui traite de cette question.

Tableau 2

Résultats bibliographiques

Bibliographic review results

Bassin versant Surface (ha) Référence Surface traitée Variation du pic des crues (%) Variation du volume (%)
Wagon Wheel Gap 81 [4] 100% +50% +30%
Coweta 44 à 144 [29] 100% +7 à +50%
Hubbard Brook 16 à 35 [15] 100% −40 à +63%
Fool Creek 289 [30] 40% −18 à +108% −5 à +18%
ECEREX 1 à 1,6 [9] 100% +17 à +166% +21 à +104%
Brownie Creek 2134 [8] 25% +45%

Au-delà du constat que la déforestation sous la forme de « coupes à blanc » ne peut (pour des raisons évidentes) s'effectuer que sur de faibles surfaces et que l'extrapolation à d'autres échelles spatiales est difficile, les résultats contradictoires obtenus ne mettent pas en évidence de tendances générales bien nettes, comme peut d'ailleurs le laisser supposer la « montée en complexité » de la problématique. En complément, il semble bien que les conditions du déboisement puissent avoir une influence déterminante, jusqu'à devenir la composante principale de l'impact sur les crues, ce qui n'est pas de nature à éclairer la question. Enfin, les études de reboisement (complémentaires) sont beaucoup plus rares (là encore pour des raisons évidentes) et montrent un impact très faible, qui s'annule pour les crues les plus fortes.

Alors que nous sommes encore loin de la complexité du questionnement général, les résultats disponibles montrent bien toutes les difficultés rencontrées, en particulier en termes de capacité à mesurer, et encore plus à expérimenter, de manière pertinente et directe.

2.3.3 Influence du couvert végétal sur les crues

Nous sommes ici proche de la complexité maximale du questionnement, mais l'on ne dispose pas véritablement des moyens de mesurer l'influence du couvert végétal en général (et encore moins d'expérimenter) sur des BV de taille ad hoc. La variabilité (spatiale et temporelle) de l'occupation des sols s'accroît en effet avec la taille du BV, en particulier s'il est majoritairement rural, du fait des tailles toujours limitées des parcelles. La plupart des travaux de recherche conduits s'appuie sur de la modélisation hydrologique, conçue, comme « plan d'expérience numérique » dans les démarches les plus novatrices. On traitera ultérieurement des résultats obtenus, pour mettre en avant une étude [10] fondée sur les éléments suivants :

Deux bassins versants, de taille intermédiaire, au relief montagneux, et physiographiquement « jumeaux », sauf en occupation des sols, ont été étudiés du point de vue de leur couvert végétal, dont l'essentiel se partage entre la forêt et la vigne, et ceci dans des proportions très différentes (Tableau 3). Cet exemple n'est pas redondant par rapport au précédent, dès lors que l'échelle spatiale de travail est de 50 km2 et que les méthodes utilisées sont différentes.

Tableau 3

Caractéristiques physiographiques de BV, les pluies sont données en moyenne annuelle/en écart type

Physiographic characteristics of the catchments; rainfalls values are given both in average and standard variation

Bassin versant Aire (km2) Dénivelée (m) Compacité Densité de drainage Forêts et prairies Vignes Substrat Pédologie Pluie moy/ET mm
Ardière 54,5 700 1338 0,917 90% 10% Granite Arène G, 966/128
Vauxonne 49,3 670 1406 1,004 30% 70% Granite Arène G, 818/128

La première partie de la recherche conduite consiste à modéliser les régimes hydrologiques des deux bassins et à mettre en évidence le rôle du couple sol/végétation sur les crues. La deuxième partie s'intéresse au rôle hydrologique du même couple sol/végétation, mais en introduisant une pluie fictive en entrée des modèles, restituant dans les cas traités un régime climatique de type océanique ou continental alpin, ceci pour quantifier l'influence des mêmes couvertures végétales sous des régimes hydrologiques très différents.

Deux modélisations globales différentes ont été mises en œuvre sur chacun des BV, une de type pluie/débit au pas de temps journalier par le modèle GR3J [2], et l'autre par un modèle débit–durée–fréquence. Après une phase de validation qui montre la bonne qualité de l'ajustement des modèles à la réalité observée, on trouve que les débits de pointes des crues de la Vauxonne sont deux fois plus forts que ceux de l'Ardière, ceci appuyant l'hypothèse du rôle régulateur de la forêt sur les crues, au moins dans ce contexte.

Sans rentrer dans les détails des calculs, les mêmes modélisations [11] sont utilisées avec des pluies fictives d'entrée caractéristiques d'un régime océanique (RO – moyenne interannuelle de 796 mm) et d'un régime de montagnes alpines (RMA – moyenne interannuelle de 2042 mm).

Les résultats les plus significatifs, sans rentrer dans les détails quantiles par quantiles, sont les suivants.

Le passage du régime pluviométrique RO à RMA se traduit par des quantiles de débits (durées de retour dans la plage 1 à 20 ans, 1T20) journaliers quatre fois plus forts. Cette incidence est plus marquée pour la forêt que pour le vignoble. En d'autres termes, le passage d'un régime pluviométrique modéré à intense se traduit par une diminution du pouvoir de régulation de la forêt (rapport de 2 à 1,72 sur les quantiles de crues instantanées dans la plage 5 à 100 ans, d=0,5T100).

En revanche, pour les débits journaliers et les fréquences rares (T20 ans), il semblerait que, comparativement au vignoble, seule la durée de retour 1000 ans montrerait un rôle régulateur plus marqué (quoique fort modeste) de la forêt, et ceci d'autant plus que le régime des pluies est plus intense (T=1000 ans, rapport de 1,39 à 1,28). Le Tableau 4 présente un ensemble choisi de résultats.

Tableau 4

Comparaison des rapports entre débits moyens maximaux pour d=24 h. La première ligne donne la plage des durées de retour considérées

Comparison between maximum mean discharges for a 24-h duration. The range of the addressed durations is in the first raw

0 , 5 1 2 5 10 20 50 100 1000
RO 1,75 1,82 1,87 1,92 1,95 1,98 1,93 1,83 1,39
RMA 1,53 1,58 1,61 1,64 1,65 1,65 1,61 1,52 1,28

RO représente le régime de pluies océaniques, RMA le régime de pluies de montagne alpine, VCX le débit moyen maximal : on peut caractériser chaque crue, de durée de retour T, par le volume maximal VXd qui s'est écoulé pendant une certaine durée d ; en divisant VXd(T) par d, on obtient le débit moyen maximal noté VCX(T,d) ; par rapport au débit moyen, on obtient la même différence qu'entre la hauteur de pluie et son intensité [20].

On tabule le rapport r=VCX(T,d=24) vignoble/VCX(T,d=24) forêt.

Les pluies étant fictives, la valeur absolue des VCX(T,d) n'a pas de signification intrinsèque, elle n'est donc pas donnée.

T, durée de retour en années, prend ses valeurs dans la plage [0,5;1000] ; la valeur 0,5 signifie « deux fois par an ».

On tabule dans le Tableau 5 le rapport r=VCX(T,d) vignoble/VCX(T,d=24) forêt ; T prend la valeur 5 et 100 ans ; d, durée (en jours) pendant laquelle la valeur de VCX est calculée, prend ses valeurs dans la plage [0;30]. La valeur d=0 renvoie au débit instantané VCX(T,0).

Tableau 5

Comparaison des débits moyens maximaux pour différentes durées (mêmes unités et variables que pour le Tableau 4)

Comparison between maximum mean discharges for various durations (same unities and variables as in Table 4)

0 1 3 6 10 30
RO : T=5 ans 2 1,92 1,68 1,53 1,43 1,24
RO : T=100 ans 2 1,53 1,58 1,45 1,32 1,18
RMA : T=5 ans 1,72 1,54 1,33 1,15 1,11 0,99
RMA : T=100 ans 1,72 1,52 1,24 1,08 1,05 1,00

2.3.4 Remembrement, Politique agricole commune, pratiques culturales forêts et régime des eaux

L'ensemble de ces activités/aménagements ont la forte particularité commune de s'analyser en termes de répartition spatiale et de distribution au sein d'un bassin versant, sans que des relations directes avec les écoulements soient réellement établies. Dans chaque cas, l'activité ou l'aménagement doit s'analyser spatialement, puis on doit rechercher quels sont les processus dominants et/ou les fonctions hydrologiques susceptibles d'être modifiés [13].

Le cas de la forêt est traité rapidement, parce que les chiffres d'occupation des sols de ces dernières décennies montrent, à l'évidence, que la déforestation, mère de tous les maux hydrologiques (et en particulier des fortes crues), n'a jamais existé en France, où, au contraire, a été menée une politique de reboisement depuis au moins le début du XXe siècle (il est cependant intéressant de noter que les grandes crues connues à partir de 1860 ont largement initié cette politique). Ce reboisement est bien réel, mais il induit des structures de boisement différentes, dans la mesure ou les massifs constitués augmentent leur taille au détriment des boisements épars qui ont tendance à disparaître. Globalement, le rôle régulateur de la forêt (stockage de l'eau dans le sol) est attesté par les études menées à l'échelle du BV, au moins pour les événements hydrologiques (crues et étiages) courants. Ce rôle régulateur diminue, jusqu'à devenir tout à fait modeste pour les événements rares : il en est ainsi pour les régimes hydrologiques marqués par des pluies intenses, comme l'exemple précédent le montre [5]. L'exemple de la forêt montre également que la diversité des résultats à petite maille, voire leur caractère contradictoire, milite pour une grande prudence dans leur interprétation et encore plus dans leur extrapolation à d'autres échelles.

Au-delà du cas de la France, l'analyse du problème à grande maille conduit aux observations suivantes.

La pression anthropique s'exprimant par la déforestation intense (Afrique, Amérique du Sud...), mais aussi le surpâturage et/ou la surexploitation agricole, qui en sont le plus souvent les conséquences directes, ont des effets sur le cycle hydrologique, en exposant les sols à l'érosion, en diminuant leur capacité de stocker de l'eau, en augmentant le stress hydrique, en induisant une plus forte désertification (réduction de la végétation, donc diminution de l'évapotranspiration), une augmentation de l'albédo et donc le risque de diminution du régime des pluies en bout de chaîne. Ces mécanismes à grande maille spatiale sont modélisés globalement et l'ensemble des résultats va dans le même sens, sans malheureusement que des quantifications précises, à l'échelle du BV de taille moyenne, soient exploitables directement par les aménageurs.

Le cas du remembrement s'analyse désormais plus sereinement, hors des polémiques qui ont souvent marqué (et masqué) le débat scientifique. Il est admis que le remembrement n'induit pas intrinsèquement de modification du régime des eaux, mais que les travaux connexes d'hydraulique agricole (au sens large), et les pratiques culturales provoquées par l'ouverture du parcellaire (moins de haies, de talus, de bosquets...) ont des conséquences hydrologiques qui renvoient, par type, aux exemples donnés (cf. supra). L'application de la Politique agricole commune (PAC), en particulier ses mesures agri-environnementales renforcées par les inflexions récentes en faveur de l'éco-conditionnalité des aides, qui a fait récemment s'inverser la tendance de la diminution des prairies permanentes, s'analyse de la même manière.

En matière de régime des crues au sens strict, la quantification des conséquences est plus difficile à établir à l'échelle du bassin versant, toujours du fait de la répartition et de la distribution de ces aménagements dans l'espace. La synthèse de l'état de l'art se résume à affirmer sans réelle quantification que les conséquences des aménagements sur les crues sont d'autant plus faibles que ces crues sont fortes et que les régimes pluviométriques sont intenses. Il reste que les phénomènes de concomitance (directement liés à la répartition spatiale des aménagements) sont très mal connus quantitativement et peuvent agir de manière défavorable aussi bien que favorable.

La tendance générale, en termes d'aménagement, consiste, dans ce contexte, à appliquer le principe de précaution comme moyen de prévenir les effets potentiels défavorables les plus importants, par exemple en traitant les réseaux de fossés comme des réseaux hydrographiques naturels, avec des lits majeurs qui doivent être utilisés et inondés au-delà de certains seuils. Ralentissement et stockage locaux deviennent petit à petit des objectifs importants de l'aménagement en général, et il est admis que l'application locale d'un principe systématique de ralentissement des eaux ne peut avoir qu'un effet positif à l'échelle du bassin versant, sans que l'on puisse le quantifier réellement. Ce point mérite une méthodologie systématique de quantification [24,25] dont on ne dispose pas réellement. Rien n'interdit effectivement que la pratique de la rétention systématique en tête de bassin versant n'induise de nouvelles concomitances en tels ou tels points du réseau hydrographique. Il faudrait garantir, ce que nous ne pouvons pas de manière générale, que cette rétention, s'exprimant par du stockage (et pas simplement du laminage) pendant une durée largement supérieure à celle de la crue, diminue très significativement les débits de pointes à l'exutoire de chaque sous-basin, en tout cas suffisamment pour que leur composition, même « optimale », reste inférieure au « cas courant » avant rétention.

2.4 Éléments de complexité et de modélisation

Il n'est pas très utile d'analyser plus avant la problématique des impacts sous l'angle de sa complexification croissante, le niveau de complexité déjà traité montrant, à l'évidence, les limites de nos connaissances, mais surtout de nos démarches scientifiques, dès lors que mesures et expérimentations sont quasi impossibles, du moins à l'échelle de l'aménagement.

Deux éléments supplémentaires sont néanmoins importants, l'un parce qu'il contribue à borner le questionnement sur les impacts, et l'autre parce qu'il ouvre assez directement des perspectives de recherche.

Élément 1. Quelle que soit l'évolution de l'occupation des sols, l'influence de celle-ci sur les crues diminue avec l'intensité de la pluie et la durée de retour de ces crues. Un bon exemple est celui des crues du Gard en 2002. À la suite d'une telle averse (près de 700 mm en 24 h à l'épicentre), généralisée sur une surface aussi considérable (plusieurs départements), les crues ne peuvent être que catastrophiques, indépendamment de l'état de l'occupation des sols. Ceci ne signifie pas pour autant que, pour les crues faibles à moyenne, l'impact d'une occupation des sols mal maîtrisée (imperméabilisation) ne puisse pas être significatif.

Élément 2. On sous-estime souvent l'influence de l'humidité des sols dans la formation des crues, pour la complexité de la question, mais peut être aussi par absence d'exemples très significatifs mesurés à grande échelle. L'exemple qui suit provient d'une étude menée par le Service hydrométéorologique national tchèque [16], à la suite des dernières crues catastrophiques qui ont affecté la ville de Prague. Il s'agissait d'une crue générée par deux averses successives de même grandeur, la seule différence étant l'humidité des sols.

On distingue sur la Fig. 2 la répartition d'un indice d'humidité calculé sur la totalité du bassin versant, à la suite des deux averses successives. La figure de droite montre une humidité très significativement supérieure, comme on pouvait s'y attendre.

Fig. 2

Cartes d'humidité des sols, bassin de Prague.

Soil moisture maps, Prague Basin.

La Fig. 3 montre, pour chacune des deux averses considérées (respectivement 80 et 110 mm en cumul), la valeur des pointes des crues générées à Prague, soit respectivement 1500 et 5000 m3/s, donc très au-delà du simple rapport des pluies, ceci à occupation des sols constante, puisqu'il s'agit du même épisode météorologique, d'une durée de 15 jours environ. On ne doit tirer de cet exemple d'autre enseignement que le besoin renforcé de mieux connaître les mécanismes et les phénomènes de mise en relation « sols–végétations–écoulements ».

Fig. 3

Pointe de crues générées à Prague.

Peak flow observed in Prague.

Confrontés à la complexité décrite, et ne disposant que de peu de moyens basés sur la mesure et l'expérimentation, sauf en milieux urbains denses, les outils de la recherche hydrologique vont rapidement se focaliser sur les différentes méthodes de modélisation disponibles. On distinguera, comme précédemment, la modélisation à base physique et la modélisation conceptuelle [18]. Sans revenir sur les limitations et les perspectives de la modélisation analytique, je souhaite réaffirmer tout l'intérêt de la modélisation globale, à base conceptuelle. Ses limitations sont connues : elles réduisent souvent, à grand tort, son usage aux moyens de transférer les « véritables » connaissances hydrologiques (la connaissance des processus élémentaires) vers l'ingénierie. Rappelons quelques-unes de ces limitations : ne pas rendre compte des processus et phénomènes naturels (que signifie une « pluie moyenne de BV » ?), être souvent limité à l'étude de la transformation pluie–débit de surface, travailler sur des chroniques longues, donc a posteriori par nature, et sans réelles capacités à prédire des impacts, etc. Elle présente aussi beaucoup d'avantages et de points forts [2], tels que la simplicité et la parcimonie des variables et paramètres d'état et de contrôle, sa faible consommation en données, sa simplicité de mise en œuvre pour tester de nombreux scénarios, sa facilité de transfert en direction des besoins de l'ingénierie, etc. Ce type de modélisation s'utilise principalement, pour la question qui nous occupe, en détection d'instationnarités (des variables caractérisant le régime des eaux), à mettre en regard de l'évolution de l'occupation et des usages de l'espace. Certaines études [4] montrent que les paramétrages de ces modèles hydrologiques globaux, fortement différenciés d'un BV à l'autre, jouent le rôle de « signature » (donc proche d'un invariant) du rôle joué, par exemple, par les entités végétales observées.

La recherche hydrologique ne peut donc pas faire l'économie de ces outils, dont l'étude doit être poursuivie, et dont les couplages avec les modèles analytiques deviennent de plus en plus la bonne méthode pour représenter la dynamique globale des BV sous contraintes anthropiques, vue comme l'ensemble des trajectoires d'un système complexe. Ce point est d'autant plus important que les besoins des aménageurs s'expriment de plus en plus en termes de modèles inverses – quelles mesures de gestion/aménagement sont-elles à mettre en œuvre pour rejoindre un « bon état écologique » ? –, et pas seulement en termes de modèles directs – quelles sont les conséquences d'une action d'aménagement ?

3 Conclusion et perspectives de recherche : « pour une stratégie d'aménagement des eaux à l'échelle du bassin versant »

Le problème évoqué est d'une grande complexité, sans doute une des plus grandes à laquelle l'hydrologie « de l'aménagement » soit confrontée. En outre, la demande sociale est très forte et précède, d'une certaine manière, ce que les scientifiques peuvent offrir, sans même parler de transfert vers l'opérationnel. Dans ces conditions, c'est une banalité que de rappeler que des ressources significatives devraient être investies dans des méthodologies, puis des outils, dont les applications proposeront des solutions d'aménagement pertinentes. Je ne pense pas que nous nous trouvions dans ce schéma actuellement, en particulier en France, et ceci pour plusieurs raisons.

L'hydrologie reste, relativement, une discipline méconnue des aménageurs ; elle est encore trop souvent associée à une aimable dissertation naturaliste sur le devenir des écoulements, alors que la météorologie, par exemple, est (aussi) devenue un « outil technologique » dont l'emploi se banalise totalement. Il y a de nombreuses raisons à cela, dont certaines sont franco-françaises, et la communauté des chercheurs n'est pas sans reproches en la matière, mais il est urgent que l'on accorde à l'hydrologie, et à celle « de l'aménagement » en particulier, une place plus importante, que les concepts, méthodes et outils qu'elle propose justifient largement. Corrélativement, le fossé entre état de l'art scientifique en hydrologie et les méthodes d'ingénierie toujours utilisées se comblera, comme cela est largement le cas en hydraulique, qui intègre en permanence les acquis nouveaux de la mécanique des fluides. L'enseignement de l'hydrologie dans de nombreuses formations d'ingénieurs, Master-Pro, etc., doit contribuer à cela et la communauté scientifique doit se mobiliser de manière plus structurée et plus vigoureuse.

L'hydrologie au service de l'aménagement est aussi une thématique à (re)conquérir, au moins en France, et tout d'abord en faisant accepter par les scientifiques des objets de recherche qui s'y rattachent. La recherche académique en hydrologie existe (heureusement !), mais sa tendance à traiter en priorité la connaissance des processus élémentaires est majoritaire. Cette tendance ne serait pas contestable, si cela ne risquait de devenir une exclusive, rejetant toute autre approche des phénomènes complexes, en particulier à l'échelle du bassin versant. La complexité n'est pas monotone à l'échelle, et nous avons montré que l'utilisation des processus élémentaires du cycle de l'eau comme grille de lecture des phénomènes agrégés (crues, étiages...) n'est pas forcément efficace, voire pertinente, en tous les cas pas suffisante. L'hydrologie anglo-saxonne place depuis fort longtemps l'étude du régime hydrologique (caractéristique du continuum à trouver entre processus élémentaires et méthodes pour l'ingénierie) au centre de ses préoccupations ; leur réalisme en la matière de nos voisins devrait nous inspirer.

Une question similaire se pose pour la mesure des paramètres environnementaux en général, et des paramètres physiques en particulier. De redéploiements en optimisations, les réseaux nationaux de mesure s'appauvrissent et, ce qui est bien pire, la « culture de la mesure » n'est plus considérée comme un élément important de la compétence des acteurs de l'aménagement du territoire. L'organisation des Observatoires de recherche en environnement (ORE), dont une part est dédiée à l'hydrologie, n'est pas mieux lotie et le besoin (tout à fait réel au demeurant) de la modélisation risque de faire oublier que, fondamentalement et au préalable, c'est la connaissance de ce qui se mesure qui s'améliore.

Ce que les scientifiques ont à offrir pour permettre de satisfaire de manière durable les intérêts parfois concurrents des divers aménageurs n'est pourtant pas négligeable, en particulier en termes de compréhension globale du fonctionnement du milieu naturel. Par exemple, il apparaît de plus en plus que le couple « laminage/rétention » [14] des eaux pouvait fonder les politiques de gestion des eaux et de leurs milieux. La rétention des eaux, ressource précieuse pour de multiples usages, est a priori socialement et économiquement pertinent. Le laminage des eaux est lié à toute rétention (épandages, etc.), et on peut ainsi potentiellement limiter les risques de crues liés. Enfin, la plupart des milieux aquatiques bénéficient de la présence prolongée des eaux.

En termes de gestion des inondations, cela implique nécessairement que les vulnérabilités des lits majeurs (urbanisations, industrialisations et exploitations agricoles...) s'adaptent aux aléas (écoulements en crue) et pas l'inverse (ou du moins qu'un certain équilibre entre les deux soit respecté, voire forcé par la réglementation), mais les inflexions récentes de la réglementation (Plan de prévention des risques) ne disent pas autre chose [21]. Il est bien clair que cette rétention systématique des eaux mobilise en priorité la géométrie existante des lits mineurs/majeurs, les espaces dévolus à l'agriculture, et ne s'appuie que sur un minimum d'ouvrages, et les plus modestes possibles.

De ce fait, le fonctionnement global de la rivière n'est que peu perturbé et, en particulier, les nombreuses dynamiques qui accompagnent les écoulements : dynamiques fluviales (transports solides, érosions, atterrissements/dépôts associés, ...), mais aussi dynamiques bio/géochimiques, etc., restent actives ; on peut raisonnablement espérer que d'éventuels effets pervers seront minimisés.

C'est ainsi que sont simultanément apparus les termes « ralentissement », qui sous-entend un stockage et une rétention qui ne soient pas « statiques », et « dynamique », qui renforce ce sous-entendu et renvoie aux nombreuses dynamiques des eaux. En fait, il faudrait parler d'un triplet, car la « gestion de l'occupation des sols » (basée sur l'équilibre vulnérabilité/aléa) dans les lits majeurs est aussi une composante forte du concept.

Ce concept de ralentissement dynamique [28] paraît bien adapté à de très nombreux régimes en toute région, et a été confronté avec succès aux besoins des aménagements ou des réaménagements liés à la restauration des habitats des poissons comme à la gestion des crues [25].

On notera bien, enfin, que la généralisation d'une telle stratégie d'aménagement convoque de nombreuses thématiques de recherche, et pas uniquement en hydrologie ou en mécanique des fluides. Les sciences de la vie et les sciences de l'homme et de la société sont tout aussi importantes pour comprendre le fonctionnement du système environnemental et de ses déformations sous contraintes anthropiques. De ce point de vue, la question globale posée par les aménageurs doit nous servir de cadre pour l'intégration pluridisciplinaire qui est notre unique voie de progression en sciences pour l'environnement.


Bibliographie

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[20] G. Oberlin, Normalisation des variables dans les modèles hydrologiques descriptifs, Informations techniques du Cemagref no 85, 1992, note 4, 8 p

[21] G. Oberlin Fournir des éléments objectifs de négociation : l'exemple de la gestion des excès d'eau temporaires, Contribution présentée aux journées de l'AIDEC : L'eau et l'utilisation des sols, 1994, Cah. AIDEC, Volume 32 (1994), pp. 13-18

[22] G. Oberlin, P. Hubert, Refondation du concept de régime hydrologique, rapport quadriennal du CNFGG publié à l'occasion de la XXIIe assemblée générale de l'Union géodésique et géophysique internationale, Birmingham, 18–30 juillet 1999, pp. 269–277

[23] M. Pardé Fleuves et rivières, Armand Colin, Paris, 1955 (224 p)

[24] C. Poulard; A. Witkowska Dynamic slowing down: from integrated management to flood mitigation, Proc. Conference Ecoflood, Warsaw, Poland, 6–13 September 2003 (6 p)

[25] C. Poulard; A. Witkowska Dimensioning of dynamic slowing down hydraulic structures located in a catchment, Proc. Conference Ecoflood, Warsaw, Poland, 6–13 September 2003 (6 p)

[26] R. Pretorian; N. Gendreau; R. Mic Application de la méthode QdF sur le bassin versant roumain du Riul Negru, Actes 4e Rencontre hydrologique franco-roumaine, Sucéava, Roumanie, 2–4 septembre 1997

[27] D. Saban; J.-L. De Kok Model uncertainty analysis as a design criterion for integrated system modeling, Hydroinformatics'2000, Cedar Rapids, USA, 2000

[28] E. Sauquet, Une cartographie des écoulements annuels et mensuels d'un grand bassin versant structuré par la topologie du réseau hydrographique, thèse, Institut national polytechnique de Grenoble, 2000, 334 p. + annexes

[29] W.T. Swank, D.A. Crossley (Eds.), Forest hydrology and ecology at Coweeta, Springer-Verlag, New York

[30] C.A. Troendel; R.M. King The effect of timber harvest on the Fool Creek watershed, 30 years later, Water Resour. Res., Volume 21 (1985) no. 12, pp. 1915-1922


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