Avant propos
Au cours des trois dernières décennies, l'application des méthodes et des concepts de la biologie moléculaire a conduit à la découverte de nombreux gènes, proto-oncogènes ou suppresseurs de tumeurs, et à l'élaboration d'un modèle multiétape de la cancérogenèse qui prend en compte l'accumulation sur une cellule d'altérations multiples du génome, chaque nouvelle altération conférant à la cellule cible un avantage sélectif en termes de prolifération ou de survie.
Ce modèle, quelque ait été son utilité pour décrire les étapes successives de la transformation de la cellule normale en cellule tumorale, concentre l'attention sur la cellule cible des altérations génétiques ou épigénétiques et sous-estime la réelle complexité de la cancérogenèse, qui implique de multiples interactions entre la cellule cible et les divers types cellulaires présents dans son microenvironnement.
Les diverses contributions à cette séance commune de l'Académie de médecine et l'Académie des sciences ont pour premier objectif de rendre perceptible cette complexité et de contribuer ainsi à la définition des nouvelles démarches thérapeutiques ciblées, qui sont en cours de développement depuis quelques années. Mais, consécutivement aux discussions du comité de liaison des Académies, qui a élaboré le programme de cette séance, j'ai été chargé de consacrer une partie de mon exposé introductif à un sujet d'actualité brûlante, si l'on en juge par l'abondance de la littérature qu'il suscite. Ce sujet concerne la démonstration expérimentale, dans un certain nombre de leucémies et de tumeurs solides, de l'existence d'une population minoritaire de cellules, que leurs propriétés conduisent à désigner sous le nom de cellules souches tumorales (en abrégé CST).
Dès 1855, Rudolph Virchow, en constatant les similitudes histologiques entre tumeurs et tissus embryonnaires, avait proposé une hypothèse selon laquelle les tumeurs prendraient naissance à partir de tissus embryonnaires résiduels, probables équivalents des cellules souches de nos tissus, dont le premier exemple bien défini est la cellule souche hématopoiétique identifiée dès 1961 par Till et McCulloch (référence dans [1]). Mais c'est seulement au cours de la dernière décennie que les recherches sur d'éventuelles CST ont pu prendre l'essor qu'elles connaissent aujourd'hui, grâce à des avancées technologiques (développement de méthodes de tri-cellulaires fondées sur la fluorescence et l'apparition de machines permettant un tri rapide multiparamétrique, production d'anticorps monoclonaux fluorescents dirigés contre des antigènes de la surface cellulaire, création de la souche murine SCID-NOD, qui est devenue le modèle sur lequel sont testées les aptitudes tumorigènes des cellules triées à partir de leucémies ou de tumeurs solides) [1].
L'exploitation de ces avancées technologiques a permis une définition opérationnelle des CST. Ces cellules, triées grâce à l'expression de marqueurs de surface spécifiques, constituent une population minoritaire des néoplasies étudiées. Elles sont, au même titre que les cellules souches du tissu, capables d'autorenouvellement indéfini lorsqu'elles sont cultivées sur un milieu approprié in vitro. L'injection à des souris SCID-NOD d'un petit nombre de CST conduit à l'apparition d'une tumeur, alors que l'injection d'un nombre élevé de cellules tumorales non triées n'est pas tumorigène ; cette expérimentation peut être répétée avec des cellules triées à partir des tumeurs apparues sur la souris. Enfin, de même que les cellules souches tissulaires, les CST sont susceptibles de divisions asymétriques, générant, d'une part, une nouvelle CST et, d'autre part, une cellule progénitrice, dont la multiplication contribuera à l'expansion de la tumeur, mais qui n'est pas douée d'une capacité d'autorenouvellement indéfini in vitro.
Actuellement, grâce à l'utilisation de marqueurs de surface cellulaire appropriés, des CST ont été isolées, d'abord à partir de leucémies (références dans [1], puis à partir de tumeurs solides : cancers du sein [2], médulloblastomes et glioblastomes du système nerveux central [3], tumeurs du poumon dans un modèle murin [4] et, plus récemment et sous réserve de confirmation par test de tumorigénicité, de cancers de la prostate [5].
En outre, le tri cellulaire et le test de tumorigénicité ont permis de mettre en évidence des cellules ayant les propriétés de CST dans des lignées cellulaires tumorales maintenues en culture depuis longtemps (gliome U753, cancer du sein MCF7) et dans la tumeur de la prostate maintenue par xénogreffe LAPC-9. Dans ce cas, Patrawala, Calhoun, Shneider-Broussard et al. [6] ont eu recours à l'isolement d'une fraction des cellules qu'il est impossible de colorer avec le colorant Hoechst 33342 et qu'on désigne en anglais par le terme side population. Cette propriété particulière est liée à l'expression par les cellules de la side population de produits codés par des gènes de la famille ABC, tels que ABCB1, ABCC1, et ABCG2, qui représentent les trois principaux gènes responsables de l'expulsion hors de la cellule de drogues antitumorales ainsi que du Hoechst 33342. Les side populations isolées par les auteurs se sont révélées enrichies en CST.
La définition opérationnelle des CST à partir de leucémies et de quelques tumeurs solides conduit à une notion nouvelle, celle de hiérarchie, dans les populations cellulaires tumorales, les CST occupant une place privilégiée dans cette hiérarchie. Cette notion n'était pas explicitement prévue dans le modèle de cancérogenèse multi-étape traditionnel. La coexistence dans les tumeurs des CST et de cellules tumorales incapables d'autorenouvellement indéfini rappelle la situation observée dans un organe normal, qui comporte une cellule souche spécifique, des progéniteurs intermédiaires et des cellules différenciées.
Deux questions restent à ce jour sans réponse :
- (1) l'existence de CST est elle généralisable à l'ensemble des néoplasies ?
- (2) quelle est l'origine exacte des CST ?
Les cellules souches tissulaires normales sont précisément localisées dans des « niches », constituées de cellules de différents types, selon la nature du tissu considéré [6]. Le dialogue spatio-temporel entre cellules souches et cellules de la niche régule les divisions des cellules souches en fonction des besoins de renouvellement naturel du tissu et intervient en cas de lésions impliquant une réparation qui doit être strictement contrôlée pour éviter la génération éventuelle d'un cancer.
La compréhension du phénomène cancer exige donc à la fois une connaissance des événements intrinsèques à la CST et une analyse fonctionnelle des niches au cours de la cancérogenèse [7]. Quoique les mécanismes moléculaires de l'autorenouvellement des cellules souches normales ou tumorales soient encore mal connus, on sait que certains gènes et voies de signalisation, qui contribuent à la régulation de l'embryogénèse et du développement, interviennent. Il en est ainsi du gène Bmi-1 (PCG4), des voies WNT-βcaténine, Notch, Sonic Hedgehog, ainsi que des familles HOX et PAX de facteurs de transcriptions [1,8]. D'ailleurs, l'implication d'altérations portant sur certains gènes ou constituants de ces voies dans de nombreux cancers humains est bien établie [9,10].
À l'heure actuelle, deux hypothèses relatives à l'origine de la CST sont également vraisemblables : la CST pourrait avoir pour origine la cellule souche du tissu, ou bien elle pourrait dériver d'un progéniteur, qui récupérerait, par des événements au niveau de son génome, les deux propriétés essentielles des cellules souches : division asymétrique et auto-renouvellement indéfini [11].
Quant à la nature des événements génétiques à l'origine de cette transformation, il n'est pas inutile de rappeler que certains cancérogènes, comme l'amiante ou l'arsenic, ne provoquent pas de mutations géniques, mais produisent des lésions aneuploïdes. En fait, les CST de médulloblastomes et de glioblastomes sont aneuploïdes et présentent des karyotypes différents [3,12].
L'existence de CST, au moins dans certaines leucémies et dans certaines tumeurs solides, a des implications thérapeutiques majeures [13,14]. Les cellules souches tumorales partagent avec les cellules souches normales des propriétés qui posent problème aux thérapeutiques classiques, qui ont pour cibles des cellules tumorales en prolifération active. Les cellules souches, normales ou tumorales, sont plus souvent en G0 qu'en G1. Elles expriment diverses protéines de la famille ABC (ATP binding cassette), qui expulsent les drogues et certains colorants de la cellule et provoquent une multirésistance aux molécules couramment utilisées en chimiothérapie. On considère également que les CST peuvent avoir conservé des propriétés fondamentales à la préservation des cellules souches normales : mécanismes efficaces de la réparation des lésions de l'ADN et résistance à l'apoptose.
Dans ces conditions, les thérapeutiques risquent de ne pas atteindre les CST, même si elles sont efficaces pour détruire les populations majoritaires de cellules tumorales. Actuellement, la recherche est concentrée sur l'identification de gènes qui jouent un rôle critique dans des voies de signalisation ou des réponses cellulaires et qui peuvent constituer des cibles particulièrement sensibles (exemple : le Glivec, qui cible le site de liaison de l'ATP dans des kinases).
Il conviendrait donc de développer des thérapies ciblées, visant spécifiquement les CST. Celte démarche suppose cependant qu'une exploitation intensive des moyens de la génomique (transcriptome, protéome) appliquée aux cellules souches normales, aux CST et à leurs niches permettent d'identifier des points nodaux dans les réseaux interactifs de communication intra- et intercellulaires qui puissent être efficacement ciblés, en tenant compte de la multirésistance aux drogues communes aux cellules souches normales et aux CST.