1 Introduction
L'envenimation scorpionique est un problème de santé publique majeur dans les pays tropicaux et subtropicaux [1]. Le tableau symptomatique développé après une piqûre de scorpion est varié, et dépend de facteurs liés aussi bien à la victime qu'à l'arthropode incriminé [2–7]. Les patients envenimés par scorpion ont été classés en trois différents grades, en se basant sur les différentes manifestations cliniques qu'ils présentaient. Cette gradation varie d'un état bénin (douleurs et rougeurs locales) jusqu'à un état gravissime caractérisé par un dysfonctionnement cardiorespiratoire responsable de la mort de la victime. Cette gradation a été fortement corrélée avec la cinétique des toxines scorpioniques dans le sérum du patient [8].
La toxicité du venin de scorpion provient essentiellement des neurotoxines qu'il contient, qui agissent en stimulant ou en inhibant l'activité de certains composants des canaux ioniques membranaires des cellules excitables, telles que les cellules musculaires et nerveuses. En fait, de nombreux peptides biologiquement actifs ont été identifiés dans le venin de scorpions de différentes espèces. Les plus potentiellement toxiques sont les neurotoxines, qui agissent sur l'activité des canaux sodiques et potassiques et sont le plus souvent responsables des différentes manifestations de l'envenimation scorpionique [1]. Malgré le nombre de travaux concernant le venin de scorpion et ses effets toxiques, peu d'études ont été réalisées sur des modèles de gestation. Merei et Ibrahim [9] ont signalé une délivrance fœtale pré-terme chez une femme enceinte, consécutive à une piqûre par Leiurus quinquestriatus. Cette observation s'avère la plus pertinente en cas d'envenimation scorpionique chez des victimes gravidiques [9]. Par ailleurs, d'autres empoisonnements par piqûre ou morsure d'animaux venimeux se sont avérés fatals, tant pour la mère que pour les fœtus [10].
Le scorpion Buthus occitanus tunetanus est l'un des plus fréquemment impliqués en Tunisie dans les envenimations scorpioniques chez l'homme [8]. Martin et Rochat [11] ont dénombré treize fractions peptidiques toxiques pour la souris du venin de ce scorpion. Différents travaux postérieurs ont caractérisé nombreuses fractions peptidiques biologiquement actives et toxiques, telles que : BotI, BotII, BotIII, BotIV, BotV, BotVI, BotXI, KBot1, KTX3, la fraction M1 et la fraction non toxique LPV1 et la bradykinin-potentiating peptide BPP [12–23]. Le BPP présente une large gamme d'activités biologiques sur différents organes. Au niveau du tractus génital, il induit une augmentation du nombre des follicules secondaires au niveau de l'ovaire, du nombre et de la taille des glandes endométriales utérines, ainsi qu'une stimulation de la sécrétion de l'œstradiol. Le BPP induit aussi une hypercontractilité utérine [21,22]. Il stimule aussi la production des prostaglandines au niveau du tissu rénal [23]. L'œstradiol et les prostaglandines sont connus pour leurs rôles dans le maintien de la gestation et la parturition. Dès lors, ce travail expérimental avait comme objectif l'étude de l'effet du venin de ce scorpion dans un modèle murin de gestation. Cette étude repose sur le suivi de la course de la gestation et l'activité électrophysiologique du myomètre utérin par suite d'une envenimation expérimentale par Buthus occitanus tunetanus.
2 Matériels et méthodes
2.1 Animaux
Des rattes (de type Wistar blanc) pubères et vierges, âgées de trois à quatre mois, ont été obtenues auprès de l'Institut Pasteur et élevées dans le laboratoire de pharmacologie d'une faculté de médecine.
Les conditions d'élevage prévoyaient un cycle nycthéméral de 14 h de lumière et de 10 h d'obscurité, à une température ambiante de 25 °C. Les animaux recevaient de la nourriture et de l'eau ad libitum.
Après leur acclimatation aux conditions de l'animalerie, les rates ont été mises en présence des rats males afin de permettre l'accouplement et l'obtention de gestations datées. Le premier jour de la gestation correspondait à celui où les spermatozoïdes étaient détectés dans les frottis vaginaux.
2.2 Venin de scorpion
Le venin brut de Buthus occitanus tunetanus a été obtenu auprès de l'Institut Pasteur. Il a été récolté par stimulation électrique du telson de l'animal, puis extrait selon la méthode décrite par Miranda et al. [10] et conservé à −20 °C.
Le jour de l'expérimentation, il était dilué dans une solution physiologique de chlorure de sodium afin d'obtenir une concentration protéique de 500 μg/ml, déterminée par la méthode spectrophotométrique de Lowry. Le venin brut de Buthus occitanus tunetanus a été utilisé dans sa totalité, afin de simuler les cas d'accident d'envenimation.
2.3 Effet du venin de scorpion sur la latence de la parturition
La parturition désigne tous les mécanismes physiologiques impliqués dans le déclenchement et le déroulement du travail.
Deux groupes de six rattes, au 22e jour de la gestation (échéance estimée pour la mise bas), ont été utilisés. Les rattes du groupe 1 (G1) ont reçu en injection intra péritonéale une dose de 500 μg/kg de poids corporel de venin brut de Buthus occitanus tunetanus.
Les rattes contrôle du deuxième groupe (G2) ont reçu, dans les mêmes conditions, une solution physiologique (NaCl à 0,9%) à raison de 1 ml/kg de poids corporel.
G1 et G2 ont ensuite été observés jusqu'à la délivrance de tous les nouveau-nés. Deux périodes ont été précisément mesurées :
- (1) le temps écoulé entre l'injection du venin ou de la solution physiologique et la délivrance du premier rat nouveau né ;
- (2) le temps , temps du travail, écoulé entre la délivrance du premier et du dernier fœtus).
Le nombre (N) et le poids (P) des nouveau-nés ont été déterminés à la naissance. Le temps de travail relatif à chaque fœtus () a été calculé selon la formule suivante : .
2.4 Étude électromyographique de la contractilité utérine
Deux groupes (G3 et G4) de six rattes, au 22e jour de la gestation, ont été utilisés. Les rattes ont été anesthésiées au thiobarbital à raison de 60 μg/kg, trachéotomisées et ventilées artificiellement. En cas de nécessité, des doses supplémentaires de thiobarbital ont été administrées. La ventilation a été réalisée en utilisant un respirateur Pressure Controlled Respirator RSP 1002 (Kent Scientific Corporation), à une fréquence de 35% et une pression comprise entre 3 et 4 cm H2O.
Sous anesthésie, une incision abdominale d'environ 0,5 cm de long a été réalisée, permettant le dégagement de la partie médiane de la corne utérine droite, où deux électrodes ont été insérées dans la couche myométriale externe, entre deux zones d'adhésion placentaire. Les deux électrodes ont été séparées l'une de l'autre d'environ 2 mm. Une troisième électrode, introduite dans la peau du membre inférieur droit de l'animal, tenait lieu de prise de terre.
Après stabilisation du modèle, les rattes du groupe G3 ont reçu une injection intrapéritonéale (côté gauche) de 500 μg kg de venin brut de Buthus occitanus tunetanus et les rattes du groupe G4 1 ml/kg de la solution physiologique.
L'enregistrement de l'activité électromyographique du myomètre a été effectué via un appareil Praxygraph-Alvar II (Paris). Le nombre, la longueur et la hauteur maximale des salves de contractions, ainsi que la longueur des périodes de repos, ont été enregistrées et mesurées (en millimètres).
Seules les salves de contractions et les périodes de quiescence de plus de 40 mm (correspondant à une durée de 15 s) ont été prises en compte. Une échelle arbitraire a été maintenue constante pour la mesure des hauteurs maximales des pics des salves de contraction, comme décrit dans la référence [24]. Les valeurs ont été enregistrées à intervalles de 10 min.
2.5 Analyse statistique
Toutes les valeurs ont été exprimées en moyenne ± écart-type. Les comparaisons des différents paramètres étudiés (, , nombre et poids des fœtus, nombre, longueurs et amplitudes maximales des salves de contractions ainsi que la longueur des périodes de repos) entre les lots envenimés (G1 et G3) et leurs lots témoins respectifs (G2 et G4) ont été réalisées par un test de Mann–Whitney. La différence était considérée comme significative pour .
3 Résultats
Grattements de mâchoires, mastication, salivation, polypnée et agitation ont été observés chez les rattes du groupe G1. Deux rattes de ce groupe ont manifesté une hémorragie vaginale, 148 et 152 minutes après l'injection du venin.
L'analyse statistique a montré une homogénéité des paramètres macro-morphométriques des nouveau-nés ( et et et , respectivement, pour G1 et G2), qui n'étaient pas significativement différents (respectivement et 0,7) entre G1 et son témoin G2 (Tableau 1).
Paramètres morphométriques
Poids fœtal (g) | Nombre des fœtus | |
Bot | 4,602±0,363 | 8±2,529 |
NaCl (0,9%) | 4,621±0,27 | 8,333±1,505 |
p | 0,7 | 0,6 |
En revanche, un allongement significatif () de la durée de la gestation et du temps de travail a été détectée chez les rattes envenimées : et entre G1 et G2 respectivement (Fig. 1) et et minutes, respectivement (Fig. 2).

, temps écoulé à la délivrance fœtale. Bot : venin brut de Buthus occitanus tunetanus ; (∗) p⩽0,05.

, temps du travail relatif à chaque fœtus. Bot : venin brut de Buthus occitanus tunetanus ; (∗) p⩽0,05.
L'étude électromyographique (Fig. 3) a montré une augmentation significative du nombre et de l'amplitude des salves de contraction dans le groupe G3 comparés à ceux du groupe G4 de 10 à 30 min après l'injection du venin. La longueur des salves de contractions a été significativement augmentée, entre 30 et 40 min après l'injection, dans le groupe G3 comparé au groupe ( et , respectivement ; ).

Tracés électromyographiques de la contraction utérine (in vivo) chez la ratte au 22e jour de la gestation, (A) envenimées et (B) contrôle.
À l'inverse, la longueur des périodes de quiescence utérine dans le groupe G4 était significativement plus longue que celle du groupe G3, pour tous les intervalles de temps postérieurs à l'instant de l'injection (Tableau 2).
Mesure des paramètres de l'électromyographie de la contraction utérine (test de Mann–Whitney)
Intervalles de temps (min) | Traitement | Nombre des salves de contraction | Longueur des salves de contraction (mm) | Amplitude maximale des salves de contraction (mm) | Longueurs des périodes de repos (mm) |
[0–10] | Venin de Bot | 5,8±1,4 | 150±4 | 18±2 | 668±76 |
NaCl (0,9%) | 3,8±2,4 | 133±98 | 12±3 | 1082±189 | |
p | 0,1 | 0,15 | 0,016 | 0,004 | |
[10–20] | Venin de Bot | 5,6±1,2 | 146±47 | 18±2 | 677±324 |
NaCl (0,9%) | 2,1±2,0 | 102±76 | 8±5 | 1256±195 | |
p | 0,019 | 0,2 | 0,006 | 0,004 | |
[20–30] | Venin de Bot | 6,3±1,9 | 137±84 | 16±3 | 698±332 |
NaCl (0,9%) | 1,3±1,6 | 72±120 | 6±8 | 1333±244 | |
p | 0,005 | 0,053 | 0,036 | 0,01 | |
[3–40] | Venin de Bot | 5,3±1,9 | 186±77 | 15±3 | 611±268 |
NaCl (0,9%) | 2,6±2,6 | 61±70 | 7±6 | 1199±332 | |
p | 0,07 | 0,024 | 0,054 | 0,024 |
4 Discussion
Peu d'études ont été publiées sur les effets du venin de scorpion pendant la gestation.
Dans ce travail sur un modèle murin, les effets de l'envenimation scorpionique sur la durée de la gestation (latence de la délivrance du premier fœtus) et sur la parturition (temps de travail relatif à chaque fœtus), d'une part, ainsi que sur la contractilité utérine, d'autre part, ont été étudiés.
et ont été significativement allongés chez les rattes gestantes envenimées par rapport au groupe contrôle. Ces résultats démontrent un effet retardant du venin sur la parturition et un allongement de la gestation.
L'étude de l'activité contractile du myomètre révèle une hypercontractilité utérine chez les rattes gestantes envenimées, comparées au groupe témoin, manifestée essentiellement par la réduction des périodes de quiescence. Cet état hypercontractile induit par le venin du scorpion a été observé dans d'autres études expérimentales réalisées sur des femelles d'animaux de laboratoire non gravides [21,25–27]. En fait, en fin de gestation, le myomètre utérin est potentiellement activé suite à une régulation différentiée de l'expression et de l'activité des canaux ioniques de Na+ et de K+, qui sont déterminants dans sa motilité [28–31]. En dépit de cette activité, l'action des toxines sur les canaux sodiques et potassiques serait plus accentuée, d'où l'augmentation considérable de la motilité utérine observé dans ce travail, ce qui confirme les résultats de Merei et Ibrahim [9]. Ces auteurs avaient suggéré l'incrimination de cet effet dans l'avortement fœtal notée chez une femme enceinte piquée par Leiurus quinquestriatus. Vu la faible cinétique de leur élimination [32,33], leur possible persistance dans les tissus utérins [33] prolongerait probablement leurs effets. Cette activité myométriale pourrait être la cause de l'hémorragie vaginale observée chez deux des rattes après injection du venin de Buthus occitanus tunetanus.
La parturition est le phénomène du déclenchement et du déroulement du travail. Elle est le résultat de plusieurs processus, dont la motricité utérine constitue le principal mécanisme. La synchronisation de ces différents processus est déterminante dans son déroulement normal. Il y a trois phase différentes durant lesquelles il y a synchronisation des contractions utérines et de la dilatation cervicale [34]. De même, une adaptation fœtale est recrutée [35]. Dans ce travail, le venin de Buthus occitanus tunetanus induisait, d'une part, une hypercontractilité utérine et, d'autre part, un retard de la parturition, accompagné d'un allongement du temps du travail. Ces phénomènes sont fréquemment observés dans les cas de dystocies dynamiques, caractérisées par des contractions utérines irrégulières et une difficulté d'accouchement, qui est généralement retardé [36].
5 Conclusion
L'envenimation modérée par piqûre de Buthus occitanus tunetanus peut expérimentalement induire un état dystocique chez les femelles en fin de gestation, alors qu'elle pourrait induire une abortion fœtale prématurée quand elle est sévère, comme l'avait rapporté Merei et Ibrahim [9]. Ce phénomène, susceptible de perturber gravement la cinétique de l'accouchement, devrait être pris en considération par les obstétriciens lorsqu'une piqûre concerne une parturiente. Cependant, un recrutement d'autres études plus approfondies est suggéré comme étant nécessaire pour mettre en évidence l'impact d'une telle atteinte sur les différents facteurs hormonaux régulateurs de la gestation.