En guise d'introduction à ce numéro thématique consacré à la cancérogenèse, il peut être utile, pour situer les diverses contributions qui vont suivre, de faire un bref historique et de rappeler ici quelques notions générales.
1 Existence d'agents cancérogènes endogènes et exogènes
Il semble que les premiers êtres vivants (les archéobactéries) se soient développés au sein des mers, au voisinage de sources d'eau chaude, il y a environ 4 milliards d'années. Il y a environ 3,5 milliards d'années sont apparues des bactéries capables d'utiliser l'énergie du rayonnement solaire pour la photosynthèse ; cette énergie libérée dans la respiration devint disponible pour la vie cellulaire. Depuis cette époque, les êtres vivants sont exposés à de puissants agents cancérogènes : rayons ultra-violets du soleil et surtout espèces actives de l'oxygène (ROS) formées lors du métabolisme de l'oxygène (respiration). Ces espèces actives de l'oxygène sont de puissants agents d'oxydation induisant de nombreuses lésions de l'ADN [1] et, très tôt dans l'histoire de la vie, sont apparus les systèmes de réparation de l'ADN, sans lesquels la vie aurait été très précaire, puisque ces cytotoxiques endogènes déterminent chaque jour dans chaque cellule des milliers de lésion de l'ADN, dont environ une dizaine de cassures double-brin [1].
Dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle, les observations de Sir Percival Pott, attribuant les cancers du scrotum des petits ramoneurs à la suie qui souillait leurs téguments, montrèrent qu'un agent extrinsèque pouvait causer des cancers. À la fin du XIXe siècle, cette conclusion fut confirmée par l'apparition de cancers de la vessie chez les ouvriers des fabriques de colorants chimiques, ainsi que de cancers de la peau et de leucémies chez les physiciens et les médecins manipulant les rayons X et les corps radioactifs. Ces observations mirent en évidence (i) la longueur des délais (15 à 20 ans) entre l'exposition à l'agent cancérogène et l'émergence clinique du cancer, (ii) l'influence de la dose : plus celle-ci est élevée, plus l'incidence des cancers est grande et le délai court.
Parallèlement, l'expérimentation animale a montré :
- • la spécificité des agents chimiques cancérogènes. Le badigeonnage répété de la peau des rats avec du goudron détermine l'apparition de cancer à ce niveau, mais seuls un petit nombre de goudrons sont cancérogènes à dose très faible ;
- • l'existence d'agents biologiques. Dès le début du XXe siècle, l'étude des leucémies et des tumeurs solides du poulet montra qu'un extrait tumoral filtré, donc dépourvu de cellules et de bactéries, peut transmettre la maladie, ce qui fit postuler l'existence de virus oncogènes. En 1936, on montra l'existence de tumeurs mammaires de la souris transmises par un facteur présent dans le lait, puis on découvrit en 1950 des leucémies murines dues à un virus. Ce n'est qu'en 1964 que le rôle d'un virus oncogène (l'EBV) fut établi chez l'homme. Or, les trois types d'agents agissent en altérant le génome d'une cellule.
2 Évolution multi-étape du processus de cancérogenèse
Berenblum a montré, en 1951, que la cancérogenèse comporte au moins deux étapes : l'initiation et la promotion. La phase dite d'initiation peut être provoquée par l'application sur la peau d'un rongeur d'un agent chimique mutagène, par exemple le DMBA (di-méthyl benzanthracène). Ces modifications du génome n'ont pas de conséquence détectable et peuvent rester inapparentes jusqu'au décès de l'animal, sauf si l'on provoque une promotion par un nouvel agent, capable, soit de stimuler la prolifération cellulaire, soit de causer une désorganisation tissulaire. Berenblum avait utilisé dans ce but les esters de phorbol, qui ne sont pas génotoxiques, mais agissent en altérant les communications intercellulaires [2].
Ces expériences ont montré que la promotion est efficace quel que soit le délai après l'application du DMBA, même s'il est très long. Le délai application DMBA–apparition des cancers est très variable, alors que le délai entre l'application des esters de phorbol et l'émergence du cancer est constante.
Les données cliniques confirment cette évolution par étapes pour tous les cancers situés sur des tissus où l'on peut suivre l'évolution des lésions précancéreuses : la peau, la muqueuse buccale et les voies aérodigestives supérieures, le col utérin, la muqueuse colique ou gastrique, etc. Dans tous ces cas, les cancers se développent sur des lésions préalables (kératose, polype, etc.), mais seule une très faible proportion des lésions précancéreuses donne naissance à un cancer et la plupart de celles-ci régressent spontanément (par exemple, les lésions cutanées néoplasiques des épithéliums quand elles ne sont plus exposées au soleil). La régression de petits foyers cancéreux chez l'homme a pu être prouvée par les études randomisées du dépistage des neuroblastomes [3,4]. Celles-ci ont montré que ce dépistage, et le traitement des petites lésions qu'il rendait possible, ne réduit pas l'incidence de cancers cliniques. C'est donc que ces petits cancers régressent spontanément.
3 Mécanisme d'action – Rôle d'un virus
Au cours des années 1970 et au début des années 1980, on a élucidé les mécanismes de la cancérogenèse à l'échelle moléculaire et, depuis 1990, on a mis en évidence les mécanismes de défense, dont l'étude a beaucoup progressé par la suite, au cours de cette dernière décennie.
3.1 Transformation d'un proto-oncogène en oncogène
Certains virus agissent en introduisant dans la cellule des gènes viraux induisant une prolifération cellulaire : les oncogènes. On a pu isoler ceux-ci, les caractériser et montrer qu'il existe dans une cellule saine au moins 350 gènes qui, à la suite d'une mutation, peuvent devenir des oncogènes. On a appelé ceux-ci proto-oncogènes ; ce sont des gènes impliqués dans des fonctions cellulaires liées au cycle cellulaire et à la division cellulaire (facteurs de croissance, récepteurs des facteurs de croissance, transmission du signal des récepteurs membranaires au noyau, signalisation entre les gènes dans le noyau). Alors que l'expression des proto-oncogènes est gouvernée par la signalisation que ceux-ci reçoivent, les oncogènes (à la suite des modifications génétiques ou épigénétiques) sont devenus aptes à participer en permanence à l'oncogenèse.
3.2 Les anti-oncogènes ou gènes suppresseur des tumeurs
On a rapidement constaté qu'il existe aussi des gènes jouant le rôle de frein et arrêtant la prolifération. En effet, l'hybridation d'une cellule capable d'initier une tumeur chez un animal avec une cellule saine, qui crée une cellule contenant l'ensemble des chromosomes des deux cellules, fait disparaître la tumorigénicité, ce qui montre l'existence, dans une cellule saine, de gènes s'opposant à l'action des oncogènes, qu'on a appelés anti-oncogènes ou gènes suppresseurs de tumeurs. Il faut, en général, que les deux allèles de ces gènes aient été inactivés par mutagenèse ou épigenèse pour annuler leur capacité anti-oncogène : ce sont donc des gènes dominants. Le premier découvert a été le gène Rb (découvert grâce à l'étude du rétinoblastome). On connaît aujourd'hui une trentaine de ces gènes, qui interviennent spécifiquement dans certains types de tumeurs. En réintroduisant le gène suppresseur manquant dans une cellule tumorale, on arrête sa prolifération. Knudson concluait en 1971, dans le cas des rétinoblastomes de l'enfant, à la nécessité de deux événements impliquant les deux allèles du gène suppresseur Rb, l'un hérité et l'autre induisant une mutation somatique dans les cas familiaux, les deux étant des mutations somatiques dans les cas sporadiques.
Cependant, l'inactivation d'un seul allèle d'au moins une douzaine de gènes suppresseurs (gènes impliqués dans la réparation de l'ADN : ATM, BLM, FEN1 ; gènes dont les produits participent à la transduction de signaux : PTCH, PTEN, NF1, ou à la régulation du cycle cellulaire, KIP1) suffit pour augmenter le risque de développement de cancers par un effet de dosage du produit du gène impliqué [5].
3.3 ARN non codants et micro-ARN
Un degré supplémentaire de complexité dans les mécanismes de transformation d'une cellule normale en cellule tumorale a été introduit par la découverte du rôle joué par des ARN non codants, les micro-ARN dans certains cancers. Le premier mi-ARN, lin-4, a été identifié chez Caenorhabditis elegans ; en tant que régulateur négatif de l'expression de certains gènes, il intervient dans le déroulement du cycle vital de ce ver. Le génome humain renferme au moins 300 mi ARN et des mutations ou des anomalies d'expression de certains d'entre eux sont observées dans divers cancers (leucémies lymphoïdes chroniques à cellules B, cancers du colon, du sein, de la prostate, du poumon, entre autres). Les mi-ARN affectés par ces mutations ou ces anomalies d'expression interviennent alors comme suppresseurs de tumeurs, voire comme oncogènes [6,7].
3.4 Mécanismes de sauvegarde du patrimoine génétique
Les espèces actives de l'oxygène sont des agents d'oxydation extrêmement puissants ; ils attaquent tous les constituants cellulaires et provoquent chaque jour, dans chaque cellule, plus de dix mille lésions de l'ADN, dont une dizaine de lésions très graves, telles que des cassures double-brins ou des pontages intra ou inter-brin de l'ADN [1]. Une heure d'exposition au soleil à midi l'été induit 60 000 à 80 000 dimères dans l'ADN de chaque cellule de la peau.
La cellule ne subit pas passivement les lésions infligées par les agressions d'origine endogène ou exogène ; la vie serait d'ailleurs impossible en l'absence de systèmes de défense. Ceux-ci ont été façonnés par l'évolution. Les cellules de mammifères sont dotées de défenses puissantes contre les agressions, qui sont analysées dans la contribution d'Averbeck et que nous ne feront qu'évoquer ici. Presque le tiers des gènes d'une cellule de mammifère est consacré à ces mécanismes de protection. Il en existe trois principaux.
3.4.1 Défense contre les agents d'oxydation
Il en existe, dans une cellule, deux types : molécules anti-oxydantes (tel le glutathion) ou qui inactivent directement les radicaux oxygènes et systèmes enzymatiques détruisant les agents d'oxydation (péroxydase, superoxyde dismutase, catalase, etc.). Ces deux types de produits sont plus abondants dans une cellule après une agression (par exemple irradiation par les ultraviolets du soleil). Cette réaction (induction des gènes de défense contre les agents d'oxydation) est très efficace si l'agression n'est pas intense. Dans les cellules des mammifères, plusieurs gènes sont impliqués dans la réponse aux stress oxydatifs : ils sont inductibles.
3.4.2 Sauvegarde du génome
Les molécules d'ADN sont extrêmement fragiles et subissent les agressions de nombreux agents physiques et chimiques d'origine endogène et exogène, qui peuvent les altérer. Deux mécanismes contribuent à cette sauvegarde.
La réparation de l'ADN. Ce phénomène, inconnu il y a un quart de siècle, est devenu un des chapitres majeurs de la biologie contemporaine. Étant donné la fréquence des lésions de l'ADN ou des agressions externes (par exemple, les ultraviolets du soleil, les rayonnements ionisants naturels, et d'innombrables produits chimiques, notamment ceux présents dans les végétaux [8], les systèmes de réparation interviennent fréquemment. Des systèmes de détection cheminent constamment le long des molécules d'ADN et alertent, en cas de lésion, des mécanismes de signalisation (ATR/ATM). Ceux-ci activent des effecteurs, qui arrêtent la progression des cellules dans le cycle cellulaire (pour donner aux cellules le temps de réparer la lésion de l'ADN avant la duplication des molécules d'ADN et la mitose) et stimulent les systèmes de réparation. Ceux-ci sont multiples et très voisins, de la levure à l'homme. Il existe plusieurs systèmes de réparation des différentes lésions de l'ADN, et le choix de celui mis en œuvre dépend des lésions dans la cellule et les cellules voisines, ainsi que de l'agent causal.
La cellule peut être tuée par des lésions irréparables, mais les mutations sont dues, dans l'immense majorité des cas, à des erreurs commises pendant la réparation de l'ADN. Le risque de réparation fautive croît avec la dose et le débit de dose ; il est augmenté quand la cellule se divise par exemple à cause d'une prolifération compensatrice, quand l'agression a tué une proportion notable de cellules.
L'élimination par la mort des cellules lésées. Elle survient dans deux cas :
- • quand le nombre de lésions est très petit et que le système de réparation n'a pas été activé [9,10]. Dans ce cas, les cellules meurent du fait de l'existence de ces lésions ;
- • pour des doses plus élevées, quand il existe des lésions non réparables ou non réparées ; le système apoptotique est alors activé et élimine les cellules. De nombreux gènes, notamment le p53, sont impliqués dans cette réponse apoptotique. Cette autodestruction de la cellule dont le génome a été altéré est le résultat d'un enchaînement d'événements précisément régulé. La perte de l'aptitude de la cellule à se suicider (pour préserver l'intégrité du tissu et de l'organisme) peut être la conséquence d'une altération de l'un des nombreux gènes impliqués dans l'apoptose. Cette perte joue un rôle très important dans la cancérogenèse.
On a récemment montré qu'une faible dose de rayons X (2 mGy ou 0,29 mGy) provoque, par des cytokines, l'apoptose de cellules transformées [11], ce qui pourrait donner une explication de l'effet d'hormesis.
Le choix entre réparation et apoptose est notamment déterminé par le nombre de lésions dans la cellule et les cellules voisines. Quand le nombre de cellules lésées est faible, l'apoptose semble privilégiée ; inversement quand il est élevé, la réparation est prioritaire [12]. Cette stratégie correspond à une logique du moindre coût. La mort d'une petite proportion de cellules est facilement compensée à l'échelle tissulaire. Inversement, celle d'une proportion élevée de cellule peut altérer le fonctionnement du tissu et menacer la survie de l'organisme. Faire face au risque à court terme est alors prioritaire par rapport aux risques à long terme qu'introduisent les réparations fautives (cancérisation, dégénérescence).
Cette thèse est confirmée par l'analyse simultanée de l'activation ou de l'inhibition de la transcription de milliers de gènes grâce aux puces à ADN (micro-arrays). Cette méthode montre que ce ne sont pas les mêmes gènes qui sont inhibés ou activés en fonction du nombre et de la nature des lésions provoquées dans l'ADN d'une cellule et des cellules voisines (systèmes de signalisation intercellulaire). De plus, Franco et al. [13] ont montré que la chronologie des changements d'expression varie avec la dose : elle est précoce après une dose élevée, tardive (deux jours) avec une dose faible. De même, les modifications du protéome varient non seulement quantitativement, mais aussi qualitativement avec la dose. La sophistication des systèmes de défense cellulaires est donc très grande (voir la contribution d'Averbeck).
Au terme de ces phénomènes il y a trois possibilités :
- – réparation fidèle : la cellule est redevenue normale ;
- – mort : la cellule est éliminée ;
- – persistance d'une lésion ou réparation fautive ayant causé une mutation.
Les fréquences respectives de ces trois issues dépendent de la nature et du nombre des lésions. Si le nombre des lésions simultanément présentes dans une cellule est élevé, les systèmes de sauvegarde sont moins efficaces et la probabilité de réparation fidèle plus petite [14]. De plus, la conversion d'un proto-oncogène en oncogène dans une cellule qui n'a subi aucune autre altération de son génome conduit, soit à la sénescence, avec arrêt de la prolifération, soit à l'apoptose. Il en est ainsi de l'expression anachronique ou ectopique de quelques gènes c-myc, gène codant la cycline B1, du gène codant le facteur de transcription E2F1, ainsi que de la perte de la fonction de certains gènes suppresseurs.
Certains gènes, en particulier le p53, jouent un rôle important dans ces phénomènes. Celui-ci peut interrompre la progression de la cellule agressée dans le cycle cellulaire de façon à augmenter le temps disponible pour la réparation de l'ADN. Il joue aussi un rôle important pour déclencher l'apoptose. Son altération peut empêcher l'élimination par apoptose des cellules dont la réparation a été incomplète ou fautive. Dans ce cas, la survie de cellules dont le génome est anormal permet l'accumulation, dans une même cellule ou lignée, de lésions provoquées par des agressions successives.
Le gène p53 est altéré dans plus de la moitié des tumeurs humaines, ce qui souligne l'importance de sa fonction [15,16].
On a émis l'hypothèse que les cellules souches réagissent, après une agression, de façon différente par rapport à des cellules plus différenciées [17]. Leur mort par apoptose serait plus fréquente, ce qui réduit le risque de mutation. Ce mécanisme jouerait un rôle protecteur, puisque les cellules souches, comme le montre R. Monier dans sa contribution, ont un rôle crucial dans la naissance et l'évolution d'un cancer. La plupart des tumeurs humaines sont monoclonales, c'est-à-dire qu'elles sont constituées de cellules qui toutes descendent d'une même cellule, qui a été initiée. Il est, en effet, très vraisemblable que, dans la plupart des tumeurs, cette cellule mère était une cellule souche saine qui a été transformée en une cellule souche tumorale et a donné naissance à d'autres cellules souches tumorales dont certaines se sont différenciées, donnant naissance à l'ensemble des cellules tumorales, parmi lesquelles seule une très faible proportion sont des cellules souches tumorales. Il est vraisemblable que seules les cellules souches tumorales, quand elles deviennent capables de migrer, peuvent donner naissance à des métastases.
4 De l'initiation d'une cellule à l'émergence d'un cancer : la promotion et la progression
4.1 Généralités
L'apparition d'un oncogène et la disparition d'un gène suppresseur ne suffisent pas à transformer une cellule saine en une cellule maligne. D'autres altérations génétiques ou épigénétiques sont nécessaires. Si la cellule mère de la tumeur est un progéniteur : il faut qu'elle soit immortalisée, c'est-à-dire que le système de sénescence qui entraîne la mort cellulaire après un nombre défini de mitoses disparaisse : dans tous les cas il faut aussi que soient altérés les systèmes apoptotiques. Il faut aussi que disparaisse l'inhibition de contact et que soient acquises des propriétés d'angiogenèse et d'invasion des tissus voisins ainsi que de migration.
En 1954, Armitage et Doll, en prenant en compte la distribution des cancers en fonction de l'âge des patients, avaient proposé une théorie multi-étape de l'oncogenèse selon laquelle, pour les tumeurs solides, six à dix altérations spécifiques s'accumulent dans une même cellule. Néanmoins, dans une étude ultérieure [18], ces auteurs ont admis que nombre de formes fréquentes de cancers impliqueraient deux étapes, d'initiation et de promotion. Cette théorie multi-étape est en accord avec l'identification des altérations génétiques dans les cancers coliques par Vogelstein et ses collaborateurs (voir [19]).
En dépit des progrès réalisés au cours des dernières années dans l'identification de nouveaux proto-oncogènes et gènes suppresseurs de tumeurs, il est probable que tous les gènes dont les altérations peuvent contribuer à l'oncogenèse n'ont pas encore été identifiés.
L'ambitieux projet américain intitulé Cancer Genome Atlas Project s'est fixé pour objectif de poursuivre et éventuellement d'achever cette identification. Dès maintenant, des résultats récents (voir par exemple [20]), qui ne peuvent prétendre à être exhaustifs, suggèrent des situations beaucoup plus complexes que celles classiquement évoquées. Cette étude a été conduite à l'aide de méthodologies bio-informatiques élaborées sur un nombre réduit (11) de tumeurs du sein ou du colon. Elle s'est limitée à n'explorer qu'une faible fraction du génome humain, constituée par l'ensemble des séquences codant pour des protéines répertoriées dans la base de données Human Consensus Coding Sequences (CCDS). Néanmoins, les résultats suggèrent que le nombre de mutations somatiques non synonymes accumulées au cours de la transition entre tissu sain et tumeur métastatique s'élèverait à 67 pour les cancers du sein et à 52 pour les cancers colorectaux. Une fraction seulement, 12 en moyenne dans les cancers du sein, neuf dans un cancer colorectal, porterait sur des gènes qualifiés de CANgenes, et serait l'objet de sélection au cours du processus oncogène ; les autres mutations seraient phénotypiquement neutres. Parmi les CANgenes, on note l'existence de gènes jamais identifiés comme gènes impliqués auparavant dans l'oncogenèse. En outre, cancers du sein et cancers colorectaux présentent des spectres de mutations distinctes marquées par un excès de transversion CG–GC dans les cancers du sein et de transitions CG–TA, portant des séquences 5′-CpG-3′ dans les cancers colorectaux, suggérant des mécanismes mutationnels différents.
De même, les deux types de tumeurs présentent des différences dans le choix des gènes mutés : par exemple, les gènes de métalloprotéases sont plus fréquemment mutés dans les cancers du colon que dans les cancers du sein. Une autre observation, d'ailleurs prévisible, porte sur la présence dans deux tumeurs de même type de mutations, soit sur l'un, soit sur l'autre de deux gènes fonctionnellement équivalents, tels que TP53 ou MDM2, RB1 ou CDKN2A, CCND1 ou CD4.
L'ensemble des données rassemblées suggère qu'un même phénotype tumoral peut résulter de l'accumulation d'événements génétiques ou épigénétiques portant sur des gènes distincts. Sous réserve de confirmation susceptible d'être apportée par le développement du programme Cancer Genome Atlas, ces observations sont de nature à modifier radicalement la compréhension des mécanismes de l'oncogenèse et la recherche de traitements ciblés efficaces.
4.2 Les facteurs de promotion
Initialement, on avait cru que ces altérations pouvaient résulter d'une série d'événements indépendants survenus par hasard. On a montré que, statistiquement, ceci était extrêmement improbable [21]. Plusieurs facteurs favorisent cette accumulation.
4.2.1 Divisions cellulaires
Un grand nombre de divisions cellulaires, puisque chacune d'entre elles peut introduire une erreur [22]. La prolifération peut être due à une irritation locale, à l'intervention d'un agent toxique tuant des cellules, ce qui cause une prolifération compensatrice, à des agents stimulant la prolifération (par exemple des hormones, voir Section 4.3). Les données cliniques et expérimentales confirment le rôle important de cette prolifération. De nombreuses expériences ont montré la multiplicité des agents de promotion, par exemple une simple irritation locale réitérée ou tout agent provoquant une prolifération : ainsi, après l'irradiation d'un rein, l'ablation du rein opposé, qui provoque une hypertrophie du rein restant, ou, après irradiation de la mamelle ou de l'ovaire, l'administration d'œstrogènes, après irradiation du foie, l'administration de tétrachlorure de carbone qui, en tuant les cellules hépatiques, provoque une prolifération des cellules survivantes, etc.
Dès le début des années 1980, le rôle de la promotion et de la prolifération cellulaire était clairement distingué de celui de l'effet mutagène par l'expérimentation animale. Cette distinction a été confirmée par des études in vitro. Kennedy et Little [23], après avoir irradié les cellules, en ont ensemencé des nombres variables sur boite de Pétri, les laissant aller à confluence, puis ont compté le nombre de clones de cellules transformées. On s'attendait à ce que ce nombre dépende du nombre de cellules irradiées ensemencées. En réalité, il ne varie pas avec ce dernier et dépend du nombre de mitoses : c'est donc la prolifération des cellules ensemencés qui joue un rôle essentiel. Ceci suggère (au moins pour cette lignée cellulaire) que l'initiation est un phénomène très fréquent et que ce qui détermine le nombre de cellules transformées est le nombre de divisions cellulaires après initiation. Un résultat analogue a été reporté in vivo par Gould [24], en greffant des cellules thyroïdiennes irradiées dans le coussinet graisseux de la patte des rats : le nombre de colonies tumorales était indépendant de la dose d'irradiation. Chez la souris BALB/c, l'irradiation de la mamelle avec une dose de radiation de 1 Gy provoque un cancer chez 14% des souris mais, si les cellules mammaires sont dissociées après l'irradiation et greffées dans les coussinets graisseux de la patte, des cancers sont observés chez tous les animaux. Ceci montre que l'inhibition de la prolifération des cellules initiées par les mécanismes normaux de régulation de la division cellulaire dans les tissus sains empêche le développement de cancer à partir de cellules potentiellement malignes.
4.2.2 Inflammation ou infection
Une inflammation ou une infection s'accompagne d'une secrétion par les lymphocytes de radicaux oxydants, qui provoquent des altérations du génome dans les cellules voisines.
4.2.3 L'instabilité génétique
L'apparition d'une instabilité génétique peut induire l'apparition de nombreuses mutations ou aberrations chromosomiques. Le rôle joué par l'aneuploïdie serait particulièrement important [25]. L'instabilité génétique peut avoir pour origine un défaut de la réparation ou de la synthèse de l'ADN, mais peut aussi être due à d'autres facteurs génétiques ou épigénétiques. Une instabilité cellulaire peut se transmettre aux cellules filles. L'instabilité génétique joue, par exemple, un rôle dans les cancers coliques. L'instabilité génétique varie considérablement selon le type de tumeur, comme on le constate en clinique, puisque la vitesse à laquelle apparaissent des lignées chimiorésistantes ou hormonorésistantes varie selon le type de cancer et même selon le malade.
4.2.4 Amplification clonale
Normalement, les cellules dont l'ADN a été lésé sont éliminées par apoptose. Après une agression (par exemple, une exposition aux ultraviolets du soleil), les cellules saines où l'apoptose fonctionne bien et dont l'ADN aura été lésé seront éliminées, tandis que les cellules avec défaut de l'apoptose survivront ; elles accumuleront les lésions dans leur ADN et se multiplieront pour prendre la place des cellules saines éliminées. Il en résulte une amplification clonale des lignées ayant un défaut de l'apoptose. Ce phénomène est invoqué pour expliquer le développement des cancers cutanés après exposition itérative au soleil [21]. Une lésion du gène p53, dont le rôle est crucial dans l'apoptose, est souvent trouvée dans ces cancers.
4.2.5 Perturbation des communications intercellulaires
Historiquement, les premiers agents de promotion utilisés ont été les esters de phorbol.
4.3 Les hormones
Le cancer du sein et celui de la prostate sont parmi les plus fréquents. Les hormones sexuelles jouent un rôle essentiel dans leur genèse et leur évolution. De même, une hormone hypophysaire, la TSH, intervient dans la naissance et l'évolution du cancer thyroïdien. Les hormones stéroïdes sexuelles n'interviennent pas uniquement en stimulant la prolifération cellulaire : le processus est complexe, comme cela a été montré pour le cancer du sein dans la présentation de H. Rochefort. Cet effet peut être inhibé au niveau des récepteurs par des antagonistes spécifiques utilisés en clinique.
D'autres hormones ont été incriminées, en particulier l'hormone de croissance (GH) et les Insulin Growth Factors (IGF I et II), synthétisés dans le foie sous stimulation par l'hormone de croissance. Les IGF semblent associés à une fréquence plus élevée de certains cancers (sein, prostate, colon–rectum). Dans les acromégalies, le taux d'IGF I sérique est nettement supérieur à la normale et est accompagné d'une augmentation de l'incidence des cancers [26–29]. La question se pose de savoir si l'hormone de croissance et l'IGF interviennent seulement en stimulant la prolifération ou si elles peuvent aussi augmenter, directement ou non, la probabilité d'initiation d'une cellule souche normale.
Un des problèmes difficiles de l'épidémiologie des cancers réside dans les grandes différences selon les pays entre la fréquence des cancers du sein, du colon–rectum et de quelques autres. En particulier, l'occidentalisation des modes de vie s'accompagne d'un changement de l'incidence de ces cancers. On observe aussi (comme en France depuis 1950) une augmentation de la taille (plus de 10 cm pour les garçons et les filles), de la pointure des chaussures, une survenue plus précoce des premières règles (d'environ deux ans en France depuis 1950). Il est donc tentant de lier l'ensemble de ces phénomènes avec une sécrétion plus abondante ou plus précoce de certaines hormones hypophysaires ; cette hypothèse mérite d'être explorée.
4.4 Initiatives et promotion
Les observations humaines confirment les données expérimentales et montrent une évolution en plusieurs étapes, dans laquelle interviennent plusieurs agents cancérogènes, exogènes et endogènes. Nous en verrons des exemples plus loin.
Il est classique de distinguer deux étapes principales : l'initiative et la progression, auxquelles correspondent des initiateurs, qui sont des agents mutagènes et génotoxiques, et des promoteurs, qui stimulent la prolifération cellulaire ou altèrent les communications intercellulaires. Malgré le caractère artificiel de cette distinction, elle garde son intérêt, et il faut noter que la plupart des cancérogènes identifiés par l'épidémiologie ne sont pas des initiateurs génotoxiques, mais sont des promoteurs (alcool, amiante, déséquilibres hormonaux).
Certains agents cancérogènes, tels le tabac et les rayons ultraviolets ou X, sont les deux et sont donc des cancérogènes complets. Cependant, dans le cas du tabac, on peut distinguer l'effet d'initiation de celui de promotion. En effet, l'initiation détermine au niveau des cellules souches des lésions irréversibles, qui persistent pendant toute la durée de la vie, alors que la promotion cesse après l'arrêt de la présence des promoteurs, c'est-à-dire, dans le cas du tabac, dès la fin de l'irritation et de l'inflammation des muqueuses. Or, après la cessation du tabagisme, l'incidence du cancer des bronches diminue rapidement, pour se stabiliser en moyenne cinq à dix ans après l'arrêt à un niveau égal à 5 à 10% du niveau initial (pendant le tabagisme) [30]. À partir de ces données, nous avions estimé que l'effet de promotion correspondait à 80–90% de l'effet cancérogène du tabac et l'effet génotoxique à 5 à 10% [31]. Hazelton et al. [32] ont développé cette approche sur des modèles élaborés, et leurs calculs montrent que la promotion est l'effet très largement prédominant, et que c'est sur cet aspect qu'il faut axer le combat.
Dans le cas du traitement hormonal substitutif de la ménopause, l'effet cancérogène semble essentiellement dû à la promotion, et il disparaît dès l'arrêt de l'administration. Cependant, dans le cas des hormones, on ne peut exclure la possibilité d'un effet d'initiation, car une prolifération intense favorise l'apparition de métastases et d'aberrations chromosomiques [22,23]. Bien entendu, ce risque cancérogène d'une prolifération est plus grand s'il y a un défaut de l'apoptose [21].
Ces considérations suggèrent que, sur le plan de la recherche et de la prévention, il faille donner une large place aux agents de promotion. Un effet de promotion est automatiquement observé si la dose de génotoxique tue une proportion importante de cellules, puisque les survivantes se multiplient rapidement pour combler les vides, phénomène qui est absent à de faibles doses. Comme ceci est exposé dans le rapport conjoint des deux Académies des sciences et de médecine [12], ce mécanisme vient s'ajouter à la plus grande efficacité des mécanismes de sauvegarde (voir Sections 3.4.1 et 3.4.2) pour expliquer que l'effet cancérogène (par unité de dose) soit plus petit à de faibles doses, ce qui, maintenant, a été établi in vivo [33] et in vitro (Redpath). On considérait comme un dogme, il y a vingt ans, que même les plus faibles doses d'un agent cancérogène physique ou chimique exercent un effet cancérogène proportionnel à la dose. Cette notion n'a plus de fondement, alors qu'inversement l'effet d'hormesis, c'est-à-dire la diminution de l'effet cancérogène à de très faibles doses, gagne en crédibilité [11].
4.5 Progression, stabilisation et régression
Une tumeur humaine est monoclonale, ce qui signifie que toutes ses cellules ont pour ancêtre la même cellule, qui a été initiée. Mais, au cours de la croissance tumorale, apparaissent des mutations et donc des sous-clones entre lesquels existe une compétition néo-darwinienne. Ce sont les sous-clones dont la prolifération est le plus rapide qui prédominent, et ce sont les plus malins. Les tumeurs dont la prolifération est la plus rapide sont celles où la dissémination métastatique s'effectue le plus précocement.
Inversement, les lésions prénéoplasiques ou même de petits cancers peuvent régresser [3,4] ou ne pas évoluer pendant de longues périodes, en particulier pour les cancers du sein et de la prostate.
4.6 Les mécanismes de défense tissulaires
Nous avons examiné (Sections 3.4.1, 3.4.2 et 4) les mécanismes de défense de l'organisme contre la cancérogenèse à l'échelle cellulaire. Il s'y ajoute des mécanismes de défense à l'échelle du tissu.
La mutation d'une cellule n'est que la première étape du processus cancérogène. Dans la phase suivante, il faut qu'elle se multiplie et donne naissance à un clone. Divers mécanismes contrôlent la prolifération : ils reposent sur des systèmes de signalisation et de communications intercellulaires. L'inhibition de contact, les interactions entre cellules par de nombreuses cytokines, notamment les TGFβ, jouent un rôle important dans ces systèmes, qui sont similaires à ceux qui opèrent au cours de l'embryogenèse et dans la régénération d'un tissu après une blessure [34,35]. Des données expérimentales montrent la puissance de ces systèmes et confirment leur importance dans la cancérogenèse [36–38]. La probabilité d'échappement des cellules initiées, et donc de cancer, est plus grande quand la proportion de cellules lésées ou tuées est élevée ou les tissus désorganisés [39,40].
Ces conclusions sont en accord avec les données expérimentales, qui montrent qu'à dose égale, une irradiation homogène est plus cancérogène qu'une irradiation non homogène, dans laquelle les cellules irradiée sont en contact avec les cellules non irradiées (à travers une grille par exemple) et avec les données expérimentales et humaines observées après contamination par des radioéléments émetteurs α (radium ou thorium). Dans ces contaminations, des doses de quelques centaines de milligrays sont délivrées aux cellules dans lesquelles est survenue une désintégration. Lorsque la dose est faible, ces cellules sont peu nombreuses et sont entourées de cellules saines ; aucun effet cancérogène n'est observé chez l'homme ou l'animal. Pour des doses supérieures à quelques grays, la fréquence des cancers induits croît brutalement, sans doute parce que la proportion de cellules lésées devient plus grande. L'existence d'un seuil est indiscutable pour les ostéosarcomes observés chez les peintres en cadran lumineux contaminés par la peinture au radium et les cancers du foie observés chez les malades à qui l'on avait injecté du thorotrast comme produit de contraste. La dose par cellule varie peu, c'est celle administrée lors de la traversée d'une cellule par une particule α ; ce qui varie avec la dose, c'est la proportion de cellules irradiées par unité de temps. Deux explications sont possibles qui ne s'excluent pas : (i) les cellules irradiées maintenues en quiescence réparent les lésions ou meurent quand elles ne sont traversées par une seule particule α ; (ii) leur prolifération est contrôlée par les cellules qui les entourent. Si celles-ci sont saines, le cancer n'apparaît pas. Si la dose est élevée, les cellules voisines sont altérées et n'exercent plus de contrôle.
L'échappement aux mécanismes de contrôle est favorisé par la désorganisation du tissu [40], la mort d'une grande proportion de cellules ou la perturbation des communications intercellulaires [39]. De nombreux facteurs, tels que l'inflammation ou l'infection, peuvent faciliter cet échappement et l'émergence d'un clone de cellules transformées. Le rôle du microenvironnement apparaît capital [36,41–43].
4.7 Les défenses au niveau de l'organisme. L'immunosurveillance
Après avoir surestimé, il y a 30 ans, le rôle des défenses immunologiques, puis les avoir sous-estimé, on a maintenant une vision plus équilibrée. Leur rôle est indiscutable. Chez les sujets immunodéprimés (recevant des immunodépresseurs après une greffe ou atteints de sida), on observe une augmentation de l'incidence de divers cancers [44]. Chez les malades atteints de sida, cet excès de cancers disparaît à l'occasion d'un traitement ayant fait disparaître l'immunodépression.
La question qui se pose est de savoir si la baisse des défenses immunologiques chez les gens âgés contribue à l'augmentation, chez eux, de l'incidence des cancers.
La progression tumorale chez un hôte immunocompétent peut résulter de la sélection par le système immunitaire de cellules capables de lui échapper [45].
4.8 La manipulation des systèmes de défense
Ainsi, de nombreuses défenses s'opposent au développement d'un cancer, et les cellules cancéreuses doivent avoir acquis la capacité de les surmonter ou d'y échapper (par exemple, en n'étant plus identifiées comme étrangères par le système immunologique). De nombreux travaux montrent que certaines cellules cancéreuses sécrètent des agents qui induisent en erreur certains systèmes de défense qui, au lieu de combattre les cellules cancéreuses, collaborent avec elles [46].
5 Relation dose–effet
La fréquence des cancers croît avec la concentration ou les doses de l'agent cancérogène, qu'il s'agisse d'agents chimiques ou physiques. Au-dessous d'une certaine dose, variable en fonction de l'âge et du sexe du sujet, on ne décèle aucun effet. On a, à juste titre, fait remarquer que cette observation ne permettait pas d'exclure une petite augmentation de l'incidence, trop petite pour être détectée par l'épidémiologie. L'idée selon laquelle le cancer est dû à une mutation et que des doses mêmes très faibles d'un agent mutagène peuvent induire une mutation fit naître le concept qu'il n'y aurait pas de seuil et que toute dose, même très faible, pouvait induire un cancer. Ce concept d'hypothèse est devenu, au fil des années, un dogme, sur lequel ont été fondés les règlements de protection sanitaire, en particulier pour la protection contre les rayonnements.
En réalité, comme nous venons de le voir, il existe des mécanismes de défense et ceux-ci sont moins efficaces après une forte dose qu'après une faible dose (quand le nombre de lésions par unité de temps est voisin de celui causé par les agents endogènes) car, à forte dose, le grand nombre de lésions interfère avec la réparation. Ces faits remettent en question la relation linéaire sans seuil (voir [12] et Sections 3.4.1, 3.4.2, 4.4 et 4.6).
6 Exemples de processus de cancérogenèse chez l'homme et de prévention
6.1 Lymphomes de Burkitt
Trois étapes semblent nécessaires, chacune d'entre elles ayant des causes indépendantes.
La première est l'infection précoce et massive des lymphocytes par le virus herpès EBV. Elle est due au mode d'alimentation des nourrissons. La mère mastique longuement dans sa bouche la nourriture destinée au bébé avant de la lui donner dans une véritable becquée. Il en résulte une lympho-prolifération polyclonale B ; celle-ci est normalement contrôlée par une immunité cellulaire spécifique.
La deuxième étape est liée à un déficit de cette immunité en raison du paludisme, d'où poursuite de cette prolifération polyclonale au cours de laquelle intervient un troisième phénomène : la translocation du gène c-myc, qui passe du chromosome 8 au chromosome 14 ou 22, dans des régions du chromosome où existe une suractivation des gènes. Il apparaît alors une prolifération monoclonale à partir de la cellule où cette translocation s'est produite (G. de Thé).
L'éducation des femmes africaines, en leur apprenant à ne plus donner la becquée, et la lutte contre le paludisme ont fait pratiquement disparaître la maladie de Burkitt des régions où elle était fréquente.
6.2 Cancer du col utérin
Ce cancer est dû à un papilloma virus. Cependant, ces virus papillomas sont très répandus et la contamination est précoce. L'histoire naturelle de ce cancer montre une évolution par étapes successives : apparition de dyskératoses, puis du cancer in situ et, enfin, d'un cancer invasif après une évolution qui s'étale sur plusieurs décennies.
La diminution spectaculaire de l'incidence et de la mortalité de ce cancer s'explique par : (1) les progrès de l'hygiène gynécologique, les infections favorisant la promotion et la progression de ce cancer, et (2) la pratique du frottis cervico-vaginal, qui permet de détecter et de traiter les lésions pré-néoplasiques. Dans les pays industrialisés, la conjonction de ces deux mesures a entraîné un progrès considérable.
La vaccination contre les principaux virus papillomas oncogènes ouvre une nouvelle voie, particulièrement intéressante. L'indication de cette vaccination doit s'inscrire dans une stratégie globale.
6.3 Cancer de l'estomac
Il est dû à l'infection par une bactérie : Helicobacter pylori. Depuis un demi-siècle, son incidence et sa mortalité ont été divisées par quatre dans les pays industrialisés. Ce progrès considérable est dû à un changement des habitudes alimentaires, rendu possible par les réfrigérateurs (moins de conserves salées et de saumures, plus de produits frais, de légumes et de fruits) et par l'usage des antibiotiques, qui a réduit la quantité d'Helicobacter dans l'estomac.
6.4 Cancer du foie
La France est un des pays d'Europe où ce cancer est le plus fréquent. Son incidence est accrue par l'alcoolisme et les cirrhoses alcooliques du foie, sur lesquelles se développe le cancer. L'allongement de la durée de vie des malades cirrhotiques a accru le risque de cancérisation. La vaccination contre le virus de l'hépatite B a un rôle utile en prévention, bien que les virus ne jouent en France qu'un rôle limité par rapport à l'alcool.
Malheureusement, il n'existe pas encore de vaccin contre l'hépatite C, qui se transmet par les voies sanguines et sexuelles. La seule méthode de prévention dans ce cas repose sur l'éducation des adolescents.
☆ Ce texte est très largement inspiré par l'appendice sur la cancérogenèse rédigé par R. Monier et moi-même pour le rapport sur les causes du cancer en France. L'auteur remercie beaucoup R. Monier pour les nombreuses et fructueuses discussions qu'il a eues avec lui.