II y a trente ans, ici même, était annoncée la présence, dans la faune marine actuelle, d'un groupe de Crustacés décapodes qui n'était jusqu'alors connu qu'à l'état fossile. Les Glypheoidea, principalement représentés par la famille des Glypheidae, comptaient de nombreuses espèces, peuplant les eaux marines peu profondes. Florissant au Jurassique et au Crétacé, ils semblaient s'être éteints à l'Éocène, voici 50 millions d'années. Or, c'est à cette famille que nous rattachions un petit crustacé mâle, privé de ses premières pattes thoraciques, recueilli aux Philippines en 1908 par le navire américain Albatross, par 200 m de profondeur, et resté non identifié dans les collections de la Smithsonian Institution, à Washington. L'espèce était décrite en 1975 sous le nom de Neoglyphea inopinata Forest & de Saint Laurent gen. et sp. nov. [1] (Figs. 1, 3, 5). Cependant, pour connaître de façon plus complète sa morphologie, il fallait disposer de spécimens supplémentaires, entiers et des deux sexes. Trois campagnes, organisées en 1976, 1980 et 1985 sur les lieux de récolte du premier spécimen, permirent d'en recueillir une quinzaine d'exemplaires (mâles et femelles adultes et juvéniles), toujours par environ 200 m. Plusieurs publications furent consacrées à l'étude de ce nouveau matériel [2–4]. Trois autres individus étaient recueillis en mer de Timor, en 1982 [5].

Neoglyphea inopinata Forest & de Saint Laurent. Mâle holotype. Partie antérieure du céphalothorax (d'après [3]).

Neoglyphea inopinata Forest & de Saint Laurent. Mâle holotype. Région céphalique : yeux, bases des pédoncules antennulaire et antennaire, vue latérale (d'après [3]).

Neoglyphea inopinata Forest & de Saint Laurent. Mâle holotype. Partie antérieure du céphalothorax, vue ventrale : épistome et appendices céphaliques (d'après [3]).
En octobre 2005, un autre Glyphéide vivant était capturé dans le Pacifique sud occidental, en mer du Corail. II n'appartenait pas à l'espèce des Philippines et de la mer de Timor et a été décrit sous le nom de Neoglyphea neocaledonica Richer de Forges, 2006 dans une note illustrée de nombreux dessins et de photographies en couleur [6], qui donne ainsi une vue très précise de la morphologie du nouveau taxon (Fig. 2). Le spécimen type, seul spécimen de l'espèce à présent connu, est une femelle, apparemment adulte, dont le céphalothorax mesure 26,6 mm, ce qui correspond à une longueur totale du corps de 62 mm environ. Cette taille est de moitié inférieure à celle des mâles adultes de Neoglyphea inopinata observés aux Philippines. L'auteur a relevé les principaux points sur lesquels portent les différences avec N. inopinata, à savoir :

Laurentaeglyphea neocaledonica (B. Richer de Forges). Femelle holotype. Portion précervicale du céphalothorax, vue dorsale (d'après [6]).
- • la forme générale du corps, plus court et plus trapu chez N. neocaledonica ;
- • l'ornementation de la carapace : chez N. inopinata, celle-ci est entièrement et densément recouverte de petits tubercules spinuleux à sommet corné, dont certains, plus forts, sont disposés en lignes longitudinales ; chez N. neocaledonica, la surface est en partie lisse, ponctuée de petites dépressions sur la partie postérieure, alors que, en avant du sillon cervical, on observe, en plus d'une ligne latérale de dents épineuses, de fortes carènes longitudinales parallèles, lisses, dont deux médianes partiellement fusionnées et deux latérales ;
- • le rostre, long, à bords serrulés chez N. inopinata, deux fois plus court, à bords lisses, chez N. neocaledonica ;
- • les péréiopodes de la première paire, grêles et très allongés chez N. inopinata, massifs et beaucoup plus courts chez N. neocaledonica.
À ces différences s'en ajoutent d'autres, non spécialement invoquées par l'auteur de la nouvelle espèce, mais qui se dégagent clairement de sa description et de ses illustrations et que je confirme après avoir examiné le type de N. neocaledonica, déposé au Muséum national d'histoire naturelle. II s'agit, entre autres, de l'organisation de la région céphalique et de la conformation de l'épistome. Chez Neoglyphea inopinata, la région antérieure du corps comporte un prolongement subcylindrique non recouvert par la carapace et sur lequel s'insèrent ventralement et postérieurement les pédoncules antennulaires et, distalement, loin en avant, les pédoncules oculaires (Fig. 3). Les vues latérales et ventrales (Figs. 4 et 6) ne montrent rien de tel chez N. neocaledonica : les insertions antennulaires et oculaires apparaissent comme rapprochées. Quant à la conformation de l'épistome, elle est tout autre. Très allongé, une fois et demie plus long que large, chez N. inopinata (Fig. 5), il est au contraire court, près de deux fois plus large que long chez N. neocaledonica (Fig. 6). À elles seules, et indépendamment de toutes les autres différences déjà relevées, les particularités des régions céphaliques et épistomiennes justifient que la seconde espèce de Glyphéide présente dans la nature actuelle soit placée dans un nouveau genre, Laurentaeglyphea, dédié à Michèle de Saint Laurent, qui a été à l'origine de la découverte du premier Glyphéide vivant et a apporté une contribution considérable à son étude.

Laurentaeglyphea neocaledonica (B. Richer de Forges). Femelle holotype. Partie antérieure du céphalothorax, vue latérale (d'après [6]).

Laurentaeglyphea neocaledonica (B. Richer de Forges). Femelle holotype. Région antérieure du corps, vue ventrale (d'après [6]).
Les diagnoses des deux genres sont énoncées ci-après, celle de Neoglyphea étant reproduite d'après l'originale [1], avec les amendements que nécessite la comparaison avec le nouveau genre.
Super-famille Glypheoidea Zittel, 1885 |
Famille Glypheidae Zittel, 1885 |
Neoglyphea Forest et de Saint Laurent, 1975 |
Espèce-type par désignation originale : Neoglyphea inopinata Forest et de Saint Laurent, 1975.
Diagnose amendée. Carapace céphalothoracique très allongée, trois fois et demie plus longue que large en moyenne, épineuse, avec trois paires de faibles crêtes de tubercules épineux plus forts sur la région antérieure. Sillon cervical profond. Sillon post-cervical à peine discernable. Sillon branchio-cardiaque net, mais peu profond. Pédoncules antennulaires et oculaires insérés aux deux extrémités d'un prolongement céphalique subcylindrique. Épistome oblong, rectangulaire, une fois et demie plus long que large, sa surface tuberculée. Yeux à cornée volumineuse, d'un diamètre maximal compris près de cinq fois dans la longueur de la région précervicale de la carapace. Troisièmes maxillipèdes et péréiopodes grêles. Mérus de ceux de la première paire dépassant largement les yeux, propode au moins six fois plus long que large, dactyle se rabattant sur le propode en un dispositif préhensile, sans présenter une structure subchéliforme caractérisée.
Laurentaeglyphea gen. nov. |
Espèce-type (par la présente désignation) : Neoglyphea neocaledonica Richer de Forges, 2006
Étymologie : fondé sur l'un des éléments du patronyme de Michèle de Saint Laurent.
Diagnose. Carapace céphalothoracique modérément allongée, environ deux fois et demie plus longue que large. Sillon cervical profond. Sur la région antérieure, six fortes carènes longitudinales lisses, les deux médianes fusionnées sur leur moitié antérieure. Région postérieure avec un sillon post-cervical et un sillon branchio-cardiaque fortement marqués. Pas de long prolongement céphalique antérieur subcylindrique, les pédoncules antennulaires étant insérés à proximité des pédoncules oculaires. Yeux à cornée volumineuse, d'un diamètre maximal compris un peu moins de trois fois dans la longueur de la région précervicale de la carapace. Épistome près de deux fois plus long que large. Premiers péréiopodes robustes, ne dépassant les yeux que de la longueur du propode, lequel en vue latérale est de forme ovale, un peu moins de deux fois plus large que long, le dactyle se rabattant sur le propode en une structure subchéliforme.
Les principaux caractères distinctifs des deux genres apparaissent dans le tableau comparatif suivant, fondé sur les différences entre les deux espèces actuelles déjà relevées par B. Richer de Forges, sur sa description et ses dessins de Neoglyphea neocaledonica, et sur des particularités de Neoglyphea inopinata notées dans sa diagnose, notamment la présence d'un prolongement céphalique séparant largement pédoncules oculaires et pédoncules antennulaires, et la conformation de l'épistome (Tableau 1).
Neoglyphea et Laurentaeglyphea : principaux caractères distinctifs
Neoglyphea | Laurentaeglyphea | |
Carapace céphalothoracique | ||
Longueur/largeur | 3,5 (en moyenne) | 2,5 |
Face dorsale | À couverture dense de tubercules spinuleux. Région précervicale, avec, de chaque côté, trois lignes de tubercules plus forts | Lisse ou ponctuée, avec, sur la région précervicale, de chaque côté, une ligne de dents épineuses et trois fortes carènes lisses |
Sillon branchio-cardiaque | Peu profond | Bien marqué |
Insertions des pédoncules oculaires et des pédoncules antennulaires | Éloignées, aux deux extrémités d'un manchon céphalique | Rapprochées, pas de manchon céphalique |
Épistome | Oblong, une fois et demie plus long que large | Court, deux fois plus large que long |
À côté des différences majeures que nous avons relevées, les deux genres offrent un caractère commun : les yeux sont énormes, avec une cornée globuleuse, proportionnellement plus grosse chez Laurentaeglyphea. Ce caractère était-il partagé par d'autres Glyphéides fossiles ? Malheureusement, les pédoncules oculaires ou, plus précisément, les cornées, ne laissent pas de traces fossiles. Cependant, dans la description de Glyphea oculata [7 (p. 162)], de l'Albien supérieur du Queensland, i1 est dit que l'œil est grand, globuleux, d'un diamètre de 5,2 mm. L'auteur ne donne aucun détail sur la structure de l'organe et aucune figure n'en est fournie. Compte tenu des dimensions du céphalothorax (environ 17 mm pour la portion précervicale), la cornée serait effectivement énorme et d'un développement comparable à celui présenté par les deux espèces actuelles. Il est possible que ce développement corresponde à l'adaptation à la vie à des profondeurs relativement grandes, dans un groupe qui fréquentait surtout la zone littorale. La question reste posée.
Laurentaeglyphea neocaledonica (B. Richer de Forges, 2006) étant maintenant génériquement séparée de Neoglyphea inopinata, quelles sont les relations de ce nouveau genre avec les Glyphéides fossiles ?
Quelques remarques préalables s'imposent à propos de la taxonomie des Glyphéides, ici limités à la seule famille des Glypheidae, qui, stratigraphiquement, s'étend de l'Hettangien (Jurassique inférieur) au Bartonien (Éocène supérieur).
Plus de soixante espèces ont été décrites, le plus souvent d'après des fragments de céphalothorax. Les références sont nombreuses, mais, compte tenu de la condition souvent médiocre des échantillons, il existe beaucoup d'incertitudes sur ta validité des taxa et sur les synonymies. Une révision de l'ensemble de la famille serait donc souhaitable, que pourrait faciliter la documentation rassemblée par Michèle de Saint Laurent avant sa disparition.
Un trait commun à beaucoup d'espèces, quelle que soit leur ancienneté, est la présence de carènes longitudinales sur la partie précervicale du céphalothorax. II y a généralement trois carènes latérales tuberculées ou spinuleuses, et une médiane, qui peut être dédoublée sur sa moitié postérieure ou remplacée par un sillon. Nombre d'espèces ont été établies sous le nom de Glyphea, mais d'autres genres ont été reconnus, la validité de certains étant encore discutée. Ainsi, R.M. Feldmann et M. de Saint Laurent (2002) [8] reconnaissent la validité des genres Litogaster von Meyer, 1847 et Trachysoma Bell, 1858, chez lesquels les sillons post-cervical et branchio-cardiaque sont parallèles, alors qu'ils sont convergents chez Glyphea von Meyer, 1835. D'autres auteurs, comme Quayle (1987) [9], considèrent que ces genres sont synonymes de Glyphea.
C'est principalement sur le céphalothorax que porte la comparaison de Laurentaeglyphea neocaledonica avec les espèces fossiles, lesquelles sont souvent fondées sur la forme et l'ornementation de cette région. Les espèces du Jurassique à l'Éocène présentent des proportions et une disposition des carènes céphaliques qui rappellent celles que l'on observe chez Laurentaeglyphea neocaledonica, mais sont généralement plus fortement tuberculées ou spinuleuses. Chez cette espèce, les sillons post-cervical et branchio-cardiaque convergent (Fig. 8), ce qui la placerait plutôt à côté des Glyphea que des deux autres genres cités plus haut.

Laurentaeglyphea neocaledonica (B. Richer de Forges). Femelle holotype. Céphalothorax, vue latérale (modifié, d'après [6]).
On est tenté de comparer d'abord l'espèce de la mer du Corail aux formes fossiles les plus récentes et géographiquement les plus proches, celles de la fin du Crétacé et de l'Éocène, qui proviennent principalement de l'hémisphère sud. Effectivement, la nouvelle espèce semble assez proche de ces dernières, toutes dotées de trois paires de carènes céphaliques latérales, et, lorsqu'ils sont connus, de premiers péréiopodes offrant des proportions assez voisines. C'est le cas par exemple de Glyphea christeyi, décrit par Feldmann et Maxwell [10] de l'Éocène de Nouvelle-Zélande, dont une vue schématique latérale du céphalothorax est reproduite ici (Fig. 7). La comparaison avec un dessin homologue de Laurentaeglyphea neocaledonica (Fig. 8) montre des ressemblances frappantes, notamment dans la disposition des sillons post-cervicaux. Cependant, on observe également des similitudes avec des formes beaucoup plus anciennes, par exemple avec les Glyphea rostrata (Phillips, 1829), du Jurassique moyen figurées par Woods [11 (p1. 15, figs. 8, 10a et b)]. De même, si on compare la reconstitution d'une Glyphea regleyana de l'Oxfordien de Franche-Comté publiée par Étallon [12 (p1. 2, figs. 10 et 11)], aux figures de Laurentaeglyphea neocaledonica qui illustrent la présente note et à celles données par B. Richer de Forges, il apparaît très clairement que le nouveau genre est beaucoup plus proche de formes mésozoïques et éocènes que ne l'est Neoglyphea, en particulier en ce qui concerne les proportions et l'ornementation du premier péréiopode.

Glyphea christeyi Feldmann et Maxwell. Dessin schématique du céphalothorax, en vue latérale (modifié, d'après [10]).
Si les relations entre Laurentaeglyphea et Neoglyphea ont pu être établies avec précision, celles des deux genres actuels avec les Glyphéides éteints resteront sans doute du domaine de la conjecture, ceci en raison de la nature toujours partielle de notre connaissance des fossiles. En tout cas, les avancées qui pourront être réalisées dans ce domaine sont subordonnées à une révision approfondie de l'ensemble de ce groupe, si riche et si bien représenté dans les collections paléontologiques.
La note décrivant l'espèce de Glyphéide de la mer de Corail appelle encore une remarque. Elle concerne l'écologie de l'espèce, plus précisément l'habitat qui lui est prêté en fonction des conditions de récolte, c'est-à-dire un chalutage sur le flanc raide et rocheux d'un guyot (atoll submergé), entre 357 et 536 m de profondeur, sans vase ni sable. L'auteur en conclut que l'habitat est tout à fait différent de celui de Neoglyphea inopinata, qui vit dans des terriers creusés dans la vase. II est cependant permis de douter de conclusions fondées sur la capture d'un individu unique et qui vont à l'encontre des données paléontologiques sur les conditions de vie des Glypheidae, considérés dans l'ensemble comme des animaux vasicoles. En l'occurrence, on peut envisager une présence accidentelle sur le lieu de capture, l'animal vivant normalement dans des galeries, sur le fond plat vasard du sommet du guyot, par environ 300 m de profondeur. Seule la capture de nouveaux individus dira si l'habitat de Laurentaeglyphea neocaledonica est différent ou non de celui de Neoglyphea inopinata et, d'une façon générale, de la majorité des Glypheidae.
L'établissement de Laurentaeglyphea gen. nov. marque bien l'absence de liens de parenté étroits entre les deux espèces de Glyphéides encore présentes dans la nature actuelle, avant la publication d'un exposé relatant les circonstances de leur découverte et résumant les conclusions d'ordre phylogénique qui résultent de leur connaissance [13].
II eut certes été préférable que le nouveau genre et la nouvelle espèce fussent simultanément établis. Cela n'a malheureusement pas été possible.
Remerciements
Je suis reconnaissant à B. Richer de Forges de m'avoir amicalement fourni toutes les informations et illustrations qui m'ont conduit à créer le nouveau genre Laurentaeglyphea.