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Comptes Rendus

Le monde des cellules souches
Comptes Rendus. Biologies, Volume 325 (2002) no. 10, pp. 999-1002.

Résumés

Depuis ses débuts, au tournant du XIXe siècle, la biologie a été essentiellement – sinon exclusivement – analytique. Le processus réductionniste a révélé progressivement des structures enfouies les unes dans les autres comme des poupées russes. On peut dire que l’étude du génome, la structure la plus profonde du vivant, représente le triomphe du réductionnisme. Avec le décryptage du génome et l’avènement de ce qui est appelé « le protéome », c’est-à-dire l’étude des protéines et de leurs interactions, apparaît une phase entièrement nouvelle. À la désorganisation, qui a caractérisé les deux siècles de biologie, vient se substituer une phase de reconstruction du vivant. Celle-ci concerne, en premier lieu, les interactions des protéines et celles des cellules. Et l’un des plus remarquables outils pour cette dernière recherche a été fourni par les cellules souches embryonnaires.

Since its beginning, at the turn of the 19th century, biology has been mostly – if not exclusively – analytical. Reductionism has progressively unveiled a series of structures buried into one another like Russian dolls. The study of the genome, the deepest structure of organisms, represents the triumph of reductionism. With the deciphering of the genome and the birth of what is called the ‘proteome’ – i.e. the study of the proteins and of their interactions –, a new stage appears. To the disorganisation that characterised two centuries of biology, a phase of reconstruction of living organisms is substituted. This is concerned first with interactions of proteins and of cells. In addition, one of the most remarkable tools for this latter research has been provided by embryonic stem cells.

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DOI : 10.1016/S1631-0691(02)01517-2
Mots-clés : embryons, cellules souches, thérapie cellulaire
Keywords: embryos, stem cells, cell therapy

François Jacob 1

1 Institut Pasteur, 25, rue du Docteur-Roux, 75724 Paris cedex 15, France
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François Jacob. Le monde des cellules souches. Comptes Rendus. Biologies, Volume 325 (2002) no. 10, pp. 999-1002. doi : 10.1016/S1631-0691(02)01517-2. https://comptes-rendus.academie-sciences.fr/biologies/articles/10.1016/S1631-0691(02)01517-2/

Version originale du texte intégral

Une cellule souche est une cellule qui peut donner une population de cellules filles identiques, mais est capable, dans certaines conditions, de se différencier en un ou plusieurs type(s) cellulaire(s) spécialisé(s). Tous les tissus à renouvellement rapide (peau, intestins, glandes, etc.) possèdent des cellules souches produisant le(s) type(s) cellulaire(s) correspondant(s). Les embryons, eux, contiennent des cellules souches dites « totipotentes », car elles sont capables de produire tous les types cellulaires qui constituent l’organisme.

L’histoire des cellules souches embryonnaires est intéressante, car, ainsi qu’il arrive souvent, elle commence de façon complètement inattendue. C’est, en effet, un dérivé de l’étude de cancers très particuliers, appelés « tératomes ». Ceci démontre, une fois de plus, que l’on ne peut jamais prévoir où va mener une recherche. L’histoire des cellules souches a débuté avec un jeune biologiste américain, nommé Leroy Stevens. Appelé sous les drapeaux après l’entrée en guerre des États-Unis, Leroy Stevens est officier d’infanterie. Il débarque en Normandie, à Omaha Beach, à 10 heures du matin, le 6 juin 1944. Il réchappe du débarquement et va faire la guerre jusqu’en Allemagne sans une égratignure. Il fut l’un des hommes les plus décorés de l’armée américaine.

Redevenu civil, Stevens commença à s’intéresser à la génétique de la souris et à travailler dans le Maine, au laboratoire de Bar Harbor, spécialisé dans cette discipline. Il fut conduit à étudier un genre de tumeurs un peu étranges, associées aux gonades, les tératomes. Alors que la plupart des tumeurs contiennent un seul type cellulaire, les tératomes contiennent des cellules variées : musculaires, osseuses, nerveuses, etc. Chez la souris, les tératomes sont rares. Cependant, Stevens observa que certaines lignées consanguines présentaient une fréquence élevée de tératomes testiculaires ; d’autres lignées, une fréquence élevée de tératomes ovariens. Enfin, dans la plupart des lignées, il montra qu’on peut obtenir des tératomes en greffant des embryons de 4 à 6 jours, ou des crêtes génitales, dans les testicules de mâles syngéniques. Tous ces tératomes contiennent des types cellulaires très variés. Certains tératomes peuvent être transplantés en série dans des souris syngéniques. On les désigne sous le nom de « tératocarcinomes ». Ils contiennent, outre des tissus différenciés, des cellules correspondant à un type embryonnaire précoce, appelées « cellules de carcinome embryonnaire » (EC pour Embryonal Carcinoma). Ces cellules EC présentent des propriétés remarquables.

1. Elles peuvent se multiplier telles quelles, mais elles peuvent aussi, comme les cellules d’embryons précoces, se différencier en types cellulaires variés, correspondant aux dérivés des trois feuillets embryonnaires.

2. Avec un médecin de Denver, Barry Pierce, Stevens observa un phénomène surprenant. Les cellules EC sont malignes et tuent en quelques semaines les souris auxquelles elles sont injectées. En revanche, les cellules différenciées qui en sont issues ont perdu tout caractère malin ! On peut, à partir de tératocarcinomes, obtenir au laboratoire des lignées stables de cellules EC, capables de se différencier en culture, de manière anarchique, comme l’a montré, le premier, Boris Ephrussi. De nombreuses lignées ont ainsi été isolées dans divers laboratoires. Il est difficile de résister au spectacle d’une boîte de culture de cellules EC dans laquelle on voit se différencier une plage de cellules cardiaques, qui se mettent à battre de façon rythmique.

3. On peut « rediriger » la différenciation de ces cellules EC, en les replaçant dans leur milieu normal, par injection dans un embryon précoce. On peut alors observer la formation de chimères, où l’on trouve, dans de nombreux tissus, des cellules différenciées normales, issues de la cellule maligne injectée, ainsi que l’a tout d’abord montré Ralph Brinster.

Si ces cellules EC ressemblent autant aux cellules de l’embryon précoce, il devrait être possible de mettre ces dernières en culture et d’en obtenir des lignées stables. En fait, ces cellules d’embryon se sont avérées très exigeantes : c’est seulement en 1981 que Martin Evans et M.H. Kaufman, d’une part, Gail Martin, d’autre part, sont parvenus à isoler des lignées stables à partir de la masse cellulaire interne d’un blastocyte, c’est-à-dire à partir des cellules d’embryon précoces, cellules baptisées alors « cellules souches embryonnaires » ou ES (Embryonal Stem).

Ces cellules ES peuvent se différencier car, injectées dans un embryon, elles participent à la production d’une souris en donnant une chimère, dont tous les tissus, y compris la lignée germinale, peuvent contenir le génotype injecté. D’autre part, on peut, grâce à la technique de Thomas Capecchi, déclencher une mutation sur un gène choisi dans l’une des cellules, et donc déclencher une mutation sur un gène choisi dans une souris et sa descendance. Des centaines de souris mutantes ont ainsi été préparées.

Ces cellules ES de souris manifestent d’étonnantes propriétés. Dans certaines conditions de culture, elles peuvent se multiplier à l’infini. Avec leur caryotype normal et des télomères intacts, on peut les considérer comme immortelles. Dans d’autres conditions, elles peuvent se différencier : soit in vivo, après injection à la souris adulte, chez qui elles forment de petites boules, les « corps embryoïdes », contenant des dérivés des trois feuillets embryonnaires, soit in vitro, où elles peuvent, en quelques jours, produire l’un ou l’autre des principaux types cellulaires qui composent la souris adulte. La différenciation est orientée vers l’un ou l’autre des types cellulaires par une combinaison de facteurs de croissance récemment découverts.

Tout indique, en effet, que la différenciation des cellules est le résultat d’un jeu entre l’activité des gènes de la cellule et l’interaction des cellules par l’intermédiaire de certains composés que l’on commence à connaître et même à produire. Cultivées dans des milieux appropriés, les cellules ES forment en quelques jours du sang, ou des neurones ou du muscle, etc. Ces cellules ES apparaissent ainsi comme l’un des meilleurs systèmes pour analyser dans le détail le mécanisme de ces différenciations. De plus, il se pourrait qu’elles permettent de réaliser l’un des rêves de la médecine moderne : le traitement de maladies dégénératives. Chez une souris où certains tissus ont été endommagés, des cellules ES injectées peuvent prendre la place de cellules lésées ou disparues.

Une fois connues et étudiées les cellules ES de la souris, il était bien clair que l’isolement de cellules ES totipotentes d’origine humaine n’était qu’une question de temps et de technique. Et en 1998, des cellules souches embryonnaires humaines ont été isolées par deux équipes : le laboratoire de J.A. Thomson, à partir de blastocystes humains mis en culture, et le laboratoire de J.D. Gearhart, à partir de cellules germinales primordiales humaines. On sait, en effet, que ces cellules germinales soustraites à leur environnement habituel et placées en culture dans certaines conditions deviennent des cellules souches (embryonnaires germinales ou EG pour Embryonal Germinal), qui survivent et prolifèrent indéfiniment. Comme leurs équivalentes murines, toutes ces cellules souches semblent pouvoir produire n’importe quel type cellulaire du corps adulte correspondant.

On voit les immenses possibilités offertes par les cultures de ces cellules. D’abord pour l’étude du développement de l’embryon, particulièrement difficile et même, pour certains, soumis à un tabou quand il s’agit d’embryons humains. Et aussi pour la médecine, avec l’espoir d’un traitement de certaines maladies dégénératives. Pour les biologistes, il s’agit d’abord de comprendre dans quelles conditions les cellules souches se différencient dans tel ou tel type cellulaire. Les difficultés pour atteindre un tel but paraissent moins insurmontables dans des cultures de cellules – où l’on peut obtenir des milliers de cellules dans le même état physiologique – que dans un embryon où l’on ne dispose que de quelques cellules cachées au fond d’autres tissus. Pour le biologiste, l’idéal est de pouvoir induire une population entière de cellules souches à former des populations pures d’un type ou d’un autre de cellules spécialisées. Le médecin, quant à lui, voudrait aussi pouvoir disposer de populations pures de cellules spécialisées – obtenues par la différenciation synchrone de cellules ES – pour remplacer tel ou tel tissu détruit par une maladie dite dégénérative. À l’heure actuelle, on n’a encore réalisé que de rares essais.

Nous allons sûrement apprendre ici les dernières nouvelles dans ce domaine. Mais avant même que ne soient précisées ces tentatives, elles donnent lieu à un débat éthique. Car le débat éthique fait rage. On ne parle que cellules souches embryonnaires dans les journaux, à la radio, à la télévision.

Le sida mis à part, jamais question de biologie ou de médecine n’a autant agité les populations. Et, bien souvent, les passions se déchaînent sur ce qui, pour longtemps sinon pour toujours, risque de rester un non-sujet.

L’un des effets les plus marquants de la biologie moderne sur notre culture occidentale est la dévaluation du sacré dans le monde vivant. Pour la biologie moderne, tous les processus du vivant, y compris naturellement la reproduction, résultent d’un certain arrangement de la matière et de son évolution. C’est dire que le naturel et le sacré n’y ont plus guère de place. Aujourd’hui, c’est l’embryon qui constitue souvent l’un des derniers refuges du sacré dans la mesure où s’y prête le statut de cet embryon. Un statut qui varie selon les croyances : personne humaine pour certains, dès la fécondation ; au 14e jour, à l’apparition d’un système nerveux, pour d’autres ; à la naissance, après la coupure du cordon, pour un troisième groupe. La loi française actuelle interdit toute expérimentation sur l’embryon, au nom de la dignité humaine, selon l’argument kantien : « Ne traite jamais une personne humaine comme un moyen, mais toujours comme une fin. » C’est un argument très fort. C’est notamment celui qui fut utilisé à Nuremberg, au procès des criminels nazis. Son éventuelle application à l’embryon dépend évidemment du statut que l’on attribue à celui-ci. D’où le débat entre ceux qui privilégient le sacré de l’embryon et ceux qui favorisent avant tout les avancées médicales pour diminuer les misères du monde. On aurait pu croire que l’utilisation de cellules ES permettrait d’éviter celle de l’embryon. Mais, pour préparer de nouvelles cellules ES, il faut sacrifier des embryons très précoces. D’où débat.

Et puis, tout récemment, nouvelle surprise ! Il était admis que les cellules souches présentes dans différents tissus étaient étroitement spécialisées, que les cellules souches du sang ne donnaient que des cellules de sang, que les cellules souches de la peau ne donnaient que de la peau, que les cellules souches de muscle ne donnaient que du muscle, etc. Et brusquement, en 1999, paraît un article intitulé : « Turning brain into blood: a hematopoietic fate adopted by adult neural cells in vivo ». Les idées étaient tellement arrêtées que l’on crut d’abord à un canular. Mais il fallut bien constater que des cellules souches neurales extraites d’un cerveau de souris adulte étaient capables, après culture en milieu adéquat, de produire dans leur descendance des cellules hématopoïétiques. Et, coup sur coup, le même phénomène a été retrouvé avec des cellules de moelle osseuse produisant du foie ou des épithéliums intestinaux ; des cellules de muscle produisant des dérivés hématopoïétiques, etc.

Tous ces résultats vont à l’encontre des conclusions tirées, au cours des années, par les embryologistes. Ils montrent que la stabilité des cellules différenciées ne persiste que dans la mesure où ces cellules sont maintenues dans leur espace, dans la niche qu’elles occupent dans l’organisme. Si l’environnement est modifié, cette stabilité n’est plus assurée. C’est aussi ce que l’on observe dans les expériences de transplantation nucléaire : le noyau d’une cellule différenciée placé dans un ovocyte peut être entièrement « reprogrammé » et ainsi mettre en route tout le développement d’un embryon.

Beaucoup comptent sur cette reprogrammation de cellules souches adultes spécialisées pour éviter tout recours à l’embryon. Il est encore trop tôt pour en juger. Avec les cellules souches embryonnaires, on pourra très vraisemblablement obtenir toutes les « pièces de rechange » que souhaite la médecine. On saura probablement bientôt si les cellules souches spécialisées offrent ou non les mêmes possibilités.

C’est donc un monde entièrement nouveau, un monde de reconstruction de l’organisme, que proposent à la biologie et à la médecine les cellules souches. Celles-ci ouvrent un accès inédit à l’étude des processus, pour beaucoup encore mystérieux, qui président au développement d’un embryon humain. La fonction des cellules souches de l’embryon consiste à bâtir le nouvel organisme, à le modeler, à le faire se construire. La fonction des cellules souches de l’adulte est de renouveler régulièrement l’organisme, ou certaines de ses parties, et d’en réparer les lésions. En employant ces cellules souches, qu’elles proviennent de l’embryon ou de l’adulte, les biologistes ne font qu’exploiter les propriétés de ces cellules. Les techniques qui se sont avérées efficaces chez la souris devraient pouvoir s’appliquer presque telles quelles aux cellules humaines. On devrait pouvoir construire une carte détaillant l’expression progressive des gènes qui sont impliqués dans la formation des différents types cellulaires, dans leur survie, dans leur multiplication, dans leurs migrations au cours du développement, de même qu’il devrait aussi être possible de repérer et d’analyser certaines malfaçons de ce processus, certains ratés de l’embryogenèse. Et notamment de préciser l’action de certains agents tératogènes et même d’en trouver de nouveaux.

On voit l’espoir que soulève l’étude des cellules souches. Mais il faut souligner qu’on n’en est encore qu’au début. Malgré les grands progrès accomplis récemment, nous ne savons encore que peu de choses. Pour pouvoir faire de la médecine, pour traiter ainsi des patients atteints de maladies dégénératives, il faudra encore beaucoup apprendre. Il faudra encore réaliser sur ces cellules de nombreuses études de biologie cellulaire et moléculaire. Il faudra savoir ce que signifie « être totipotent » en termes génétiques et moléculaires ; comprendre les groupes de gènes qui sont mis en route – ou arrêtés – quand une cellule multipotente commence à se différencier ; connaître la séquence de réactions qui, en réponse à un facteur de croissance ou par contact de certains constituants de la membrane cellulaire avec un substrat, déclenche un changement d’activité génétique.

Encore faut-il pouvoir faire ces études. En France, l’expérimentation sur des cellules embryonnaires humaines, quelle qu’en soit l’origine, reste interdite. Cette situation me rappelle celle provoquée par la dissection de cadavres au XVIe siècle. Car si ces cellules tiennent ce qu’elles paraissent promettre, si elles sont les seules à permettre une thérapeutique de maladies dégénératives variées, une telle interdiction ne pourra évidemment tenir bien longtemps.

Il est remarquable qu’en quelques années d’étude, les cellules souches aient pu apporter autant d’espoirs, autant d’innovations, tant conceptuelles que pratiques. Et je trouve particulièrement réjouissant que le travail inauguré à son retour de la guerre par un petit capitaine d’infanterie – que l’on ne cite plus guère aujourd’hui – ait conduit à ce qui apparaîtra comme l’une des plus grandes révolutions de l’époque en biologie et en médecine.


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