« La présentation technocratique des SfN comme de simples “solutions” ou correctifs à la dégradation de l’environnement provoquée par les économies fondées sur la croissance entrave le changement transformateur en ce sens qu’elle occulte la réalité selon laquelle ces problèmes sont fondamentalement humains, provoqués par des normes et des institutions qui n’accordent pas de valeur à la nature. » [1]
1. Introduction
Les solutions fondées sur la nature (SfN) sont aujourd’hui très prisées par diverses institutions qui souhaitent trouver des solutions face à des changements globaux de plus en plus prégnants, et plus particulièrement ceux en lien avec la crise de la biodiversité. Selon l’UICN [2, 3], les SfN sont des « actions visant à protéger, gérer durablement et restaurer les écosystèmes naturels et modifiés qui répondent aux défis sociétaux de manière efficace et adaptative, en bénéficiant simultanément aux populations et à la nature ». Cette définition est également alignée sur celle approuvée par les Nations unies [4]. Les SfN intègrent ou sont souvent un label pour des approches comme celles des infrastructures vertes [5], ou de l’ingénierie avec la nature [6]. Certains types de SfN spécifiques aux bassins versants sont également appelés gestion naturelle des inondations ou mesures naturelles de rétention de l’eau (par exemple, [7]). Ces SfN ont été aussi largement utilisées pour la mise en œuvre de stratégies autour de l’adaptation au changement climatique [8], même si plusieurs autres domaines sont concernés [6]. Il y a ainsi une « montée » des SfN dans la sphère institutionnelle, qui peut être en partie une réponse rhétorique à l’évolution des priorités et de la terminologie des bailleurs de fonds de la recherche et de la pratique, dont les modes d’action sont très liés aux préoccupations sociales et économiques, et qui vont ainsi justifier une intervention souvent essentiellement techno-centrée sur la nature [9]. Les SfN ont émergé pendant les années 2000, en parallèle d’autres propositions de mode d’action, plus anciennes, comme l’ingénierie écologique ou encore l’adaptation fondée sur les écosystèmes. Dans cet article, nous avons souhaité brosser tout d’abord un tableau historique de la genèse de l’ingénierie écologique, puis celle des SfN. Ensuite, nous avons recherché, dans la littérature scientifique foisonnante qui discute depuis plus de deux décennies du bien-fondé de ces modes d’action, des preuves de l’efficacité des expérimentations ou travaux présentés in fine quant à la réhabilitation de la biodiversité pour elle-même. Nous constatons, dans les articles analysés, l’absence d’intérêt systématique pour cette question. Nous terminons cet article en discutant la notion de restauration socio-écologique comme potentiellement plus efficace du point de vue de la prise en compte de la biodiversité pour elle-même. Pour étayer cette discussion, l’exemple français emblématique de la réhabilitation de la rivière Bièvre est évoqué, et quelques recommandations pour aller dans ce sens sont proposées. Nous nous questionnons enfin sur une imprégnation plus écocentrée que pourraient prendre ces SfN in fine.
2. Les prémices des SfN : émergence et déploiement de l’ingénierie écologique
L’ingénierie écologique comme mode d’intervention est née en Chine dans les années 1960, et a été initialement définie comme une philosophie de « conception avec la nature », notamment en lien avec le traitement des eaux usées [10]. Il s’agissait pour Shijun « d’un système de production spécialement conçu dans lequel les principes de la symbiose des espèces et du cycle et de la régénération des substances dans un système écologique sont appliqués en adoptant la technologie de l’ingénierie des systèmes ».
Cette vision philosophique de « conception avec la nature » va influencer fortement la réflexion scientifique de ce qui deviendra l’ingénierie écologique dans sa déclinaison américaine, développée par H. T. Odum dans les années 1960. La définition que H. T. Odum va donner à cette ingénierie écologique est imprégnée de thermodynamique et fait appel aux sciences de l’ingénieur dans un cadre d’ingénierie classique. Pour Odum, « l’objet » écologique est parfaitement identifié [11] : il s’agit de l’écosystème, l’unité cardinale dans le grand agencement du vivant (qui s’organise en organismes, populations et communautés). En 1962, Odum propose une première définition : « l’ingénierie écologique est une manipulation environnementale faite par l’homme en utilisant une faible quantité d’énergie supplémentaire pour contrôler des systèmes dans lesquels les forces énergétiques principales proviennent encore de sources naturelles » [12]. L’écosystème aurait un fonctionnement équivalent à celui que pourrait avoir une machine, la fonction ou le rôle de chacune des espèces qui le compose correspondrait à la boite à outils. Le fait de remplacer une station d’épuration classique par la plantation d’une forêt comme une nouvelle façon de penser l’épuration pour aller vers une eau de qualité est le fondement même de l’ingénierie écologique : les sols forestiers riches en biodiversité filtrent l’eau et les racines des arbres constituent un réseau de cavités de drainage inédit.
« L’écologie odumienne symbolise cette manière de concevoir la nature : chaque partie n’est qu’un nœud substituable au sein d’un tout […] il suffit de comprendre et de calculer les flux d’énergie, et de respecter l’ordre avec lequel se développent et se maintiennent les systèmes écologiques. La notion de système a la particularité de pouvoir caractériser de la même manière n’importe quel type d’ensemble (écologique, social, urbain, etc.). Et selon la vision odumienne, un système a la vocation de s’autoréguler et de maximiser sa production d’énergie. Charge aux sociétés humaines de ne pas gâcher de l’énergie pour rien et de l’orienter de la bonne façon. » [13]
Si le développement de l’ingénierie écologique a été très important aux États-Unis jusque dans les années 2010, qu’en a-t-il été en France ? Dans les années 1980, l’écotechnologie est la pratique qui est privilégiée par les acteurs de terrain [14]. L’écotechnologie se réfère à toutes les activités qui produisent des biens et des services visant à mesurer, prévenir, limiter ou corriger les atteintes à l’environnement et les problèmes relatifs aux déchets, au bruit et aux écosystèmes. Si les pratiques de l’époque étaient d’utiliser les technologies classiques (filtres, capteurs, etc.) pour une gestion écologique efficace des écosystèmes, il n’était pas question d’une « conception avec la nature » sur le terrain.
Il faudra attendre que deux sociologues, L. Charles et B. Kalaora, lancent dans les années 2000 un séminaire autour de l’idée de l’émergence d’une ingénierie écologique déployée en France s’inspirant des approches américaines pour voir la proposition d’un mode nouveau d’intervention apparaître lentement. Le terme sera traduit littéralement depuis l’anglais ecological engineering. Deux définitions seront proposées par un collectif de chercheurs et d’enseignants-chercheurs dans les années 2005–2007 dans la mouvance du Grenelle de l’environnement. Ce collectif était financé par le CNRS via un programme dédié appelé INGECO [15]. Une première définition de l’ingénierie écologique proposée par INGECO sera mise sur la table en 2007. Cette définition sera proche de celle de H. T. Odum. L’ingénierie écologique à la française sera « une manipulation in situ de systèmes écologiques (quelques individus, des populations, des communautés, des écosystèmes) dans un contexte écosystémique explicite (autres organismes, dimensions physiques et chimiques) ». Certaines personnes dans le collectif proposeront d’élargir cette définition en une seconde, plus large et ambitieuse, soit :
« la gestion de milieux et la conception d’aménagements durables, adaptatifs, multifonctionnels, inspirés de, ou basés sur, les mécanismes qui gouvernent les systèmes écologiques (auto-organisation, diversité élevée, structures hétérogènes, efficacité d’utilisation de l’énergie et de la matière élevée) » [15].
En pratique, l’ingénierie écologique restera peu opérationnelle, enfermée entre des pratiques d’ingénierie classique et une écologie qui ne sera en fait que peu mobilisée [16]. Effectivement, la combinaison des savoirs provenant des sciences de l’ingénieur d’une part, enseignées dans les écoles françaises dédiées, et de l’écologie d’autre part, enseignée essentiellement à l’université, ne permettra pas vraiment l’opérabilité de cette « conception avec la nature ». Les acteurs lui préféreront le terme de « génie écologique », puisque le terme de génie évoque l’idée du « faire » plutôt que du « savoir-faire » que désigneraient des travaux d’ingénierie. La définition du génie écologique comme « un ensemble d’activités d’études et de suivi, de maîtrise d’œuvre et de travaux favorisant la résilience des écosystèmes et s’appuyant sur les principes de l’ingénierie écologique » [17] n’aborde pas, au moins dans sa définition, un changement de pratiques. En parallèle, les laboratoires de recherche, essentiellement universitaires, ne mobiliseront que très peu le développement d’une recherche appliquée en ingénierie écologique [17]. Dans cette même étude, l’auteur pointera que « l’influence du système français d’enseignement reste à relativiser, la disparité de son système et de ses structures (écoles d’ingénieurs, écoles techniques, universités) peut expliquer une certaine confusion autour de la définition de l’ingénierie écologique en particulier » et donc son appropriation. On lui préférera in fine le développement d’une « restauration écologique » nouvellement issue des courants de la biologie de la conservation, offrant des perspectives scientifiques plus concrètes et/ou tangibles, publiables, et une potentialité de mise en œuvre du laboratoire au terrain plus patente. La restauration écologique est « une action intentionnelle qui initie ou accélère l’autoréparation d’un écosystème, qui a été dégradé, endommagé ou détruit, en respectant sa santé, son intégrité et sa gestion durable » [18]. Selon [14], la restauration écologique, tout en poursuivant ses objectifs de restaurer des écosystèmes dégradés, se fixe comme priorité de conserver la biodiversité et privilégie les techniques douces pour reconstituer des écosystèmes diversifiés et autonomes. L’idée est d’atteindre l’état de référence, c’est-à-dire l’état de l’écosystème avant qu’il ne soit dégradé. Cet état de référence est une approximation de l’état souhaitable, une norme choisie parmi plusieurs états alternatifs possibles et accessibles par une succession d’étapes appelées trajectoire [19].
Plus de 60 ans après les premières déclinaisons chinoises d’une ingénierie écologique opérationnelle, et après de nombreuses applications observées sur le terrain, est-ce que l’ingénierie écologique, ou plutôt sa déclinaison opérationnelle, la restauration écologique, aurait changé les pratiques des acteurs ? Influencer, équilibrer et contrôler les interactions abiotiques et biotiques complexes qui régissent les processus écologiques afin de restaurer un ou plusieurs écosystèmes reste difficile techniquement et coûteux, en particulier lorsqu’il s’agit de le faire à grande échelle. Dans de nombreux cas, les techniques de restauration mises en œuvre, même imprégnées des propositions scientifiques issues des laboratoires d’écologie, n’ont pas permis une réussite effective à la hauteur des enjeux. Cela est souvent dû au fait que l’espace de réalisation des travaux n’est pas pérenne, et que les projets sont soumis à des contraintes de finalisation et d’effectivité trop courtes pour permettre aux écosystèmes de retrouver leurs dynamiques propres [20, 21]. [22] mentionnent notamment, après avoir examiné plusieurs méta-analyses issues de la littérature, que : (1) sur plus de 600 restaurations de zones humides réalisées dans le monde, les assemblages d’animaux et de plantes ainsi que les fonctions biogéochimiques ne se sont rétablis à 74 % du niveau de référence qu’au bout de 50 à 100 ans ; (2) sur 89 projets de restauration d’écosystèmes lacustres et côtiers, une récupération de seulement 24 % et 34 % de la biodiversité et des fonctions biogéochimiques est observée après 16 et 12 ans ; (3) sur 166 études forestières, bien que l’abondance des plantes et des animaux se soit rétablie en l’espace de quelques décennies, la diversité et les fonctions biogéochimiques n’ont pas été clairement affectées par la restauration active. Ils concluent ainsi que « les approches traditionnelles sont des abstractions excessivement simplifiées pour parvenir à une restauration durable des écosystèmes ».
Comment convaincre d’inclure davantage les processus écologiques dans les pratiques alors que les contraintes sociales et économiques fonctionnent selon une logique temporelle de performance sur le temps court ? L’option préférée des aménageurs reste celle de la technique et de la maîtrise, qui légitime complètement l’écotechnologie présentée plus haut : « Qu’y a-t-il à aimer et à préserver dans un univers chaotique ? » [23]. Finalement, la meilleure pratique reste celle que l’on connaît bien : « On reste donc sur le pilotage de la bonne tenue de la maison de la biodiversité conçue comme un jardin planétaire » [24].
3. Genèse et trajectoire des solutions fondées sur la nature
Dans la mouvance de l’ingénierie écologique telle que définie par Odum, les premières références à ce qu’on appelle aujourd’hui « solution fondée sur la nature » (SfN) apparaissent dans les années 90 sous le terme « d’approche fondée sur les écosystèmes » [25]. Il s’agit essentiellement d’interventions humaines sur des questions agricoles ou de gestion des ressources en eau (par exemple, la lutte contre les ravageurs ou la création de nouveaux habitats pour atténuer le ruissellement agricole). Ce sont des actions mises en œuvre ponctuellement et qui reposent ensuite sur le laisser-faire en considérant que la nature va s’autoréguler pour atteindre l’objectif initialement prévu.
Ce n’est qu’au début des années 2000 [26] que ce terme de SfN commence à apparaître nommément pour valoriser l’utilisation de ces solutions dans des problématiques de gestion de risques climatiques et de sécurité alimentaire. On considère alors la nature comme un stock dont il faut optimiser les flux, que représentent les services écosystémiques, pour un (ou plusieurs) usage(s) préalablement défini(s). Il est argué qu’un gain en résultera en parallèle pour la biodiversité du simple fait de l’utilisation d’éléments naturels. Le terme de SfN est ainsi utilisé comme un terme parapluie qui reprend et englobe un certain nombre de concepts plus anciens, qui touchent à la protection, à la restauration, à la gestion ou aux infrastructures (ingénierie écologique, adaptation fondée sur les écosystèmes, infrastructures bleues et vertes, agroécologie …) [27, 28].
Ce terme de SfN a ensuite été amplement promu par l’UICN (Union International pour la Conservation de la Nature) à travers de nombreux documents (voir par exemple [29]) portant sur des questions d’usage des sols et de gestion/protection de la ressource en eau. Son utilisation a ensuite été étendue plus largement aux questions d’adaptation au changement climatique [2, 3, 30]. Il n’est néanmoins utilisé qu’ implicitement en clôture de la COP21, dans l’Accord de Paris de 2015, qui visait à limiter le réchauffement climatique à 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels. Il y est fait malgré tout plusieurs fois référence au rôle de la nature et des écosystèmes dans les mesures d’adaptation. C’est lors du Sommet Action Climat de l’ONU à New York en 2019 que le rôle des SfN comme levier d’action sur les effets du dérèglement climatique est formellement affirmé par la signature d’un manifeste [4].
Dès lors, ce terme de SfN apparaît dans la plupart des documents traitant de l’adaptation au changement climatique et de préservation/restauration de la biodiversité [31]. C’est notamment le cas du 6e rapport d’évaluation du GIEC [32] qui met en avant ces solutions qu’il juge — avec une confiance élevée — efficaces pour réduire les risques induits par le changement climatique. Il souligne ainsi plus particulièrement l’agroforesterie, la renaturation du milieu urbain et la protection des zones humides. À l’instar des critiques formulées sur les effets préjudiciables des mesures d’adaptation au détriment de l’atténuation [33], les SfN peuvent aussi apparaitre comme des mesures de compensation en regard de la poursuite de la consommation d’énergies fossiles.
Au gré de ces apparitions, la définition du terme de SfN a aussi évolué. Celle de l’UICN rappelée en Introduction [2, 3], semble a posteriori la plus générique. Elle parle d’actions visant à « protéger, à gérer de manière durable et à restaurer des écosystèmes naturels ou modifiés pour relever directement les enjeux de société de manière efficace et adaptative, tout en assurant le bien-être humain et en produisant des bénéfices pour la biodiversité ». La définition proposée par la Commission Européenne [34] y intègre les solutions « inspirées » par la nature en mentionnant la nécessité de présenter un bon « rapport coût/efficacité », tandis que plus récemment celle de l’Assemblée des Nations Unies pour l’environnement [35] spécifie les différents écosystèmes (terrestres, d’eau douce, côtiers et marins, naturels ou modifiés) où ces solutions sont applicables.
Au niveau national, le terme de SfN apparait textuellement en français pour la première fois dans la littérature scientifique en 2016 [36] (il est présent dans la littérature scientifique internationale à partir des années 2000). Les anciennes terminologies (ingénierie écologique, restauration écologique, adaptation fondée sur les écosystèmes, etc.) y sont présentes depuis le début des années 1990 [37, 38, 39]. D’un point de vue institutionnel, c’est dans le deuxième Plan national d’adaptation au changement climatique qu’apparaît pour la première fois cette terminologie [40] : « L’utilisation des solutions fondées sur la nature dans les situations où elles permettent d’améliorer la résilience des territoires et de protéger l’environnement, telles que la végétalisation des espaces urbains, la mise en place de techniques alternatives d’assainissement et l’intégration de la trame verte et bleue ». Comme à l’échelle internationale, c’est la vocation de solutions d’adaptation qui vaut aux SfN leur popularité croissante. Au-delà de la terminologie, c’est surtout pour promouvoir ce concept que, par exemple, le projet européen ARTISAN, coordonné par l’OFB (Office français de la biodiversité) a été mis en œuvre (https://www.ofb.gouv.fr/le-projet-life-integre-artisan). Il a ainsi temporairement introduit le terme de « Solution d’adaptation fondée sur la nature » pour focaliser l’utilisation de ces objets sur l’enjeu sociétal de l’adaptation au changement climatique. À une échelle nationale, le PEPR (Programmes et équipements prioritaires (national) de recherche) exploratoire SOLU-BIOD, coordonné par le CNRS et l’INRAE et débuté en 2024, vise à favoriser le développement des SfN en tant que réponses transformatrices face aux changements globaux (https://www.pepr-solubiod.fr). Sur une base pluridisciplinaire (écologique, biophysique, sociologique et économique), il a pour objectif de faciliter la conception, la mise en œuvre et l’évaluation des SfN dans une large gamme d’écosystèmes (zones protégées, mosaïques agricoles et naturelles, zones urbaines et côtières) et de fédérer/structurer la communauté scientifique française dans ce domaine.
Cette nouvelle popularité (du moins dans certains milieux) du terme de SfN lui a permis de se faire une place dans nombre de rapports méthodologiques comme ceux de l’ONERC (Observatoire National sur les Effets du Réchauffement Climatique) [41], dans les documents réglementaires de planification comme la troisième Stratégie nationale pour la biodiversité (SNB3), les PCAET (Plan climat-air-énergie territorial), SRADDET (Schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires), ou dans des PLU (Plans locaux d’urbanisme).
Ces dernières années ont aussi vu l’explosion d’une littérature scientifique spécifiquement dédiée aux SfN. Une étude bibliométrique (Figure 1) réalisée à partir des données de Scopus montre ainsi que le nombre d’articles est passé de 2 en 2014 à 4020 en 2024, dont, en moyenne, les trois quarts s’intéressaient au milieu urbain. Ce volume important a donné lieu à un certain nombre d’états de l’art et/ou d’articles de synthèse visant à évaluer de manière tant quantitative que qualitative cette production exponentielle [42, 43, 44, 45, 46]. Ces états de l’art se focalisent généralement sur des contextes géographiques (Europe, bassin méditerranéen, Chine, Asie du Sud-est …) ou des aspects/thématiques particuliers (analyse de cycle de vie, consommation énergétique, risque côtier, adaptation à la sécheresse, politiques publiques, aménagement urbain, financement, etc.). Des états de l’art ont même été conduits pour les analyser [47]. Ces synthèses, appelées « revues parapluie », font ressortir les lacunes des SfN dans certains milieux, comme les forêts ou les milieux ruraux, ainsi que le manque d’études sur les effets sociaux.
Nombre d’articles scientifiques répertoriés dans la base de données Scopus tous milieux confondus (vert) et spécifiquement dédiés au milieu urbain (bleu).
Comme évoqué précédemment, il ressort de toutes ces publications que les travaux de recherche dédiés aux SfN se focalisent essentiellement sur le milieu urbain, et que dans cet environnement, les toitures végétalisées et les forêts urbaines représentent les solutions les plus étudiées [48]. La forte présence de technostructures comme les toitures végétalisées engendre un point de vue très technique avec des pratiques d’ingénierie classique. Par exemple, la contribution de SfN à la gestion des inondations et à l’atténuation des îlots de chaleur en ville est particulièrement mise en avant, mais la pérennité de ces solutions potentielles n’est quasiment pas abordée — bien que le changement global (notamment climatique) et ses diverses manifestations soient de leur côté pérennes. Le lien entre ces solutions et les bénéfices humains et non humains n’est pas, lui non plus, abordé dans ces publications [6, 49, 50]. Ainsi, les SfN semblaient être un bon moyen de participer à la résolution de problèmes en milieux urbains, notamment dans l’idée une fois encore de « concevoir avec le vivant ». Les conduites sur le terrain ont des objectifs à court terme, orientés vers une réponse technique rapide qui ne prend pas en compte les particularités écologiques des espèces sollicitées, ni l’espace et le temps nécessaires à leur propre évolution. Cette dernière leur permettrait d’accomplir leur cycle de vie et d’assurer un nécessaire renouvellement naturel des individus, rejoignant l’idée de durabilité des systèmes socio-écologiques [50].
Les SfN se matérialisent généralement par des mesures de restaurations (d’un milieu naturel plus ou moins fantasmé et plus ou moins réaliste) au service quasi exclusif des humains, comme on l’avait déjà vu dans le cas de l’ingénierie écologique. Les services écosystémiques visés sont ceux liés à la régulation (eau, climat, risque), l’approvisionnement (bois, énergie, alimentation), ou l’apport socioculturel (culture, loisirs, patrimoine). L’évaluation des bénéfices en retour pour la biodiversité n’apparaissent qu’en dernier ressort (cf. définition de l’UICN) et sont rarement mis en avant dans la pratique.
Ainsi, les SfN, qui font l’objet d’une institutionnalisation par de nombreuses instances (IUCN, WWF, OFB, Commission européenne …) comme on l’a vu plus haut, sont finalement instruits par le flou puisque rien n’est acquis sur le terrain en matière de biodiversité par de nouvelles pratiques [51]. Ces SfN en deviennent normatives et contreproductives : le transcodage des concepts écologiques en enjeux de gestion n’est pas mis en œuvre, voire est peu mobilisé, que déjà les institutions en font une norme et en prônent une diffusion massive [51]. Walczyszy [52] écrit sur le sujet : « Promouvoir les “solutions fondées sur la nature” revient ainsi à déléguer aux cadres en charge des politiques environnementales le devoir de manifester, par des actions concrètes et visibles, les préceptes normatifs sur lesquels repose au XXIe siècle un certain idéal du bon gouvernement des hommes et de la nature ».
4. Comment opérationnaliser les SfN ? L’expérience de la restauration socio-écologique comme un guide dans la transformation des pratiques
On l’a vu précédemment, ni l’ingénierie écologique, ni les SfN telles qu’elles sont interprétées et mises en pratique n’ont permis de promouvoir la biodiversité pour elle-même. Ces approches correspondent à l’intégration des concepts écologiques pour l’usage technique de l’ingénieur. On s’attache à la résolution d’un problème environnemental en mettant en œuvre des techniques supposées adaptées qui deviennent des normes d’action. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les décideurs et les gestionnaires ont pensé que les problèmes de perte de biodiversité étaient des problèmes maîtrisables [53]. Le courant de pensée dominant en matière d’environnement a abordé les enjeux de protection comme un problème d’ingénierie classique [53]. Il suffisait d’en connaître les causes pour maîtriser les processus écologiques. La production de faits avérés permettait de définir une chaîne classique allant de l’analyse d’un problème à sa compréhension, et aidait à la définition de règles de gestion. Le travail d’ingénierie a toujours relevé de la pensée calculatoire, modélisatrice et formalisatrice, avec une simplification du réel permettant de construire une représentation plausible et opératoire du problème. Ce problème est relié au monde par des opérations de mesure qui servent de base au calcul des solutions.
Dans un tel cadre de pensée, l’ingénierie écologique et les SfN sont restés des concepts parapluie, très institutionnalisés mais peu opérationnels pour des mises en œuvre effectives, notamment en matière de biodiversité. Et pourtant, « La nature décline globalement à un rythme sans précédent dans l’histoire humaine — et le taux d’extinction des espèces s’accélère, provoquant dès à présent des effets graves sur les populations humaines du monde entier », alerte le nouveau et historique rapport de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques [54].
Comment changer enfin nos pratiques pour qu’elles soient doublement gagnantes, à la fois pour le monde vivant non humain et nous-mêmes ? Comment transformer les activités humaines en des sources de valorisation de la nature elle-même ? Pour permettre à la biodiversité d’être aussi gagnante dans les actions sur le terrain, ne faut-il pas également lier les objectifs sociaux et écologiques dans la reconstruction des sociétés et des écosystèmes qui les soutiennent ? Avons-nous réellement les moyens de réaliser le rêve des scientifiques, à savoir piloter la coévolution dynamique entre les éléments naturels de la biosphère et les sociétés humaines, comme l’entendait initialement l’ingénierie écologique ? Cela nécessite une réconciliation des humains, non pas avec leur environnement (Umgebung), mais avec leur milieu (Umwelt) : « Les catastrophes relèvent du milieu, les phénomènes naturels de l’environnement. » [55]
Tidball [56] suggère que, lorsque les humains sont confrontés à une catastrophe, en tant qu’individus et en tant que communautés et populations, ils cherchent davantage à se tourner vers la nature pour renforcer leurs capacités de résilience face à la crise. Il mentionne que l’affinité que nous, les humains, avons pour le reste de la nature, ou encore le processus de rappel en nous de cette attirance et le besoin de l’exprimer par la création d’environnements réparateurs, surgissent à certains moments particuliers, après des crises profondes. Ce sont ces moments opportuns, qu’il appelle « boucle arrière » ou « back loop » du cycle d’adaptation, qui peuvent permettre de restaurer ou d’augmenter la fonction écologique de façon véritable et certaine, car les personnes impliquées en sont pleinement convaincues. Il faut ainsi probablement considérer de façon plus forte les interrelations entre les processus naturels et culturels et leurs conséquences effectives sur le terrain.
« La forte accélération des activités humaines sur la Terre en fait maintenant un problème aux échelles globales rendant difficile et même irrationnel de continuer à séparer l’écologique et le social et d’essayer de les expliquer indépendamment, même pour des buts analytiques » [57].
Dans cette dynamique liée à l’idée de mixer l’écologie et le social pour résoudre les crises environnementales, les expériences passées réalisées dans un cadre appelé « restauration socio-écologique » sont riches d’enseignements et de retours d’expériences patents, qui peuvent aider à une opérationnalisation concrète des SfN si l’on souhaite s’en saisir.
L’expression « restauration socio-écologique » a été utilisée pour la première fois il y a une dizaine d’années, dans un article qui discutait la récupération écologique et sociale des zones touchées par le tsunami de 2011 au Japon [58]. Dans cet article, il est clairement expliqué qu’après une catastrophe naturelle d’une telle ampleur, l’écosystème et les populations humaines n’avaient aucune chance de revenir rapidement à un état perçu comme normal. Les dirigeants locaux, qui s’efforçaient depuis de nombreuses années de restaurer la diversité des forêts, ont joué un rôle clé dans le choix des orientations souhaitées pour l’après-catastrophe. Les habitants ont rejeté la construction de barrières en ciment, qui se sont de toutes façons avérées inutiles ailleurs au Japon en raison de l’ampleur du tsunami, et ont commencé à restaurer les dunes de la forêt côtière, qui constituent la barrière naturelle contre les tsunamis dans l’archipel. En outre, la restauration s’est étendue au bassin versant où des plantations de conifères commerciaux avaient été abandonnées il y a des décennies, ce qui a eu un impact sur les eaux arrivant dans les fermes ostréicoles en raison de leur teneur excessive en tanins. La stratégie de restauration s’est basée sur les concepts japonais de Satoyama et Satoumi, selon lesquels la continuité des écotones entre les montagnes, les plaines et la mer fait partie à la fois des activités économiques et de la conservation des paysages naturels. Le Satoyama est une mosaïque d’écosystèmes terrestres et aquatiques, comprenant des forêts, des plantations, des prairies, des terres agricoles, des pâturages, des étangs d’irrigation et des canaux, qui met l’accent sur les écosystèmes terrestres. Le Satoumi est une mosaïque d’écosystèmes terrestres et aquatiques composée de côtes rocheuses, de rivages rocheux, d’estrans, de récifs coralliens et d’herbiers, qui met l’accent sur les écosystèmes aquatiques. La biodiversité est un élément clé de la résilience et du fonctionnement des paysages de Satoyama et de Satoumi. Ce sont les liens très forts entre Satoyama et Satoumi, qui se réfèrent aux paysages ruraux traditionnels et côtiers au Japon, qui ont contribué à une restauration écologique effective et un renforcement de la relation entre les résidents locaux et leur environnement dans les communautés concernées. Il s’est agi dans ce cas précis d’une transformation locale inventive basée sur la mémoire écologique et culturelle du passé, ancrée et transmise de génération en génération par les habitants de ces zones sinistrées. Même si les écosystèmes proposés dans ces restaurations particulières correspondaient à des adaptations locales passées, ils ont surtout servi de point de départ nécessaire à des trajectoires évolutives futures qui permettent de nouvelles dynamiques écologiques. Sans leur existence, il n’y aurait pas eu de dynamique écologique locale. Ce point de départ, souvent oublié et mis de côté, est d’abord une réussite sociale, parce que les populations sont motivées pour agir ensemble, et ensuite écologique, car les écosystèmes sont restaurés « comme avant » ; mais de fait cette installation est elle-même une nouvelle dynamique écologique, comme elle l’aurait été avant la perturbation.
L’expression de « restauration socio-écologique » a ensuite été reprise par [59] pour tenter d’en fournir une définition pratique et opérationnelle. Dans leur article, la restauration socio-écologique est définie comme « des cycles de processus réparateurs dans lesquels la restauration de la fonction des écosystèmes est inextricablement liée à la réparation des repères écologiques culturels pour les populations humaines qui luttent pour retrouver une vie normale ». Dans cette définition, la valeur culturelle des espèces, des forêts ou des paysages se situe au cœur d’un processus qui peut être considéré comme un processus de guérison pour les populations, que ce soit suite à une catastrophe naturelle ou à une situation similaires dans les zones dévastées par la guerre et les conflits armés. Outre le potentiel des services écosystémiques que les gens peuvent obtenir des zones restaurées, il est de plus en plus documenté que le contact avec les environnements naturels fait effectivement partie des thérapies. La restauration socio-écologique est un processus social plus large qu’un projet classique. Dans ce contexte, plusieurs acteurs de différents niveaux peuvent travailler en parallèle ou en tandem, sans forcément avoir une direction centralisée.
La question se pose donc de savoir si la restauration écologique, considérée comme une solution fondée sur la nature, correspond effectivement ce que nous entendons actuellement par le terme de restauration socio-écologique. L’UICN énumère les défis mondiaux tels que le changement climatique, la santé humaine, la sécurité alimentaire et hydrique, les catastrophes naturelles et la perte de biodiversité, qui doivent être relevés « par la protection, la gestion durable et la restauration des écosystèmes naturels et modifiés, au bénéfice de la biodiversité et du bien-être humain ». La restauration socio-écologique est en accord avec cette proposition et beaucoup d’autres qui affirment implicitement ou explicitement que le bien-être humain ne peut être dissocié d’écosystèmes sains [60].
« Dès lors, dans le domaine de la restauration écologique, gageons qu’il ne s’agit pas de savoir si l’on recrée la nature à l’image de ce qu’elle était ou si, au contraire, l’on introduit une dynamique de production de la nature que l’on ne pourra évaluer en fin de compte qu’à la mesure de l’habitabilité qu’elle produit » [61].
Ne peut-on pas s’inspirer de ces expériences réussies pour les étendre à d’autres situations, comme celles des villes par exemple, qui, par le biais de constructions de routes, de bâtiments, de ponts, d’imperméabilisations profondes, sont des lieux qui ont dévasté à la fois l’histoire culturelle et écologique des sites concernés pour les rendre très anonymes, homogènes et sans vie ?
Carré et al. [62], dans leur analyse de la relation Ville-Rivière, nous retrace un historique qui rappelle ces expériences citées plus haut. Les auteurs évoquent trois phases (phase 1, la symbiose ; phase 2, la rupture ; phase 3 les retrouvailles) correspondant à des périodes de contact et de ruptures établies sur un mode affectif. L’exemple de la remise à ciel ouvert de la rivière de la Bièvre est très évocateur de la phase 3.
La Bièvre s’étend sur 36 kilomètres de long, prend sa source dans la commune de Guyancourt dans les Yvelines et se jette dans la Seine à Paris, dans le XIIIe arrondissement [63]. À cause de différentes activités qui se sont installées, dès le XIIe siècle, près de la rivière (cultures, industries, artisans tels que tanneries, mégisseries et boucheries) et de l’urbanisation grandissante, la Bièvre était devenue un « égout à ciel ouvert » [63, 64]. Elle a donc été canalisée et recouverte principalement sur sa partie aval, et notamment à Paris entre 1877 et 1935, et ensuite plus en amont entre Antony (Hauts-de-Seine) et Verrières (Essonne) [63]. La remise à ciel ouvert de la Bièvre — débutée dans les années 2000 sur différents tronçons traversant plusieurs villes où elle était jusqu’alors couverte — s’est ainsi accompagnée d’une démarche en faveur de la biodiversité. En 2003, le bief du Parc des Prés, situé à Fresnes (Seine-et-Marne), à 23 kilomètres de la source, est remis à ciel ouvert sur 300 mètres. Le paysage est remodelé avec la création d’un lit naturel permettant notamment l’oxygénation et l’auto-épuration, et de zones de liberté de la rivière, la création de berges en pentes douces, l’imperméabilisation naturelle de mares et l’aménagement d’un ru latéral [65]. Concernant le suivi biologique, il n’y a pas eu de diagnostic de l’état initial aquatique, car le cours d’eau était enfoui. Cependant, des inventaires terrestres de la faune et de la flore avaient été effectués en 1994–1995, puis en 2000. Après la fin des travaux de réouverture à Fresnes, de nouveaux inventaires de la faune et de la flore du Parc des Prés, où se situe le cours d’eau, ont été effectués en 2004–2005, puis en 2007–2008. Ils ont indiqué une réelle augmentation de la biodiversité, à plusieurs échelles, spécifique et écosystémique, qui peut être due à la réouverture de la Bièvre, mais qui peut aussi être due à l’aménagement d’un réseau de mares et d’un ru [63]. D’un point de vue social, la remise à ciel ouvert de la Bièvre au niveau du Parc des Prés est une réussite, car de nombreux acteurs ont été fortement impliqués dans ce projet et notamment les habitants du quartier [65]. En effet, outre la Communauté d’Agglomération et la commune de Fresnes, d’autres institutions ont pris part au projet : l’Agence de l’Eau Seine Normandie, la région et le département ont apporté un appui technique au projet [65]. L’ensemble des acteurs, y compris les habitants du quartier, les écoliers, les associations locales et des entreprises des environs, ont participé à toutes les étapes du projet dès sa conception [65]. Ils ont par exemple pris part à des ateliers d’écriture, à des chantiers participatifs, à des actions de nettoyage, à des animations pédagogiques, à des visites du site ou à des réunions de concertation sur des thématiques autour de l’eau [65]. En 2007, la rivère Bièvre a finalement retrouvé son statut de cours d’eau [64]. La Figure 2 illustre cette transformation, notamment sur le tronçon près de Jouy en Josas (Yvelines).
Restauration de la section de la rivière Bièvre Bas prés à Jouy-en-Josas (Yvelines) : (a) avant travaux, (b) pendant travaux et (c) après travaux.
A ce sujet, Carré et al. [62] écrivent : « La Bièvre paraît emblématique de valeurs écartelées entre d’une part la conservation d’une mémoire d’une rivière industrielle et, d’autre part une projection collective d’une rivière idéalisée (rôle identitaire, lien social et nature urbaine exceptionnelle) ». Les auteurs insistent sur les mises en récit. La Bièvre est la rivière « sacrifiée que l’on doit ressusciter sur un mode proche du récit du fleuve » avec une conception du besoin d’une rivière, dorénavant, la plus spontanée possible, avec une intervention humaine limitée. Il s’agit d’une rivière « vivante par sa faune et flore sauvage, non artificielle, en lien avec les générations, inspirant les artistes, une rivière où l’eau n’a jamais cessé de couler ». Les auteurs concluent que dans ce cas précis, la proposition est allée au-delà de la simple réouverture d’une canalisation. En effet, ce projet nécessaire « à tout prix » a été rendu possible, car il remplissait des « fonctions symboliques, téléologiques et messianiques » pour faire advenir une Bièvre enfin devenue « naturelle ».
Cet exemple illustre bien cette idée de restauration socio-écologique et montre comment dans les principes même d’une restauration socio-écologique et de sa déclinaison effective sur le terrain, elle rejoint complètement les objectifs dictés par la définition des SfN de l’IUCN (« protéger, gérer de manière durable et restaurer des écosystèmes naturels ou modifiés pour relever directement les enjeux de société de manière efficace et adaptative, tout en assurant le bien-être humain et en produisant des bénéfices pour la biodiversité ») jusqu’ici non atteints. La question est-elle plus de changer une fois encore le nom d’une pratique ou simplement de s’inspirer d’une pratique pour en améliorer une autre ? L’urgence est probablement de mieux composer sur le terrain avec des pratiques qui prennent en compte à la fois les processus écologiques et sociaux, avec l’idée de soutenabilité derrière.
5. Quelles recommandations pour avancer ?
Fernandez-Manjarrès et al. [59] ont proposé des recommandations à suivre dans le cadre d’une restauration socio-écologique (recommandations 1 à 6 reprises ci-dessous). Leur cadre d’action étant celui de situations post-conflits (guerre par exemple) ou d’une dégradation sociale et écologique de longue date, nous proposons de les adapter à des cas plus larges et variés. À l’instar de ce qui est pratiqué dans la restauration écologique et socio-écologique, ces recommandations prennent en compte le cycle de vie d’un projet dont la fin n’est pas connue :
Recommandation 1 : besoin d’une évaluation au préalable et d’une analyse de la situation. Il est nécessaire de définir au préalable les besoins urgents pour restaurer à minima les standards humains et limiter les dégradations des écosystèmes. Pour cela, il faut connaître l’histoire écologique et culturelle du site (quelle biodiversité était présente par exemple) ainsi que les pratiques sociales et économiques avant la détérioration ; cela permettra de retrouver l’ancrage du site et son habitabilité. Il est également crucial de s’assurer que les populations locales sont convaincues et prêtes à s’engager dans la phase des « retrouvailles ».
Recommandation 2 : planification stratégique. Il faut définir quels seront les espèces et/ou processus essentiels pour la réhabilitation à long terme du site, aussi bien au niveau social qu’écosystémique. Cela implique de proposer de s’ouvrir aux espèces locales mieux adaptées au contexte et qui pourront s’installer spontanément, mais aussi de tenir compte des problématiques liées au changement climatique. Une démarche de préservation et de promotion des processus naturels est indispensable, car ces processus correspondent aux conditions nécessaires à l’élaboration de solutions techniques permettant de résoudre des problèmes humains. Il faut s’engager dans des projets en synergie avec les dynamiques des non humains plutôt que contre elles, et défendre l’idée selon laquelle la diversité des écosystèmes offre de nombreuses opportunités de production en termes d’efficacité, de résilience et d’adaptabilité. Les espaces naturels doivent être favorisés par rapport aux espaces anthropisés, car ils sont des niches de possibilités, de virtualités et de résilience pour les autres espaces. Ces espaces non contrôlés jouent un rôle majeur dans le fonctionnement des espaces anthropisés et ont un rôle dans l’artificialisation des sols, la dynamique des ravageurs, la pollinisation, etc. Il est également nécessaire de prendre en compte les rétroactions imbriquant de nombreuses fonctions écologiques et comprenant les effets retards et les impacts indirects sur la diversité biologique.
Recommandation 3 : mobilisation des acteurs locaux.: Pour une pleine réussite, une mobilisation des acteurs locaux est également essentielle, en les impliquant le plus tôt possible dans le processus de réparation locale. Est-ce que certaines espèces végétales ou animales peuvent être identifiées comme ayant une valeur culturelle essentielle, liée à d’anciennes pratiques économiques, sociales ou spirituelles, et que l’on souhaiterait préférentiellement restaurer/réhabiliter ? Est-ce que certains lieux sont privilégiés comparativement à d’autres suite à des dégradations particulières et fortes ? Est-ce que certaines zones sont plus ciblées que d’autres lors de restaurations à plus grande échelle (par exemple, la destruction de barrages ou d’infrastructures grises pour retrouver un lit de rivière, ou des zones naturelles particulières avant leur destruction) ? Quelles sont les mobilisations des acteurs locaux ? Comment sont explicités les crises ou conflits vécus localement autour des questions de dégradation environnementale? Quelle est la mémoire culturelle et écologique du site, selon les habitants ? Existe-t-il un patrimoine commun partagé par tous ? Des entretiens semi-directifs, suivis de réunions de discussions/confrontations sous diverses formes (récits partagés, jeux de rôles, ateliers ciblés sur diverses actions, …) seront des leviers importants pour mobiliser collectivement les acteurs locaux et permettre ensuite l’émergence de propositions qui seront toujours co-construites pour assurer leur pleine réussite.
Recommandation 4 : mobilisation des ressources. Les connaissances nécessaires pour rétablir les processus écologiques et sociaux doivent être multiples, et doivent aussi prendre en compte le savoir traditionnel local. Pour cela, un travail d’enquêtes locales avec des écologues, historiens et anthropologues peut s’avérer essentiel pour comprendre l’histoire des sites, grâce à la consultation des archives ou d’anciens travaux écologiques de diagnostic par des bureaux d’études (études d’impacts par exemple).
Recommandation 5 : mise en œuvre et suivi. Il faut s’assurer que la réhabilitation des espèces, des écosystèmes et des groupes humains va dans la direction décidée ensemble en amont, et réfléchir aux conséquences de trajectoires potentiellement différentes liées aux aléas et incertitudes. L’idée étant toujours de permettre aux espèces de réaliser leurs propres trajectoires, en délimitant des zones dédiées à chaque fois que possible.
Recommandation 6 : examen par les pairs et évaluation. il est important de s’assurer que les efforts de restauration ont permis de réparer les fonctions globales de base, même si celles-ci ont entraîné une complexification des socio écosystèmes. Revenir à la recommandation 1 si nécessaire est aussi une proposition de base, car un jugement sur l’autogestion du système doit être fait ici.
6. Conclusions
Si l’ingénierie écologique n’a pas permis, contrairement à sa définition, une prise en charge de la biodiversité pour elle-même, l’espoir du déploiement des SfN pouvait laisser à penser que ce nouveau mode d’action permettrait ce basculement. Le caractère normatif, anthropocentré et institutionnel de ces SfN entrave une mise en œuvre qui tienne compte de la biodiversité pour elle-même. La restauration socio-écologique, dans sa pratique, offre une vision plus écocentrée, et peut représenter une nouvelle approche inspirante pour les SfN. En effet, elle place les valeurs culturelles des espèces, des forêts ou des paysages au cœur même du processus de remise en dynamique des espaces naturels, et œuvre dans un souci de plus-value sociale, mais aussi et surtout écologique (Figure 3). L’exemple de la rivière Bièvre peut en témoigner, et d’autres expériences dans le monde, comme au Japon, montrent également que ces initiatives sont possibles. Un travail futur d’identification de cas de restaurations socio-écologiques passées et/ou en cours est nécessaire, afin de mieux identifier et rendre compte de cette plus-value sociale et écologique. Pour l’avenir, les recommandations énoncées ci-dessus peuvent servir de base à des initiatives qui s’ancreraient dans une philosophie de l’action pour le bénéfice à la fois des humains et des non humains, attendu depuis longtemps. Des solutions fondées pour et avec la nature seraient peut-être alors une déclinaison plus juste des attendus d’une véritable transition écologique.
Ce graphique résume les propositions développées dans le texte et montre que la restauration socio-écologique répond à une tension entre les objectifs d’une approche anthropocentriste et ceux d’une approche écocentriste. Le chevauchement inévitable des concepts est représenté par les ellipses qui se touchent et s’intersectent.
Déclaration d’intérêts
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leurs organismes de recherche.