S’il est bien une interrogation qui revient sans cesse à propos de la recherche fondamentale, c’est bien celle de son impact sur le devenir de l’homme. La biologie – et singulièrement les technosciences médicales –, les biotechnologies – qu’elles soient d’inspiration génétique, informatique, ou autre – sont, plus encore que d’autres disciplines ou technologies, au cœur de cette interrogation.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
Il y a une quarantaine d’années, la recherche en sciences de la vie entamait un virage important !
On passait, en quelque sorte, du domaine des recherches fondamentales en biologie moléculaire – avec, il est vrai, ses éclairages remarquables sur les problèmes de l’hérédité – à l’essor des techniques de l’ADN recombinant. Celles-ci allaient notamment permettre de purifier par clonage les gènes, des organismes supérieurs, ouvrant la voie à la transgenèse, à la création de bactéries, de plantes et d’animaux transgéniques, puis, grâce aux premières techniques de séquençage, à la connaissance des génomes entiers, celui de l’homme notamment.
On a pensé alors, sans doute un peu vite, que connaissant la séquence complète du génome humain, et en ayant repéré les principaux gènes, seraient enfin livrées les clés explicatives de « ce qui fait » l’espèce humaine proprement dite.
C’est en 2001 que Craig Venter [1] et Francis Collins [2] publient la séquence quasi complète du génome de l’homme, après les premières cartes physiques, dues à Daniel Cohen, et génétiques, dues à Jean Weissenbach.
Une discipline nouvelle va naître, la génomique. Divers progrès vont en résulter aux plans fondamentaux et appliqués, concernant les domaines suivants :
- • dans la compréhension des mécanismes de l’évolution au niveau moléculaire, grâce à la génomique comparative ; par exemple chez les levures ou les poissons téléostéens, puis, plus tard, chez l’homme préhistorique (comparaison d’Homo neanderthalensis et d’Homo sapiens), grâce aux travaux de l’équipe de Svante Pääbo, à Leipzig [3] ;
- • dans la typologie individuelle de l’homme (par exemple, grâce à l’étude de la distribution des séquences répétitives [tests à l’ADN] [4] et des polymorphismes de nucléotides [SNP]) ;
- • dans la typologie et la nosologie des maladies rares (par exemple, les myopathies) [5] ;
- • en médecine prédictive, en améliorant la connaissance des gènes HLA, des gènes de susceptibilité (par exemple, recA1,2 [6,7]), y compris pour certains facteurs de prédisposition à des maladies neurodégénératives [8] ;
- • au plan thérapeutique, l’espoir sera ensuite placé, comme chacun sait, sur la thérapie génétique [9], avec certains succès, et sur des techniques de « corrections génomiques » (saut d’exon, translecture de codons – « stop », chirurgie de gènes, etc.).
D’une façon générale, l’abaissement considérable des coûts d’établissement des séquences génomiques a conduit certains médecins, surtout parmi les cancérologues, à proposer la mise en œuvre graduelle d’une « médecine personnalisée » [10], c’est-à-dire adaptée à chaque patient en fonction de la connaissance des mutations, des polymorphismes [11], des translocations chromosomiques, observables dans son génome, assortie d’un suivi génétique et d’une adaptation des agents thérapeutiques au cours de l’évolution de la maladie. Récemment, divers spécialistes en biomédecine commencent également à envisager sérieusement de fonder des diagnostics et des pronostics moléculaires sur la détermination des niveaux sériques en certains petits ARN régulateurs non codants [12,13] – de types micro-ARN, Si-ARN, piwi-ARN, etc. – découverts il y a un peu plus d’une décennie, lesquels interviennent dans la régulation post-transcriptionnelle de nombreux processus physiologiques.
Certes, les choses ne sont pas aussi simples que ne le laisserait supposer l’énoncé des applications effectives ou possibles de la génomique. Il faut en effet prendre en compte au moins trois types de limitations :
- • l’approche de la génomique au plan conceptuel apparaît désormais trop limitée au regard de la physiologie cellulaire ;
- • plusieurs questions, relevant de la bioéthique, se posent à propos de ces démarches ;
- • sans parler des facteurs économiques et sociaux.
1 Remise en cause de l’hypothèse explicative du « tout génétique ». Naissance de la post-génomique
On s’accorde aujourd’hui sur le fait que l’idéal classique, qui visait à expliquer les phénomènes très complexes de la vie cellulaire et organismique, grâce au paradigme du « tout génétique » – c’est-à-dire que les structures et fonctions cellulaires sont la résultante d’un « programme » génétique invariant, sous-tendant tous les processus biologiques – n’a pas été pleinement atteint ! L’idée que tout découle d’un déterminisme génétique strict ne peut être maintenue. Tout n’est pas inscrit en effet, dans les séquences de l’ADN, aux niveaux cellulaires et même moléculaires, sans parler des fonctions cognitives [14] !
On entre dans une ère différente que, dans l’ensemble, on convient de qualifier de « post-génomique », terme pouvant revêtir d’autres dénominations (par exemple, génomique fonctionnelle, protéomique, cellulomique, biocomplexité, ou encore biologie systémique…).
Il s’agit désormais de considérer la cellule comme un système auto-organisé qui tire parti de la structure 3D des protéines, et des milliers d’interactions régulatrices entre les protéines, les acides nucléiques, les petites molécules, et les ions, à l’intérieur de l’ensemble cellulaire.
Les situations et les défis sont donc beaucoup plus complexes que ne semblait l’impliquer le modèle : « un gène, une enzyme, un caractère ».
Par exemple, la découverte des mécanismes « d’interférence–ARN » après celle de l’épissage des transcrits, est à prendre en compte au même titre que celle des protéines régulatrices intervenant directement au niveau de l’ADN.
Le niveau transcriptionnel s’est lui même enrichi de mécanismes faisant intervenir, non plus seulement, la séquence, mais la structure 3D de l’ADN. Il faut également rappeler l’existence des « gènes sauteurs », des séquences répétitives, etc. À l’information portée par les gènes, il convient d’ajouter l’information nécessaire pour en assurer la traduction en protéines fonctionnelles. Le nombre « d’unités de fonction » est donc supérieur à celui de séquences codantes. Enfin, et surtout, la transmission des caractères à travers la descendance n’implique pas que la séquence de l’ADN. On connaît à présent de nombreux cas de transmission épigénétique [15,16] faisant jouer un rôle important aux facteurs du milieu (par exemple, l’alimentation maternelle, l’obésité, etc.).
D’où la vogue des « omiques » (études des « ensembles » intégrés, génome, transcriptome, protéome, métabolome) et de leurs interactions (Fig. 1).
2 Aspects bioéthiques
Parmi les questions du domaine de l’éthique, qui se posent au sujet des technologies prédictives de la médecine faisant intervenir des analyses du génome humain (conseil génétique), figurent « classiquement », les dangers de l’eugénisme et les problèmes de confidentialité.
Pour l’heure, la thérapie génique n’est pratiquée, il est vrai, qu’au sein des cellules ou tissus somatiques. Les gènes correctifs ou compensateurs utilisés ne sont donc pas transmis à la descendance. Mais ne sera-t-on pas tenté dans l’avenir d’intervenir au niveau des gamètes afin d’éviter les risques pouvant être encourus chez les individus susceptibles d’hériter des parents d’un grave facteur de risque ?
Il faut également signaler le danger de réaliser une médecine à deux vitesses : même si (nous l’avons souligné) les coûts liés à l’établissement des séquences génomiques ont beaucoup baissé, ils ne sont pas pour autant négligeables. A contrario, il est vrai, cette forme de médecine personnalisée permettrait sans doute d’éviter des traitements inutiles et coûteux.
Reste également la question plus générale du fossé qui demeure entre la connaissance génétique des personnes et celle de leur état psychique. Là encore, on progresse dans la mise en évidence des altérations génétiques accompagnant les maladies neurodégénératives (cf. supra), sans que l’on soit en état de prétendre lire le psychisme, les facultés cognitives d’un individu dans ses gènes !
3 Biologie synthétique
Les ambitions de la recherche recouvrent souvent le souhait plus ou moins implicite de parvenir un jour, grâce aux avancées de la biologie (que celles-ci relèvent des progrès des biotechnologies ou d’autres approches), à doter l’homme de propriétés « nouvelles » (génétiques, ou autres), le mettant à l’abri des aléas physiologiques et lui conférant des aptitudes physiques et/ou intellectuelles grâce à la post-génomique ou à l’implantation de capteurs. Certains n’hésitent pas à parler ici, de « l’homme augmenté ».
Bien qu’à très long terme, la question se pose de manière plus précise (et relève moins de la pure spéculation) depuis l’émergence d’avancées spectaculaires dans ce nouveau domaine des sciences de la vie, intermédiaire entre la génomique et la chimie des polymères, à savoir la biologie synthétique [17]. En effet, depuis les travaux du chimiste indien Khorana [18], qui, il y a 35 ans, parvint, pour la première fois, à synthétiser un gène, les chimistes contemporains ont réussi à fabriquer, in vitro, des génomes entiers (!) provenant de virus de tailles croissantes, puis de bactéries. C’est ainsi qu’en 2010, l’équipe de Craig Venter a réalisé la synthèse complète de l’ADN génomique d’une cellule, en l’occurrence celui de la bactérie Mycoplasma genitalium (582 000 paires de bases !) [19]. Mieux encore, elle est parvenue à remplacer intégralement le génome « naturel » de la cellule bactérienne par un génome entièrement synthétique, obtenant une souche parfaitement viable, possédant les caractéristiques liées à ce génome de substitution [20] !
Les biotechnologies commencent à tirer parti de cette biologie de synthèse pour conférer des propriétés nouvelles à des souches de levures, telle que l’aptitude à synthétiser des molécules d’importance pharmacologique. Réaliser cela dans une cellule d’un eucaryote supérieur, telle qu’une cellule humaine, n’est certes pas pour demain [21]. Pour autant, et même si le génome humain est mille fois plus complexe que celui d’une bactérie, on ne peut s’empêcher de penser qu’à long terme une telle opération s’avérera peut-être réalisable en vue de « remplacer » telle ou telle séquence « défectueuse » du génome d’un patient !
D’aucuns vont plus loin, avec le projet de changer le code génétique (sept lettres au lieu de quatre) ou les aminoacides entrant dans la composition des protéines. Ce sera sans doute là l’objet d’autres colloques sur le devenir de l’homme !
Déclaration d’intérêts
L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.