Entrée à l’Institut Pasteur en septembre 1962 pour un stage qui devait être bref, j’y ai travaillé pendant 33 ans.
J’avais à l’époque quitté la médecine et la préparation de l’Internat, fascinée par les cours donnés à la faculté des sciences par Jacques Monod. C’est dans son service, où il m’accepta (malgré m’avait-il dit, « mon appartenance à la médecine et au sexe féminin ») que j’ai préparé une thèse de sciences sous la direction de mon mari Henri Buc. J’ai ensuite émigré dans le laboratoire de François Jacob, que j’ai quitté en 1992.
Je ne décrirai pas ici le magnifique parcours de François Gros, tour à tour éminent chercheur qui attirait autour de lui nombre de grands scientifiques, et qui collaborait avec les meilleurs spécialistes internationaux de l’époque ; puis directeur général de l’Institut Pasteur, professeur au Collège de France, membre de l’Académie des sciences, dont il deviendra le secrétaire perpétuel, et conseiller scientifique de François Mitterrand.
De fait, durant toute cette période, je le connaissais à peine.
Ce n’est que depuis ma retraite, au début des années 2000, que j’ai eu la grande chance d’interagir avec lui, interaction qui a duré jusqu’à sa disparition. Je citerai trois moments qui ont été particulièrement importants pour moi :
(1) Mes nouveaux investissements me rapprochaient de la médecine et de l’Afrique. Je participais alors activement à une association médicale franco-africaine qui souhaitait organiser en République Démocratique du Congo un dépistage néonatal de la drépanocytose. Cette maladie génétique, la plus fréquente au monde, effroyablement douloureuse et potentiellement mortelle chez les homozygotes (les petits enfants atteints dépassant rarement l’âge de cinq ans en Afrique) est liée à une mutation d’un gène codant pour une des chaînes de l’hémoglobine. Pour entreprendre ce dépistage, il fallait nous doter d’équipement spécialisé, et obtenir un financement. Sur la suggestion de Stuart Edelstein, membre du conseil scientifique de l’association — qui venait de publier un livre, Biologie d’un mythe, concernant les implications culturelles de la drépanocytose — j’ai pris contact avec François Gros en 2004. Celui-ci, alors secrétaire perpétuel honoraire de l’Académie des sciences, a été un rapporteur bienveillant du projet que j’avais soumis à l’Académie. Grâce à lui, nous avons obtenu d’importantes subventions deux années successives.
(2) Puis François Gros m’a généreusement associée au COPED (comité pour les Pays en développement) qu’il avait créé en 1996 au sein de l’Académie. Afin de promouvoir des échanges scientifiques avec les pays d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne, le COPED organise des forums axés sur des problèmes spécifiques (dans le domaine de la science, de la santé, des ressources énergétiques, de la démographie, etc.). J’ai participé à deux d’entre eux, François m’ayant demandé d’en rédiger les actes. Ce lourd travail m’a permis de rencontrer des responsables africains, universitaires, scientifiques, membres des Académies, et de prendre conscience de leurs problèmes et des avancées possibles, dans le contexte de chaque pays. Le forum de 2009 était centré sur l’éducation, depuis l’enseignement primaire jusqu’à l’Université. Le forum de 2011 avait pour titre : « Eau, santé, agriculture en Afrique ». Les participants s’étaient efforcés de dresser un état des lieux concernant les ressources en eau dans leur pays. En parallèle, les chercheurs français et africains avaient rapporté des approches méthodologiques de pointe pour l’assainissement et la prévention des risques.
Ma participation aux travaux du COPED a duré près de trois ans ; elle m’aura permis de me consacrer désormais à des investissements plus humains que ceux qu’offre la recherche pure. Très progressivement, en écoutant et en travaillant aux côtés de François, j’avais fait vraiment sa connaissance. J’avais apprécié son amour désintéressé de la science, son action souvent harassante pour rendre les forums utiles dans leurs retombées, et cela dans des domaines souvent éloignés de sa formation initiale.
(3) C’est alors que j’ai fait un retour vers la médecine en privilégiant ses aspects socio-culturels, en interaction avec le professeur Frédéric Galactéros. Celui-ci, grand spécialiste de la maladie drépanocytaire, m’avait demandé de recueillir le témoignage des patients sur leur vécu, leur ressenti, leurs méthodes pour gérer au mieux les interactions entre leur travail et leur maladie. Ces entretiens ont fait l’objet d’un livre, intitulé La maladie génétique au quotidien. La drépanocytose, histoires de vies. Là encore, l’interaction avec François a apporté beaucoup : il nous a encouragés à maintenir ferme l’esprit de notre approche (donner la parole à ceux qui ne parlent pas d’ordinaire) ; il relisait mes textes, faisait des suggestions pour rendre le livre plus accessible. Il a écrit une belle préface pour ce premier livre et a aidé à sa publication aux Presses Universitaires de France.
Mon lien avec François Gros a perduré. Bien souvent, et jusqu’à la fin, j’ai franchi la porte de son nouveau bureau, quai Conti, en haut de la tour où l’on était à la fois tout proche du Louvre et du ciel. Je le tenais au courant de mes nouveaux projets auprès des patients drépanocytaires. Mais nos conversations étaient souvent plus personnelles. Je lui disais mes questionnements. Il me disait les nombreuses sollicitations dont il était l’objet, auxquelles il tentait de répondre. Nous parlions du monde qui nous entoure…
François avait un don très rare et très précieux : celui d’accueillir toutes sortes de gens et de les écouter avec bienveillance, faisant affleurer le meilleur de ce qui est en eux. Avec sa modestie habituelle, il me disait « n’avoir été qu’un impresario ». Bien au contraire, et nous en avons la profonde conviction Henri Buc et moi-même, ce cœur intelligent et généreux qui ne savait pas dire non, a été le socle et le moteur d’une vision humaniste de la science.
Après avoir parlé avec lui, je quittais l’Institut de France dans un état d’esprit serein. C’était devenu une tradition, je m’engageais sur le pont des Arts, puis traversais la Cour carrée du Louvre dans l’allégresse.
Déclaration d’intérêts
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leurs organismes de recherche.