1 Introduction
Du point de vue du laboratoire, une action de bioterrorisme (sorte de guerre biologique non gouvernementale) est peu différente d’une catastrophe biologique (accident majeur contaminant des personnes) ou d’une épidémie à agent non identifié. Souvenons-nous de la première épidémie de légionellose à Philadelphie, des premières observations du sida, des premiers cas d’infection à Escherichia coli O157. Si ces événements naturels étaient survenus dans la période actuelle, on ne saurait pas les distinguer d’actes de bioterrorisme. Des voyageurs peuvent arriver à Paris avec la peste ou le choléra et contaminer des habitants en fréquentant les lieux ou transports publics. Au niveau du laboratoire, le problème est le même, que la maladie soit naturelle ou non. Il serait donc erroné de séparer les cas de bioterrorisme des autres cas d’urgence biologique (accident, épidémie...) au niveau de la préparation des laboratoires. Le but des terroristes peut être de tuer (choix limité d’agents bactériens) ou de paniquer la population (large choix d’agents bactériens).
L’application des techniques de la biologie moléculaire à la taxonomie permet maintenant d’identifier toute bactérie à une espèce connue ou de démontrer qu’elle représente un nouveau taxon (espèce ou genre). De plus, les méthodes moléculaires permettent de détecter et d’identifier des bactéries, sans les cultiver. Ces méthodes permettent l’identification de différents niveaux taxonomiques, de la grande branche phylogénétique à l’espèce et même au clone 〚1〛. Jamais dans l’histoire de la bactériologie, nous n’avions eu d’outils aussi performants pour identifier les bactéries. L’essentiel est donc de choisir les outils d’identification les mieux adaptés à la question posée et d’organiser des réseaux de laboratoires référents pour qu’ils apportent une réponse rapide à la demande d’identification.
2 Progrès de la taxonomie bactérienne
La taxonomie bactérienne est née du besoin de distinguer les bactéries pathogènes, et plus particulièrement celles causant des maladies spécifiques, de celles qui sont commensales ou saprophytes et qui occupent la même niche écologique. Les descriptions étaient uniquement phénotypiques et utilisaient la morphologie des cellules bactériennes, avec ou sans coloration distinctive, l’aptitude à se multiplier dans différents milieux et dans différentes conditions, l’aspect des colonies, l’utilisation et la fermentation de divers substrats carbonés, la production d’enzymes diverses et les propriétés antigéniques.
Historiquement, la classification bactérienne commença par être subjective, certains caractères étant considérés comme importants par certaines écoles et pas par d’autres.
La première approche objective fut la taxonomie numérique 〚2〛, bénéficiant des ordinateurs pour calculer la similitude entre les souches en donnant, a priori, un poids égal à chaque caractère phénotypique.
Depuis 1969, l’utilisation des hybridations ADN–ADN se développa et contribua à la définition de l’espèce génomique 〚3, 4〛. À partir de 1975, la comparaison des séquences d’ARN ribosomique (ARNr), d’abord par hybridation avec les gènes correspondants 〚5〛, puis par les catalogues d’oligonucléotides générés par hydrolyse de l’ARNr 16S 〚6〛 et enfin par séquençage complet de l’ARN 16S 〚7〛 ou du gène correspondant (rrs) 〚8〛, a permis d’ordonner les espèces bactériennes dans l’arbre phylogénétique du monde vivant. L’utilisation de différentes méthodes phénotypiques et moléculaires pour aboutir à une classification robuste a été appelée taxonomie polyphasique 〚9〛. Nous attendons beaucoup de la connaissance des génomes entiers pour mieux comprendre ce qu’est une espèce bactérienne.
Une espèce bactérienne est actuellement définie dans une optique phylogénétique. Une espèce génomique est un ensemble monophylétique de souches ayant l’essentiel de leur génome en commun. En pratique, l’hybridation ADN–ADN montre plus de 70 % de réassociation dans une espèce, avec une bonne stabilité thermique de l’ADN réassocié 〚4, 10〛. On donne un nom latin à une espèce (nomen species) lorsqu’il s’agit d’une espèce génomique présentant des propriétés servant à son identification 〚4〛.
3 Les méthodes d’identification phénotypiques
Pour que des espèces différentes puissent être identifiées, il faut que les études de taxonomie en aient fourni les moyens. De la description phénotypique est extrait le plus petit ensemble de caractéristiques différentielles permettant l’identification. Il est généralement facile d’identifier les pathogènes « professionnels », connus depuis l’aube de la microbiologie. L’identification phénotypique des espèces pathogènes opportunistes est beaucoup plus difficile, car l’environnement est souvent la source de ces espèces. Enfin, l’identification phénotypique des souches de l’environnement est généralement un échec. On estime que moins de 1 % des espèces bactériennes existant dans la nature sont connues.
L’identification bactériologique conventionnelle nécessite une culture pure. Bien que la plupart des bactéries pathogènes soient cultivables, certaines espèces sont difficiles à isoler (Bartonella henselae, B. quintana) et d’autres impossibles (Treponema pallidum, Tropheryma whippelii, Mycobacterium leprae). Des bactéries soumises à un stress peuvent entrer dans une phase dite viable et non cultivable. Dans l’environnement, il est maintenant connu que les bactéries formant des colonies sur un milieu gélosé ne représentent qu’une minorité des espèces bactériennes observées au microscope (eau, sol).
4 Les méthodes d’identification moléculaire
Les méthodes ne sont pas les mêmes selon le but choisi : identifier le groupe taxonomique (espèce bactérienne) auquel un isolat peut appartenir, identifier très finement au niveau du clone (but épidémiologique), ou expliquer un pouvoir pathogène (recherche de gènes de pathogénicité).
4.1 L’amplification génique spécifique
La connaissance de la séquence cible et des séquences bordantes permet de faire synthétiser des oligonucléotides complémentaires d’une région en amont de la séquence cible sur chaque brin d’ADN. Ces oligonucléotides seront des amorces (primers) pour amplifier la séquence cible, grâce à des cycles d’hybridation, de polymérisation et de dénaturation (technique PCR, Polymerase Chain Reaction).
Cette technique est extrêmement sensible et peut détecter quelques bactéries par millilitre. Cette sensibilité constitue même un problème, car il est facile de contaminer les réactifs ou le matériel au moyen de quelques polynucléotides capables d’être amplifiés.
Les exemples d’application de l’amplification génique (PCR) sont très nombreux. L’identification au niveau de l’espèce utilise les gènes codant, les ARN ribosomiques ou des gènes quasi spécifiques d’une espèce (bêta-glucuronidase de E. coli) 〚11〛. Cependant, la meilleure application de la PCR est la détection de gènes impliqués dans la pathogénicité. Une PCR multiplexe permet de détecter plusieurs gènes de pathogénicité de Bacillus anthracis 〚12〛.
4.2 Amplification et séquençage des gènes codant les ARNr 16S
Lorsqu’une bactérie a une position taxonomique inconnue et peut représenter un nouveau genre, la mise en œuvre de centaines de tests biochimiques n’est d’aucune aide. Il est maintenant plus facile de déterminer la séquence de son ARN ribosomique 16S (ou du gène rrs correspondant). L’organisme peut alors être reconnu comme nouveau et positionné dans l’arbre phylogénétique des bactéries. Cette approche donne toujours des résultats 〚13, 14〛. Cependant, il arrive que des espèces très proches phylogénétiquement ne soient pas distinguables par la comparaison de la séquence du gène rrs 〚15〛. D’autres gènes peuvent alors être comparés, tels que gyrB (topo-isomérase) 〚16〛 ou rpoB (codant une sous-unité de l’ARN polymérase ADN-dépendante) 〚17〛, dont la résolution taxonomique est plus forte.
La connaissance des séquences d’ARN 16S permet de sélectionner les zones à séquencer dans un but de diagnostic. Cela est surtout important quand les bactéries sont peu ou pas cultivables 〚18–21〛. L’identification par séquençage des gènes rrs et rpoB est utilisée en routine au Centre d’identification moléculaire des bactéries de l’Institut Pasteur.
4.3 Hybridation in situ en fluorescence (FISH)
L’hybridation in situ en fluorescence consiste à réaliser une hybridation entre une sonde oligonucléotidique fluorescente et l’ARN ribosomique à l’intérieur d’une cellule bactérienne fixée et perméabilisée. Cette approche permet de visualiser les bactéries hybridant avec la sonde et d’observer leurs rapports avec les autres cellules. La spécificité des sondes peut être très diverse, universelle (spécifique de procaryote), spécifique de branche (Gram positif à haut GC, Gram positif à bas GC, branche alpha des Proteobacteria, etc.), spécifique de famille ou de genre (lorsque ces catégories ont une signification phylogénétique), ou spécifique d’espèce 〚22〛. Lorsque les bactéries sont dénutries (bactéries dans l’eau), elles sont plus petites et relativement pauvres en ribosomes. Une phase de reconstitution du pool ribosomique est alors nécessaire 〚23〛. Contrairement aux autres méthodes moléculaires, l’approche FISH ne détecte que les bactéries vivantes ou mortes depuis seulement quelques heures 〚24〛. La revivification sans multiplication, nécessaire à la reconstitution d’un pool de ribosomes suffisant, est actuellement le meilleur test de viabilité 〚23, 24〛. Il est possible de détecter par FISH des bactéries non cultivables lorsque leur séquence du gène rrs (ou rrl) est connue, ce qui permet de choisir une sonde oligonucléotidique fluorescente spécifique 〚25〛.
4.4 Hybridation reverse et puces à ADN
Pour l’hybridation reverse, des sondes nucléiques clonées, ou mieux, des sondes oligonucléotidiques, peuvent être fixées sur un support (filtre, microplaque, microchip). Plusieurs sondes peuvent ainsi être disponibles sur un même support. Le gène cible de la bactérie inconnue (gène ribosomique ou séquence intergénique) est amplifié et marqué, et l’amplicon est mis dans les conditions d’hybridation avec le panel de sondes. Après lavage et révélation du marquage, la fixation du marquage sur une des sondes permet l’identification. Cette approche permet aussi la détection simultanée de plusieurs organismes lorsque l’amplification est effectuée sur de l’ADN extrait d’un prélèvement plurimicrobien 〚26〛.
L’originalité des puces à ADN vient moins de l’aspect biologie moléculaire (il s’agit d’hybridation reverse sur support) que de la multiplicité des cibles ADN ou de la miniaturisation. Le dépôt des ADN-cibles (oligonucléotides ou produit de PCR) se fait par photolithographie (synthèse in situ d’oligonucléotides), par jet d’encre ou par contact. Les surfaces sont des membranes de nylon, des surfaces de verre, de polypropylène ou de silicium, préalablement activées. Un des problèmes est le contrôle de la quantité de cible déposée. Certains fabricants greffent un oligonucléotide à l’extrémité de chaque cible pour vérifier le dépôt par hybridation avec une sonde unique (complémentaire de cet oligonucléotide). Après hybridation avec l’ADN extrait du produit à étudier (avec ou sans amplification génique) et marqué, le marquage est révélé (radioactivité, fluorescence) au niveau des ADN cibles et l’image obtenue subit un traitement informatique. Ce dernier point est plus difficile qu’il ne le paraît 〚27〛.
4.5 Profils de restriction
4.5.1 La ribotypie
Les fragments de restriction de l’ADN bactérien total sont séparés par électrophorèse en agarose, transférés à une membrane de nylon et hybridés avec une sonde universelle constituée des ARNr 16 et 23S marqués 〚28〛. Cela permet d’obtenir des profils de restriction des gènes codant les ARN ribosomiques, ou ribotypes. La méthode a été améliorée en utilisant comme sonde un mélange de cinq oligonucléotides hybridants, avec des zones universellement conservées aux extrémités des gènes rrs et rrl et au milieu du gène rrl 〚29〛. Avec un logiciel adapté 〚30〛, l’interprétation peut être automatisée. Des bases de données pour identification automatique ont été ainsi établies 〚31〛. Cette approche permet, selon les groupes bactériens étudiés et l’endonucléase de restriction choisie, d’identifier les espèces ou de distinguer les clones bactériens. Un automate permet d’obtenir le ribotype de huit souches en 7 h (RiboPrinter, Qualicon).
4.5.2 Profils de restriction de l’opéron rrn amplifié
L’amplification d’un fragment d’ADN comprenant une grande partie des gènes rrs et rrl et l’espace intergénique est réalisable pour toutes les bactéries. La restriction du fragment amplifié par une ou plusieurs endonucléases de restriction permet souvent de distinguer des espèces proches 〚32〛. L’identification suppose la réalisation d’une base de données de profils de restriction.
4.5.3 AFLP
La méthode brevetée appelée AFLP (Amplified Fragment Length Polymorphism) comprend la restriction de l’ADN bactérien par deux endonucléases. De courts oligonucléotides adapteurs sont liés aux fragments de restriction. Une amplification sélective est effectuée, utilisant deux amorces complémentaires à une séquence comprenant l’adapteur et une partie du site de restriction. Le choix des amorces (qui détermine la résolution taxonomique) permet l’amplification d’un sous-ensemble des fragments de restriction, donnant ainsi un profil de 30 à 40 fragments 〚33〛.
4.5.4 Sérotypage moléculaire
Les gènes (ou régions génétiques) impliqués dans la synthèse des antigènes somatiques ou flagellaires peuvent être amplifiés, puis restreints. Les profils obtenus sont souvent spécifiques des différents antigènes 〚34, 35〛
5 Les scénarios possibles
Le laboratoire peut être appelé à intervenir dans les cas répertoriés ci-après.
5.1 Tube de culture suspect saisi par la police ou la douane
Il s’agit là d’un exercice de travaux pratiques, la culture étant probablement pure et abondante. Une hybridation in situ avec des sondes spécifiques des bactéries de classe de risque 3 devrait en quelques heures donner une idée de l’agent en cause. Il faut savoir qu’il n’est pas possible de séparer Bacillus anthracis de B. cereus ou Yersinia pestis de Y. pseudotuberculosis en utilisant des sondes ciblant les ARN ribosomiques. Il faut alors utiliser une réaction de PCR spécifique des gènes de virulence de ces organismes. Si l’hybridation in situ a exclu des pathogènes de classe 3, le gène rrs doit être amplifié et séquencé pour une identification de référence, mais cela demande quelques jours. Parallèlement, une mise en culture en aérobiose et anaérobiose sur différents milieux est nécessaire pour des études ultérieures (typage moléculaire). Bien entendu, la possibilité d’une suspension virale doit aussi être considérée et un examen en microscopie électronique (coloration négative) peut être obtenu en urgence (même journée) pour éliminer des virus à morphologie caractéristique (variole).
5.2 Poudre suspecte
Il s’agit d’un cas particulier du précédent, inspiré de l’actualité. Il peut s’agir de spores bactériennes (les formes végétatives ne survivraient pas longtemps sous forme desséchée), avec des produits stabilisants, ou de poudre non infectieuse. Les méthodes moléculaires ne donnent pas les meilleurs résultats sur des spores. La mise en culture (germination) est indispensable avant d’appliquer la technique PCR. Il ne faut pas oublier qu’une poudre non bactériologique (farine, plâtre...) peut être naturellement contaminée par Bacillus cereus, un bacille sporulé peu pathogène présent partout.
5.3 Le cas clinique suspect ou l’épidémie inhabituelle
Les signes cliniques doivent orienter vers des hypothèses étiologiques. Ce cas n’est pas différent de la routine de laboratoire. En cas d’isolement d’une bactérie inhabituelle, la souche doit être confiée à un laboratoire ayant les meilleurs méthodes moléculaires pour une identification définitive.
5.4 Les prélèvements de l’environnement
Il est illusoire de chercher des agents de bioterrorisme dans l’environnement, sans hypothèse précise. Cela sera fait en général après un acte de bioterrorisme dont l’agent aura été identifié.
6 Propositions pour faire face
On imagine mal de créer un laboratoire de référence pour les agents de bioterrorisme, dont le personnel attendrait patiemment l’arrivée d’un cas. Il serait souhaitable de disposer des laboratoires de référence pour l’identification moléculaire de toute bactérie, qui auraient la capacité de faire face aux épidémies à micro-organisme inconnu et aux cas suspects de bioterrorisme. L’identification moléculaire de référence doit impérativement être couplée à une recherche active en taxonomie bactérienne. En effet, l’identification n’est pas un ensemble de protocoles statiques, la taxonomie bactérienne évolue sans cesse et les méthodes doivent aussi évoluer pour utiliser au mieux les progrès technologiques et les nouvelles connaissances fondamentales.
Actuellement, la composante microbiologique de la surveillance épidémiologique repose sur des Centres nationaux de référence (CNR), spécialisés dans des domaines étroits. Ces CNR étudient les souches adressées par des laboratoires d’analyse publics (hôpitaux) ou privés. Bien entendu, cela suppose que le laboratoire d’analyse ait une idée quant à l’identification ; sinon, le CNR ne sera d’aucune utilité.
On peut imaginer que la suspicion d’agent de bioterrorisme ou d’agent émergent naisse au niveau du laboratoire d’analyse de biologie médicale (hôpital, armée, laboratoire privé) et que la souche inconnue soit envoyée à un laboratoire de référence en identification moléculaire capable d’identifier n’importe quelle bactérie. Ce laboratoire confirme l’alerte et transmet la souche au CNR correspondant (s’il existe) pour caractérisation approfondie (typage, caractéristiques de virulence, sensibilité aux antibactériens, adéquation des vaccins existants).
Au niveau du laboratoire de référence en identification moléculaire et de l’institution qui l’héberge, il faut un plan de mobilisation de la force de travail et des espaces (laboratoire à géométrie variable). L’expérience récente montre que de tels laboratoires sont vite saturés par les fausses alertes 〚36〛.
Il est essentiel d’organiser la formation (et la sensibilisation) des personnels des laboratoires référents, l’information des cliniciens et des laboratoires d’analyse, les communications efficaces (consultation à distance, information des autorités, échange rapide d’images) et une organisation en réseau 〚36〛. Il est impératif que l’échange sécurisé des souches et prélèvements entre laboratoires ne soit pas entravé.