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Comptes Rendus

Une lettre inédite de sir William Ramsay sur la découverte de l’argon
Comptes Rendus. Chimie, Volume 8 (2005) no. 1, pp. 3-7.

Résumés

En juillet 1894, sir William Ramsay envoya à l’Académie des sciences un « pacquet scellé », qui fut enregistré sous le numéro 5038. Cette lettre, restée inconnue jusqu’en juin 2004, émet pour la première fois l’idée de l’existence d’un nouvel élément chimique dans l’air. La preuve définitive fut apportée un an après par lord Rayleigh et Ramsay, qui le nommèrent argon. .

In July 1894, Sir William Ramsay sent to the French Academy of Sciences a ‘pacquet scellé’, registered under number 5038. This letter, which remained unknown until June 2004, expresses for the first time the idea of a novel chemical element occurring in the air. The final proof was given one year later by Lord Rayleigh and Ramsay, who gave it the name argon. .

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DOI : 10.1016/j.crci.2004.11.018
Mot clés : Rayleigh, Ramsay, Découverte de l’argon, Pli cacheté, Académie des sciences
Mots clés : Rayleigh, Ramsay, Discovery of argon, Pli cacheté, Academy of Sciences
Yves Jeannin 1

1 Laboratoire de chimie inorganique et matériaux moléculaires, 4, place Jussieu, 75252 Paris cedex 05, France
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Yves Jeannin. Une lettre inédite de sir William Ramsay sur la découverte de l’argon. Comptes Rendus. Chimie, Volume 8 (2005) no. 1, pp. 3-7. doi : 10.1016/j.crci.2004.11.018. https://comptes-rendus.academie-sciences.fr/chimie/articles/10.1016/j.crci.2004.11.018/

Version originale du texte intégral

Le 10 juin 2004, la Commission des plis cachetés de l’Académie des sciences a tenu l’une de ses réunions habituelles. Comme à l’accoutumée, les plis déposés il y a 100 ans ou plus ont été ouverts. Un « pacquet scellé », enregistré sous le numéro 5038, contenant un manuscrit rédigé en français et « posé » en juillet 1894 (Fig. 1), a été lu. Avec surprise, la Commission a remarqué la signature de William Ramsay, FRS, Professeur de Chimie à l’University College, London. La lettre (Fig. 2) est intitulée Expériences sur l’azote de l’air.

Fig. 1

Enveloppe du pli cacheté déposé en juillet 1894 à l’Académie des sciences.

Fig. 2

Fac-similé de la lettre de sir William Ramsay.

Ce document est fort intéressant dans la mesure où il annonce explicitement, et pour la première fois, qu’il y a peut-être dans l’air, à côté de l’azote et de l’oxygène, un nouvel élément chimique. En effet, le document décrivant la découverte de l’argon fut publié en 1895 par lord Rayleigh et Ramsay dans les Proceedings of the Royal Society of London [1,2] ; cette parution est donc intervenue un an après la lettre au secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, qui fut enregistrée le 13 août 1894.

Mais revenons à l’histoire de la découverte de l’argon, qui, rappelons-le, participe à la constitution de l’air pour 9340 ppm en volume. Il est 400 fois plus abondant que tous les autres gaz nobles de l’air réunis. Cette forte proportion vient du fait que la désintégration du noyau du potassium naturel radioactif donne de l’argon (la période est 1,25 × 109 ans).

En 1785, avec les moyens limités dont il disposait, Henry Cavendish s’intéressa à la composition de l’air [3], à la suite de la célèbre expérience de Lavoisier, datant de 1776 [4]. Après avoir laborieusement éliminé l’azote en faisant éclater une étincelle dans de l’air enrichi en oxygène, Cavendish absorba l’oxyde d’azote formé par de l’eau savonneuse très riche en savon. Il élimina ensuite l’excès d’oxygène par du soufre, le dioxyde de soufre gazeux formé étant alors absorbé par la même solution savonneuse. Quel que fut le soin apporté, une « bulle résiduelle », selon les propres termes de Cavendish, persistait ; elle représentait 1/120 du volume initial, « pas plus » écrivit-il. On reste confondu devant la qualité de ces expériences, car 1/120 = 8300 ppm à comparer aux 9340 ppm, valeur actuelle. Avec une intuition exceptionnelle et une grande confiance dans ses expériences, Cavendish parvint à l’idée d’une autre substance présente dans l’air. Mais laquelle, il n’en dit rien. Les choses en restèrent là.

Cent ans plus tard, en 1892, en s’appuyant sur des mesures de densité de gaz que l’on savait réaliser avec une précision remarquable (0,02%), lord Rayleigh fit une observation qui le surprit [5]. Après absorption de l’oxygène de l’air, soit au moyen de cuivre, soit au moyen d’un double traitement par le carbone et le phosphore, il restait un gaz, supposé être de l’azote, de densité 1,2572 g l–1. En revanche, celle de l’azote préparé à partir de l’ammoniac était de 1,2506 g l–1. Cet écart de 0,5% dépassait largement l’erreur expérimentale. La même expérience fut reprise un an plus tard par lord Rayleigh et Ramsay, qui ont préparé l’azote par décomposition du nitrite d’ammonium [6]. C’était intrigant, et une nouvelle question se trouvait posée.

Ramsay y répondit ; la lettre décrit le cheminement suivi. À la différence de Cavendish, il traita 20 l d’azote tirés de l’air avec du magnésium, produisant du nitrure de magnésium, composé connu à l’époque. Le volume de gaz passa de 20 à 0,2 l. Rapporté au volume d’air initial, ce résidu représente 10 000 ppm, au lieu de 9340 ppm tel qu’on le mesure actuellement. La densité était 16,1 fois celle de l’hydrogène. Ramsay émit deux hypothèses : « un nouvel élément, ou bien une modification allotropique de l’azote ». Il écrivit aussi : « Je suis disposé à croire qu’il se forme, outre l’azoture de magnésium, une combinaison entre le gaz X et le magnésium, mais que c’est le métal nommé qui exerce une absorption préférentielle pour l’azote. » On sait aujourd’hui que l’argon ne réagit pas sur le magnésium, mais Ramsay était prudent et savait examiner ses résultats d’un œil critique.

Le résidu fut alors traité par plusieurs réactifs afin d’éliminer complètement les éléments autres que l’azote et les combinaisons connues susceptibles de se trouver dans le résidu : cuivre chauffé au rouge pour éliminer l’oxygène, oxyde de cuivre pour l’hydrogène, chaux et soude pour le gaz carbonique, anhydride phosphorique pour l’ammoniac. La densité du résidu ne changea pas. Ceci établit aux yeux de Ramsay la pureté du gaz inconnu, car la sensibilité de la mesure de densité d’un gaz aux impuretés est très grande. Ces expériences révélèrent également un manque total de réactivité qui, s’il n’est pas explicitement mentionné dans la lettre de 1894, est, en revanche, clairement exprimé dans le mémoire de 1895.

Certes, une simple et courte lettre à l’Académie, qui constitue une prise de date, ne peut pas relater toutes les données numériques nécessaires pour établir des conclusions définitives. On peut cependant s’interroger sur celles qui y sont mentionnées. En particulier, il est écrit que la densité est « 16,1 fois celle de l’hydrogène ». Nous savons que la densité de l’argon par rapport à l’air est 19,8 fois celle de l’hydrogène. C’est un point un peu obscur étant donné la précision de la mesure ; cette densité est beaucoup trop faible par rapport à la vraie valeur. Imaginons que ce résidu soit un mélange argon–azote. En effet, les traitements de purification ne visaient pas l’azote résiduel. Un calcul simple partant de la valeur 16,1 conduit à 35% argon et 65% d’azote, qui représentent 2% de la quantité d’azote initiale. Il faudrait donc admettre que l’action du magnésium fut moins complète que prévue. Quand on connaît les difficultés inhérentes à la purification ultime des gaz, ceci est plausible, surtout lorsque l’on cherche à faire réagir un gaz sur un solide.

On pourrait aussi imaginer un mélange d’argon et d’hydrogène, qui proviendrait de la réduction de la vapeur d’eau contenue dans l’air par le magnésium. Ce serait oublier le traitement de purification par l’oxyde de cuivre, très réactif vis-à-vis de l’hydrogène.

Ramsay répète clairement ses deux idées : ce résidu pourrait être « une variété allotropique de l’azote, peut-être Az3, ou un élément nouvel ». La première hypothèse repose sur le fait que l’ozone O3 était connu depuis 1840 (il fut découvert par Schönbein [7]) et que la théorie de la liaison chimique n’était pas encore née. Suivant une idée exprimée par Dewar, Ramsay a sans doute raisonné par analogie : on savait que l’azote et l’oxygène étaient tous deux biatomiques ; pourquoi ne pas supposer un gaz triatomique de formule Az3, à l’image de O3 ?

Envisageons maintenant le cas d’un nouvel élément. Ramsay conclut dans sa lettre : « S’il arrive que j’ai un nouvel élément gazeux dans ce domaine, je me propose de le nommer Ekazote, avec le symbole Ez. »

La publication complète de 1895 signée par lord Rayleigh et Ramsay est un travail remarquable, qui arrive à la conclusion qu’il existe un nouvel élément chimique dans l’air [1,2]. En lisant ce mémoire de 31 pages, on est frappé par la rigueur du raisonnement, ainsi que par la qualité et la diversité des expériences entreprises pour étayer la découverte de l’argon. Un soin tout particulier fut apporté à l’extraction de ce gaz inconnu à partir de l’air. L’hypothèse de la variété allotropique Az3 fut éliminée en mesurant la vitesse du son, qui conduit au rapport Cp / Cv des chaleurs spécifiques qui est fonction du nombre d’atomes par molécule [8]. La valeur théorique donnée par la théorie cinétique des gaz pour un gaz monoatomique est 1,667 [9]. Cette valeur fut trouvée pour ce gaz inconnu de même que pour la vapeur de mercure, seul gaz monoatomique connu à l’époque. Les rapports Cp / Cv de l’azote et l’oxygène, gaz biatomiques, sont égaux à 1,405 et 1,395 et à 1,3025 pour le dioxyde de carbone, gaz triatomique. La masse atomique fut trouvée égale à 39,5, ce qui montre la pureté du gaz obtenu à partir de l’air, puisque la masse atomique acceptée aujourd’hui est 39,948 [10].

Est également décrit dans la publication de 1895 le manque total de réactivité de ce gaz résidu de l’air, préparé suivant une méthode suggérée par Crookes afin d’améliorer et d’accélérer sa préparation. Les réactifs mis en œuvre furent l’oxygène, l’hydrogène, le chlore, le phosphore, le soufre, le sodium, le potassium. Ainsi se trouva bien établie l’existence d’un nouvel élément chimique, dont les propriétés chimiques totalement différentes de celle de l’azote interdirent qu’on le plaçât dans la colonne de l’azote et, de ce fait, qu’on le nommât ekazote. De cette inertie chimique vient le nom argon proposé par Lord Rayleigh et Ramsay, fusion du α privatif grec et de εργoσ, qui signifie énergie.

À titre de curiosité, mentionnons qu’un homme respire 20 l d’argon par jour et que la production mondiale annuelle d’argon est de l’ordre de 700 000 t.

Le « pacquet scellé » fut déposé un an environ avant la publication annonçant la découverte de l’argon. Son contenu peut certes paraître anecdotique, mais c’est un jalon montrant l’évolution du travail et de la pensée de Ramsay. Même si la preuve définitive de l’existence de l’argon n’y est pas présentée, cette lettre avance pour la première fois l’idée de la présence d’un nouvel élément chimique dans l’air. Et Ramsay écrivit en conclusion : « il faut remarquer que c’est à lord Rayleigh, avec lequel j’ai été en communication, qu’on doit cette découverte ; il a montré l’endroit qu’il faut explorer ; j’ai trouvé les moyens pour isoler le nouvel gaz. »

Les travaux de sir William Ramsay ne se sont pas limités à la découverte de l’argon. Par la suite, il a découvert avec son collaborateur M.W. Travers le néon, le krypton, le xénon en distillant l’air liquéfié avec la nouvelle machine de Linde. Cette contribution exceptionnelle lui a valu le prix Nobel de chimie en 1904. Il était associé étranger de l’Académie des sciences.


Bibliographie

[1] Lord Rayleigh; W. Ramsay Proc. R. Soc. Lond., 97 (1895), p. 265

[2] Lord Rayleigh; W. Ramsay Philos. Trans. R. Soc. Lond. A, 186 (1985), p. 187

[3] H. Cavendish Phil. Trans. R. Soc. Lond, 75 (1785), p. 372

[4] A. Lavoisier Mém. Acad. R. Sci. Paris, 185 (1777)

[5] Lord Rayleigh Nature, 46 (1892), p. 512

[6] Lord Rayleigh; W. Ramsay B. A. Rep., 614 (1894)

[7] C. Schönbein C.R. Acad. Sci. Paris, 10 (1840), p. 706

[8] W. Rankine Trans. R. Soc. Edinb., 20 (1853), p. 147

[9] A. Naumann Ann. Chem. Pharm., 142 (1867), p. 265

[10] IUPAC Quantities, Units and Symbols in Physical Chemistry, Blackwell, 1988


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