1 Introduction
La cohésion du groupe est un des critères définissant les sociétés d’araignées 〚1〛. Les araignées sociales se distinguent des insectes sociaux par la production et l’utilisation de la soie dans l’ensemble de leurs activités : « If one can consider that “the road to insect sociality is paved with pheromones” 〚2〛, one must grant that the society of the spiders hangs by thread » 〚3〛. La soie pourrait donc être un facteur nécessaire à l’existence même d’une société, en permettant la cohésion du groupe et en réduisant la dispersion des individus, jouant alors un rôle similaire à celui des phéromones chez les insectes sociaux.
Diverses études ont montré que les araignées manifestent une attraction pour la soie et que celle-ci est susceptible d’orienter leurs déplacements. Mais ces travaux portent sur la rencontre des sexes lors de la reproduction, qui dépend de la présence de phéromones sexuelles associées à la soie 〚4–6〛, ou concernent des études éco-éthologiques, dans lesquelles l’élément attracteur testé était la toile d’une congénère de même sexe, prise dans sa globalité (Zygiella x-notata 〚7〛; Stegodyphus sp. 〚8〛), dans le but d’étudier la compétition intraspécifique.
Les travaux portant sur l’effet attracteur d’un dépôt ou d’un fil de soie au sein d’un même sexe sont rares et ne concernent que des espèces sociales 〚9–11〛. Une seule étude s’intéresse aux modulations du phénomène de cohésion du groupe 〚12〛, mais Diae socialis, l’espèce étudiée, ne présente aucune coopération en dehors de la construction d’un abri rudimentaire.
Saffre et ses collaborateurs 〚13〛 ont montré que les déplacements d’un groupe lors de l’essaimage chez Anelosimus eximius, une espèce sociale sud-américaine, présentant une coopération dans de nombreuses tâches, sont guidés par la pose préalable de fils de cheminement, assurant le regroupement des individus sur un même site. Ces travaux mettent en valeur le rôle fondamental de la soie lors de déplacements collectifs dans une société d’araignées. Mais ils n’abordent pas la réponse des individus face à un substrat soyeux, ni l’éventualité d’une fermeture du groupe consécutive à une différence d’attractivité en fonction de l’origine de la soie.
Notre but est de définir, au niveau individuel, l’effet attracteur de la soie et son éventuelle modulation chez une araignée sociale, afin de mieux comprendre certains phénomènes de prise de décisions collectives au niveau de la population, lors du choix d’un site d’implantation potentiel 〚14〛 ou de l’ajustement des dimensions du piège aux besoins énergétiques de la colonie.
2 Matériel et méthodes
Nous utilisons des Anelosimus eximius femelles adultes (pour éviter toute attraction sexuelle), prélevées en Guyane française. Cette espèce construit des toiles irrégulières, constituées d’un hamac surmonté d’un réseau dense de soie, pouvant atteindre un volume de 100 m3. Les araignées sont conservées dans une pièce d’élevage, maintenue à une température de 26 °C et à un taux d’humidité de 70% le jour, contre 18 °C et 80% la nuit. Le cycle nycthéméral est de 12 h, le jour, et de 12h, la nuit. Les individus sont nourris deux fois par semaine avec des grillons et des mouches.
Pour tester l’attraction de la soie, nous avons utilisé des labyrinthes en T, construits en Plexiglas. La branche centrale, où l’araignée testée est placée initialement, aboutit à deux branches latérales, contenant les stimuli étudiés. Le choix de l’une des branches permet de déterminer l’attraction préférentielle pour un stimulus. Ce dispositif a été validé par des expériences d’attraction chez d’autres espèces d’araignées 〚9〛.
Nous observons durant 5 h le positionnement de l’araignée par rapport à un ou plusieurs stimuli placé(s) dans les branches latérales, en relevant le temps passé dans chaque branche latérale :
- • soie déposée par une congénère pendant 24 h de présence dans une branche (l’autre branche reste vide, n = 20) ;
- • soie de l’araignée testée par rapport à la soie d’une congénère (la soie est déposée au cours de 24 h de présence dans les branches, n = 20) ;
- • soie familière d’une araignée issue de la même colonie de Guyane par rapport à la soie étrangère d’une araignée d’une autre colonie, distante de plus de 50 km (n = 18) ;
- • soie déposée par une congénère pendant 96 h de présence dans une branche par rapport à la soie déposée par une congénère pendant 24 h de présence (n = 20).
Dans un deuxième temps, des araignées affamées (n = 23, à jeun depuis trois jours) et d’autres repues (n = 24, nourries tous les jours depuis une semaine) sont placées dans les mêmes labyrinthes en T. Une branche contient de la soie « neutre », déposée durant 48 h par une araignée nourrie de manière standard, provenant de l’élevage, tandis que l’autre branche du labyrinthe reste vide. Ceci neutralise une éventuelle modification de la soie en fonction du régime alimentaire. Nous observons durant 5 h le positionnement de l’araignée, en relevant le temps de présence dans chaque branche latérale ainsi que la durée de chaque déplacement, pour obtenir ainsi l’activité globale de l’individu.
3 Résultats
Un test t pour séries appariées permet de comparer les temps d’occupation de chaque branche pour chaque type de stimulus (Tableau 1). La présence de soie influence les déplacements de l’araignée, qui choisit la branche contenant de la soie plutôt que celle qui en est dépourvue. Cette attraction s’exerce plus fortement quand la soie est abondante (Tableau 1, test t pour séries appariées : n = 20, t = 2,342, p = 0,0296). Aucune discrimination n’est mise en évidence entre la soie des congénères de la même colonie et celle d’individus issus d’une colonie étrangère.
Temps passé en minutes dans les branches du labyrinthe en fonction des stimuli présents.
Stimulus 1 | Stimulus 2 | Effectif | Temps (min) Stim. 1 | Temps (min) Stim. 2 | t | Significativité p |
Soie déposée par une congénère* | — | 20 | m = 158,1 | m = 37,9 | 6,378 | < 0,0001 |
ESM = 10,8 | ESM = 9,8 | |||||
Soie déposée par l’araignée testée* | Soie déposée par une congénère | 20 | m = 85,6 | m = 105,2 | 0,623 | 0,5405 |
ESM = 13,6 | ESM = 17,1 | |||||
Soie d’une congénère* de la même colonie** | Soie déposée par une araignée* d’une autre colonie** | 18 | m = 91,9 | m = 81,2 | 0,492 | 0,6292 |
ESM = 18,2 | ESM = 13,2 | |||||
Soie déposée par une congénère en 96 h | Soie déposée par une congénère en 24 h | 20 | m = 132,6 | m = 72,3 | 2,342 | 0,0296 |
ESM = 16,1 | ESM = 11,9 |
L’état de satiété d’une araignée module sa réponse à la perception d’un substrat soyeux (Tableau 2). Une araignée repue passe plus de temps dans la branche soyeuse qu’une araignée affamée, tout en conservant une activité globale similaire. La soie est donc moins attractive pour une araignée affamée.
Activité globale et temps passé dans les branches du labyrinthe en fonction de l’état de satiété.
Variables | Araignées nourries | Araignées affamées | ddl | t | Significativité p |
(n = 28) | (n = 30) | ||||
Poids (mg) | m = 25,09 | m = 14,53 | 57 | 10,042 | < 0,0001 |
(m et ESM) | ESM = 0,88 | ESM = 0,62 | |||
Temps passé dans la branche soyeuse | m = 178,2 | m = 144,5 | 45 | 3,347 | 0,0017 |
ESM = 14,7 | ESM = 11,4 | ||||
Temps passé dans la branche vide | m = 10,9 | m = 20,25 | 45 | 1,097 | 0,2785 |
ESM = 3,6 | ESM = 7,8 | ||||
Activité globale | m = 34,4 | m = 39,4 | 45 | 0,484 | 0,6304 |
ESM = 5,9 | ESM = 8,37 |
4 Discussion
Une Anelosimus eximius est attirée par la soie produite par une congénère plutôt que par un environnement vide. Le fait qu’elle passe plus de temps sur le substrat soyeux montre qu’elle est « piégée » par les structures soyeuses, qui restreignent ses déplacements en direction d’un substrat neutre.
Les araignées ne font aucune discrimination entre les différentes soies testées (propre soie, soie d’une congénère d’une même colonie, soie d’une colonie étrangère). L’attraction pour la soie n’entraîne donc aucune fermeture du groupe, ce qui est en accord avec les observations montrant que des groupes d’individus provenant de colonies différentes restent potentiellement fonctionnels. En effet, des études réalisées sur le terrain montrent que les araignées sociales ne trouvent aucun avantage à une fermeture du groupe 〚15〛.
La soie exerce un effet attracteur équivalent sur tous les individus ayant le même état physiologique et assure ainsi la cohésion de la société, en restreignant leurs déplacements hors de la structure soyeuse. De plus, cet effet attracteur semble modulé par la quantité de soie présente, qui est dépendante du temps (24 ou 96 h) passé par l’araignée dans la branche de labyrinthe. Les zones de la colonie les plus denses en soie sont donc plus à même de piéger les araignées. Cependant, les expériences réalisées ne permettent pas de trancher entre un effet direct de la soie ou celui d’une éventuelle phéromone associée à la soie et dont la concentration dépendrait de la durée du séjour de l’individu producteur dans une des branches du labyrinthe. Des études complémentaires, basées sur l’utilisation d’un olfactomètre, pourraient répondre à cette question et estimer la durée de vie d’une éventuelle phéromone.
L’état de satiété de l’araignée modifie son attraction pour la soie en rendant les supports soyeux plus attractifs pour un individu repu, alors que c’est l’inverse pour un individu affamé. Cet état de satiété va donc déterminer la liberté de mouvement de l’araignée, en restreignant plus ou moins son déplacement à des zones soyeuses. La fixation de nouveaux fils à la végétation environnante par les individus les moins attirés par la soie peut créer un réseau soyeux, susceptible d’entraîner la migration d’un groupe 〚14〛. En effet, privée de nourriture, une colonie d’araignées sociales migre, pour reconstruire une nouvelle toile commune 〚15〛.
Sans aller jusqu’à une migration complète de la colonie, une baisse de la quantité de nourriture disponible ou une croissance importante de la population, augmentant la faim de certains individus, peut entraîner une baisse de l’attraction pour la soie et donc accroître la fréquence des déplacements à la périphérie du nid, en direction de supports voisins. La production de nouveaux fils permet ainsi l’extension du réseau soyeux. Cette croissance de la toile augmente la surface du piège et donc accroît les chances de capturer des proies jusqu’à un équilibre, dépendant de la densité de proies dans l’environnement et de la population de la société. Ce mécanisme, sensible à l’état interne des individus, est également susceptible d’expliquer l’essaimage de femelles gravides quittant seules la colonie. Ces dernières deviendraient moins sensibles à l’attraction soyeuse, soit pour des causes hormonales 〚12〛, soit par une diminution de l’état de satiété, due à la maturation des œufs et à la production du vitellus, qui diminuent les réserves de la femelle.
Sans dénier aux araignées la capacité de développer des processus cognitifs, comme, par exemple, de sélectionner des sites de plus en plus profitables au cours de leur développement 〚16〛, nous avons fait le choix de tenter d’expliquer la cohésion du groupe chez les araignées sociales par un mécanisme simple, basé sur une attraction probabiliste pour un substrat. L’implémentation du mécanisme d’attractivité peut mettre en jeu des processus cognitifs complexes pour reconnaître le signal et le traiter. Toutefois, ce mécanisme simple permet à une société d’Arthropodes de réguler l’exploitation du milieu (ici la capture de proies) en fonction des besoins énergétiques de la colonie, sans nécessiter une représentation de l’environnement ou du groupe par ses membres. La soie constitue ainsi un signal assurant la coopération indirecte des individus et permettant à des processus de prises de décisions collectives de survenir dans la colonie. Tout comme les Insectes sociaux 〚17, 18〛, les Araignées sont capables de réguler, grâce à un processus d’auto-organisation dépendant d’un marquage attractif du milieu, la distribution des individus dans l’environnement et la dimension de leur piège en fonction des besoins de la société.
Ces résultats nous ouvrent deux axes de travaux complémentaires, l’un consistant à effectuer des expériences sur le terrain pour mesurer l’effet de l’attraction pour la soie à l’échelle de la colonie, l’autre à réaliser un modèle informatique de la construction d’une toile collective à partir de comportements quantifiés, dans le but de déterminer les mécanismes nécessaires et suffisants à la constitution d’une société chez les Araignées.
Abridged version
Social insects are able to control the distribution of individuals in the environment according to the society needs through self-organised mechanisms, without requiring a representation of the group or of the global situation by its members. Without denying the capacity of spiders to develop cognitive processes, we try to explain the group cohesion and the expanding of the web in relation with prey availability in social spiders by a simple mechanism based on a probabilistic attraction for a substrate, the silk.
Social spiders differ from social insects by the production and the use of silk to build irregular web. This silk prevents the individuals from dispersion, ensures the group cohesion during swarming and collective displacements, playing a part similar to pheromones trails in ants and could thus be a factor necessary to the existence of the society.
Our aim is to define, at the individual level, the attractive effect of silk and its modulations in a social spider, to better understand the phenomena of collective activities and decision-making in the selection of a potential site of construction.
Some social spiders Anelosimus eximius, female and adult, coming from Guyana are placed during 5 h in a T-maze. One or two stimuli are used (Table 1) to test their attractiveness: the silk of the tested spider, the silk of a conspecific, the silk deposited by a conspecific from another colony and a variable quantity of silk.
To test the effect of the satiety state, some hungry and well-fed spiders are placed in a T-maze whose one branch contains ‘neutral’ silk laid down by a spider coming from the standard breeding (Table 2).
The silk produced by conspecific attracts Anelosimus eximius rather than an empty environment. The spiders do not make any discrimination according to the silk origin (its own silk, silk of conspecific, silk of another colony). Thus no group closure seems to result from silk attractiveness.
The satiety state of the spiders modifies the attraction for silk, making the web more attractive for a well-fed individual. Despite the fact that the general activity does not differ significantly, a well-fed individual restricts its displacements according to the presence of silk, while a hungry spider leaves often the area covered with silk. A diminution of food availability or a growth of the population, increasing the hunger of individuals, involves a fall of attraction for silk and raises the number of spider able to leave temporarily the web. Thus, by spinning new threads around the nest, these individuals expand the web size and increase the quantity of captured preys, until a balance depending on the density of preys in the environment and on the number of spider is attained.