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Comptes Rendus

Morphogenèse, structures physiques et évolution biologique
Comptes Rendus. Chimie, Volume 11 (2008) no. 3, pp. 186-191.

Résumés

Morphogenesis, physical structures, and biological evolution. Some biological structures seemed to be explained by an elementary physical model. For example, those studied by Yves Bouligand are liquid crystals. Are they, by the way, simple biological entities? Some examples, supported by an evolutionary argument, allow us to explain that structures that are simple from a physical point of view may be recent from an evolutionary point of view.

Certaines structures biologiques paraissent être expliquées par un modèle physique simple. Ainsi, celles étudiées par Yves Bouligand sont des cristaux liquides. Sont-ce pour autant des entités biologiques simples ? Différents exemples, appuyés sur un raisonnement évolutif, permettent de préciser que les structures simples du point de vue de la physique peuvent être récentes d'un point de vue évolutif.

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DOI : 10.1016/j.crci.2007.11.001
Mots clés : Morphogenèse, Modèle physique, Cristal liquide, Évolution, Morphogenesis, Physical model, Liquid crystal, Evolution
Hervé Le Guyader 1

1 Université Pierre-et-Marie-Curie, UMR 7138, « Systématique, adaptation, évolution », 7, quai Saint-Bernard, 75252 Paris cedex 05, France
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Hervé Le Guyader. Morphogenèse, structures physiques et évolution biologique. Comptes Rendus. Chimie, Volume 11 (2008) no. 3, pp. 186-191. doi : 10.1016/j.crci.2007.11.001. https://comptes-rendus.academie-sciences.fr/chimie/articles/10.1016/j.crci.2007.11.001/

Version originale du texte intégral

1 Introduction

Le dialogue entre le « simple » et le « complexe » revient de manière récurrente en sciences biologiques. Comment définir la complexité d'organismes ? Plusieurs paramètres ont été avancés pour la quantifier (nombre de gènes, nombre de types de différenciation cellulaire, nombre potentiel d'interactions entre cellules différenciées…). À vrai dire, aucun n'est satisfaisant. Pourtant, si on prend en compte, non pas les organismes adultes, mais les phénomènes qui leur donnent naissance au cours de l'embryogenèse, un consensus apparaît, comme admis depuis D'Arcy Thompson [1] ; toute forme, ou structure, explicable par une seule approche physicochimique, c'est-à-dire à partir des sciences de la nature inanimée, est considérée comme « simple », car ne nécessitant pas l'ajout a priori d'une réflexion strictement biologique. Si, en plus, une modélisation mathématique comportant peu de variables et de paramètres peut être réalisée, la simplicité de la structure est mesurée à l'aune de la simplicité mathématique.

Les travaux d'Yves Bouligand en morphogenèse se situent évidemment dans un tel contexte, car, si les structures – comme les carapaces de crabe – qu'il a étudiées sont indéniablement d'origine biologique, elles sont explicables en seuls termes de physique et de géométrie [2]. De plus, une telle étude, strictement physicochimique, permet, dans de nombreux cas, de révéler leur importance et leur rôle au sein de l'organisme. De tels travaux apparaissent donc comme pouvant servir de pierre de touche au consensus ci-dessus.

Ne nous y trompons pas : une telle démarche est nécessaire, car elle est en résonance avec l'acception classique, héritée d'Auguste Comte, de la description et de l'explication en sciences de la nature. Issue d'un constat évident – le « biologique » obéit aux lois de la physique – une telle vision fonde une échelle de sous-disciplines qui, de la biophysique à la biochimie, donne accès à la biologie sensu stricto. Cela reviendrait à considérer que la démarche totalement biologique n'est pertinente qu'en désespoir de cause.

2 L'exemple de la morphogenèse théorique

Afin d'expliciter cette idée, le travail conceptuel sur la morphogenèse biologique de la deuxième moitié du XXe siècle paraît très instructif. Les travaux d'après-guerre d'Alan Turing, grand mathématicien, furent pionniers en la matière. S'inspirant des données de la biochimie – et en particulier de l'enzymologie – de l'époque, il propose le concept de « morphogène » [3,4]. Pour lui, des morphogènes sont des molécules qui diffusent et réagissent entre elles. Turing intègre alors, dans un modèle mathématique, sous forme d'équations différentielles non linéaires, les données de biochimie, plus particulièrement de l'enzymologie, et de la physique des solutions. Une telle modélisation relève de mathématiques délicates, ce qui permettra à Turing, grand mathématicien, de mettre au point des techniques sophistiquées de calcul utilisant l'informatique naissante.

Nous ne ferons ici que quelques remarques sur cette théorie :

  • - un morphogène isolé n'a pas de sens, étant donné qu'il faut au moins deux molécules pour réagir ;
  • - avec la réaction chimique, on accède à la dimension temporelle ; avec la diffusion, on ajoute la dimension spatiale ;
  • - les cellules sont censées réagir à un effet de seuil ;
  • - on assiste donc à la mise en place d'un pré-pattern, à savoir la distribution des morphogènes dans un tissu, qui sous-tend la différenciation de cellules qui répondent à des pics de concentration.

La conclusion est simple : pour comprendre la morphogenèse, il faut avoir accès à ces pré-patterns, qui sont le résultat de deux mécanismes simples de la physicochimie, la réaction chimique et la diffusion. Le processus relevant du biologique est presque secondaire, puisqu'il correspond à une réponse stéréotypée de type effet de seuil.

Si les travaux de Wolpert [5] de la fin des années 60 remettent partiellement en cause les idées de Turing, la perception fondamentale du processus de morphogenèse reste la même. En bon biologiste, Wolpert réhabilite le rôle de la cellule, en établissant « l'information de position », avec le désormais célèbre « problème du drapeau français » [6]. Quels sont les changements ? Le morphogène acquiert un nouveau statut ; maintenant, il peut être seul, et c'est surtout son lieu de synthèse et son mode de diffusion qui sont importants ; la cellule, elle, peut « mesurer » la concentration du morphogène et, suivant celle-ci, va réagir, par exemple par un mode particulier de différenciation. Ainsi, par rapport à l'idée de Turing, la composante strictement physicochimique s'amenuise, tandis que la composante biologique prend de plus en plus de place. En d'autres termes, le paradigme est en train de changer de nature. Tout d'un coup surgit un paramètre nouveau : l'entité biologique prend une autonomie par rapport à une vision totalement réductionniste.

Mise à part la beauté de telles mathématiques, on assiste, du côté des biologistes, à une résonance immédiate, qui relève de la théorie de l'évolution :

  • - la reconnaissance d'une évolution biologique sur Terre a pour corollaire le problème de « l'origine de la vie », à savoir le passage de l'abiotique au biotique ; avec le pré-pattern, on a quelque chose d'approchant, à savoir que le physicochimique sous-tend le biologique ;
  • - l'idée solidement ancrée qu'en évolution on passe du « simple » au « complexe » ; or une théorie comme celle de Turing utilise des processus « simples » de la matière inanimée ;
  • - depuis Haeckel, la « loi de récapitulation » se trouve dans les esprits, même si, maintenant que le terme de « loi » n'est défendu par personne, elle ne peut être qu'une hypothèse de travail ; néanmoins, considérer que les événements précoces de l'embryogenèse sont des acquisitions anciennes d'un point de vue évolutif correspond souvent à des hypothèses de travail ; ainsi, imaginer qu'un pré-pattern, vu comme une transition entre l'abiotique et le biotique, interviendrait comme élément important, dès le tout début de l'embryogenèse, trouverait de cette manière un sens évolutif.

Plus précisément, la loi de récapitulation d'Ernst Haeckel postule en effet qu'un caractère qui est le résultat d'un événement évolutif très ancien s'exprimera très précocement au cours du développement embryonnaire [7]. En quelque sorte, Haeckel considère deux flèches de temps, l'une pour les temps géologiques – évolutifs –, l'autre pour les temps embryonnaires. Il réalise ensuite une homothétie entre ces deux flèches, de manière à avoir une même hiérarchie temporelle d'apparition des caractères. Or, comme l'origine de la vie correspond au passage de l'abiotique au biotique, ou plutôt à l'émergence de l'animé à partir du monde de la physicochimie, il est, dans un tel cadre de pensée, tout naturel d'accepter que les processus simples et explicables par la seule physicochimie puissent agir au tout début de l'embryologie.

Plusieurs systèmes expérimentaux furent étudiés et, parmi eux, trois sont importants pour notre propos.

L'hydre, un cnidaire, est un animal qui se multiplie de manière végétative par bourgeonnement. Les bourgeons prennent naissance principalement à la base de l'animal, près du crampon. On montre que le potentiel de bourgeonnement semble répondre à un gradient élevé près du crampon, très faible près de la couronne de tentacules. Une hypothèse raisonnable serait alors de postuler qu'un tel gradient pourrait s'expliquer par le pré-pattern d'un éventuel morphogène [8].

Le deuxième modèle correspond à la morphogenèse de l'aile de poulet. L'embryon de poulet est, depuis le XVIIIe siècle, un matériel expérimental pratique et intéressant pour les embryologistes. Dans le cas précis, on s'intéresse à l'émergence, à la structuration et au devenir du bourgeon alaire. Celui-ci acquiert très vite, à partir d'une très petite zone appelée « Zone of Polarizing Activity » (ZPA), une polarité antéropostérieure, visualisée après développement par la succession des doigts 2, 3 et 4. Par expériences d'ablation et greffes, on démontre vite que (i) la ZPA est en situation postérieure sur le bourgeon ; (ii) la greffe d'une ZPA surnuméraire en situation ectopique antérieure a pour résultat la formation d'une aile surnuméraire, mais à polarité inversée, comme une image de l'aile normale dans un miroir. Si l'on suit la succession des numéros des doigts des deux mains de l'arrière vers l'avant, on a : 4–3–2–2–3–4. Comme explication, on propose alors que la ZPA serait la source d'un morphogène qui diffuserait pour former un gradient [9]. On a tout d'abord postulé un rôle fondamental de l'acide rétinoïque, hypothèse qui s'est révélée fausse. Le rôle de la protéine Hedgehog a ensuite été démontré, mais celle-ci ne répondait pas aux critères de Wolpert [10,11].

Le troisième modèle correspond à l'acquisition de la polarité antéropostérieure de l'œuf de drosophile. En effet, des expériences récentes de génétique montrent l'importance du gène bicoid, dont la mutation altère la polarité antéropostérieure de l'embryon. D'un point de vue strictement génétique, ce gène est une curiosité, étant donné qu'il présente un effet maternel, à savoir que l'expression du phénotype est décalée d'une génération. Or, l'étude moléculaire de la fin des années 1980 résout le problème [12] : lors de la maturité de l'ovocyte, des ARNm transcrits à partir du génome maternel se trouvent stockés dans la future partie antérieure de l'embryon, fixés à des microtubules [13]. La fécondation déclenche la traduction et les protéines Bicoid, synthétisées à cet endroit précis qui joue le rôle de source, diffusent dans le cytoplasme jusqu'à l'autre extrémité. De plus, une analyse biochimique montre que ces protéines portent des groupements PEST qui facilitent l'action des protéases. On constate donc la présence d'une protéine synthétisée dans une zone – source, qui diffuse, et avec un temps de demi-vie réduit. Le calcul prédit une distribution de la concentration de la molécule suivant une exponentielle décroissante, ce qui est confirmé, au-delà de tout espoir, par les mesures expérimentales. Enfin, cette molécule agit par effet de seuil, car elle active l'activation d'un gène de délétion majeur (gap gene), le gène Hunchback [14].

C'était un triomphe : enfin, on révélait la présence d'un pré-pattern (suivant Wolpert), étant donné que tous les critères étaient remplis : la protéine Bicoid est synthétisée à une source, diffuse, présente une dégradation rapide, et agit par effet de seuil. De plus, son action biologique s'inscrit au tout début de l'embryogenèse, juste après la fécondation. Tout cela semblait alors répondre à la loi d'Haeckel, et on a alors postulé que le gène bicoid devait être ancestral.

Pourtant, on sera vite obligé de déchanter, et c'est le raisonnement évolutif qui donnera la bonne réponse. En effet, si le gène bicoid et l'action de son produit étaient la conséquence d'un événement évolutif très ancien, on devrait les retrouver chez de nombreux animaux, au moins l'ensemble des arthropodes, par exemple. Une recherche a permis de montrer rapidement que ce qui avait été décortiqué chez la drosophile n'est généralisable, ni à l'ensemble des arthropodes, ni à l'ensemble des insectes, ni même à l'ensemble des diptères. C'est en fait une originalité des mouches [15]. Une seule explication est alors possible : bicoid est une innovation biologique récente d'un point de vue biologique. Le fait qu'elle s'intègre dans le tout début du développement embryonnaire ne peut alors être interprété à la lumière de la loi de Haeckel.

Pourtant, un tel système, vu par un physicien, paraît d'une grande simplicité, et même d'une grande beauté : un morphogène présentant une exponentielle décroissante pure, avec une molécule qui agit par effet de seuil. Les autres systèmes connus chez les insectes, en particulier ceux d'émergence phylogénétique ancienne, paraissent beaucoup plus compliqués, ne faisant intervenir que des interactions de gènes et de leurs produits interprétables d'un point de vue strictement biologique.

Où est le « simple », où est le « complexe » ? Regardons plus en détail l'apparente simplicité de l'acquisition de la polarité de l'embryon de la drosophile. C'est en fait le résultat d'une « virtuosité » biologique, à savoir :

  • - les ARNm sont fixés sur les microtubules en extrémité antérieure, au « bon endroit » pour jouer le rôle de source ;
  • - les protéines sont pourvues de motifs PEST, les dotant ainsi d'une demi-vie courte ;
  • - l'existence d'une exponentielle décroissante signifierait que le coefficient de diffusion est constant suivant l'axe antéro-postérieur ;
  • - enfin, la taille de l'ovocyte est en adéquation – en harmonie – avec les vitesses de diffusion et de dégradation de la protéine, de manière à ce que l'exponentielle décroissante soit bien intégrée dans cette cellule, en permettant une différence de concentration maximale entre les deux pôles de cette dernière.

La constance du coefficient de diffusion pose question, d'autant plus qu'une analyse expérimentale montre que ce n'est pas le cas suivant l'axe dorso-ventral. On a tout d'abord démontré que le cytoplasme est structuré de telle manière que le coefficient de diffusion de cette molécule est constant ; ceci est la conséquence d'une évolution particulière de l'organisation du cytosquelette, dont les microtubules sont allongés suivant l'axe antéro-postérieur, avec une maille en accord avec la taille de la protéine. Le cytoplasme n'est pas une solution isotrope, mais serait construit de manière à donner quelque chose de simple, à savoir la constance du coefficient de diffusion sur la longueur de l'ovocyte. De plus, des études récentes précises montrent que la stabilité de l'exponentielle décroissante, interprétée comme le résultat de la constance du coefficient de diffusion, est en réalité la conséquence d'échanges de molécules entre les noyaux et le cytoplasme. En d'autres termes, la simplicité de l'exponentielle décroissante est due à un processus actif, contrôlé biologiquement [16–18].

Ainsi ce qui a priori paraît « simple » est en fait le résultat d'une évolution concertée de divers caractères, allant vers une réelle optimisation de moyen. C'est donc, d'un point de vue biologique, quelque chose de très complexe, et la vision première du simple ancestral disparaît par ce renversement dû au raisonnement évolutif.

3 Les structures simples macromoléculaires

On peut tenir un raisonnement analogue relativement aux structures étudiées par Yves Bouligand, à savoir certaines macromolécules de la matrice extracellulaire qui, par auto-organisation, présentent des dispositions géométriques que les physiciens ont décrites comme étant celles de cristaux liquides. C'est ainsi que les figures dites « en arceaux », observables en coupe en microscopie optique ou électronique, ont été interprétées comme des sections d'un contreplaqué tournant, c'est-à-dire une organisation classique de cristaux liquides [19,20] correspondant à un mille-feuille formé de nombreuses couches. Au sein de chacune d'elles, les molécules sont globalement parallèles, mais le sens de l'allongement tourne d'un certain angle quand on passe d'une couche à l'autre, d'où le nom de contreplaqué tournant. Ici donc, l'explication physicochimique prévaut. De plus, dans de nombreux cas, une telle structure trouve facilement une fonction biologique, comme, par exemple, résistance mécanique et légèreté dans le cas des carapaces de crustacés, des os des mammifères ou de la paroi secondaire des végétaux terrestres. Qui plus est, à la différence des cristaux liquides étudiés par les physiciens, les structures biologiques, qui sont dynamiques à un moment donné de la morphogenèse, se figent de manière irréversible à un stade déterminé, après s'être mises en équilibre énergétique avec les contraintes externes. Cette réaction aux conditions du milieu entraîne alors l'émergence d'une structure qui correspond à un optimum de résistance mécanique [21–25].

Ainsi, même si les fameuses structures « en arceaux » furent ô combien difficiles à étudier et à interpréter en microscopie électronique, le résultat correspond à quelque chose de « simple » pour un physicien [21]. Ce sont des structures classiques de cristaux liquides, qui se trouvent figées. Donc, pour reprendre le raisonnement précédent, on a encore ici quelque chose de simple, explicable par la physique, et pour laquelle l'interprétation purement biologique ne semble concerner que, d'une part, la nature-même de la molécule, d'autre part l'arrêt de la dynamique du cristal liquide. On peut donc encore se demander si le simple est ancestral, c'est-à-dire très ancien d'un point de vue évolutif.

Une double constatation permet d'aller plus loin dans la réflexion.

Tout d'abord, les structures en cristaux liquides que l'on détecte dans la matrice extracellulaire des organismes vivants peuvent être réalisées par plusieurs macromolécules très différentes : chitine chez les arthropodes, collagène chez les vertébrés, cellulose chez les plantes terrestres… Bref, vu la diversité des molécules, on ne peut pas avoir affaire à un même événement évolutif. Il y a donc ici un phénomène de convergence. Ainsi, les structures en cristaux liquides, d'une part, ne sont pas ancestrales et, d'autre part, sont apparues de manière multiple, indépendamment du point de vue évolutif.

On peut maintenant se demander comment cette caractéristique est apparue. Prenons le cas particulier des plantes terrestres. On sait que les embryophytes (ou archégoniates) ont pour groupe-frère des organismes autrefois classés dans les characées. Cela témoigne de l'origine aquatique des plantes terrestres. Or, chez les chlorophytes aquatiques, la paroi squelettique ne semble pas présenter de structure en contreplaqué tournant. Néanmoins, les fibrilles de cellulose sont polymérisées au niveau d'un complexe protéique membranaire (corps en rosette), deviennent autonomes au niveau de la matrice extracellulaire, puis prennent la plupart du temps une disposition hélicoïdale. Ainsi, alors que les fibrilles de cellulose sont synthétisées par des complexes protéiques quasiment identiques, la disposition en contreplaqué tournant ne semble être véritablement généralisée que chez les végétaux terrestres. On pourrait donc situer sur un arbre phylogénétique l'innovation évolutive constituée par l'utilisation de la structure en contreplaqué tournant, qui n'est pas donc pas ancestrale au niveau des chlorophytes. En d'autres termes, une telle structure n'est pas concomitante de l'invention de la cellulose.

On arrive ainsi à une conclusion similaire à celle concernant le produit du gène bicoid, à savoir que la structure considérée comme « simple » du point de vue de la physicochimie est en réalité une innovation – relativement – récente d'un point de vue biologique. On peut facilement faire un raisonnement analogue pour l'utilisation de la chitine par les arthropodes.

Quel type d'explication en donner ? Le raisonnement à tenir tourne ici autour de la fonction. En effet, dire qu'un caractère est une innovation, c'est-à-dire qu'il devient héritable, veut dire qu'il a été retenu par la sélection naturelle. Une boucle de contrôle se trouve ainsi réalisée, et c'est l'existence-même de cette boucle qui nous permet de donner une fonction à la structure. Il y a en fait alors adéquation entre un optimum thermodynamique de la structure physique (le contreplaqué tournant) et un optimum biologique de la structure relativement à sa fonction (propriétés mécaniques de la paroi squelettique), avec pour corollaire un optimum de la valeur sélective (fitness) de l'organisme. De telles structures « simples » apparaissent donc dans des systèmes biologiques quand il y a coïncidence entre les deux optimums. Naturellement, ceci peut se passer à n'importe quel moment de l'évolution, ce qui interdit l'utilisation de la loi de Haeckel.

D'un point de vue évolutif, on peut appeler de telles innovations des « exaptations » au sens de Gould [26]. « Exaptation » est un substantif forgé pour remplacer « préadaptation », terme qui avait une connotation finaliste. Il signifie que le caractère sous étude existait, ou pouvait exister, mais qu'il n'était pas fonctionnel pour l'organisme. De même que l'utilisation de la protéine bicoid comme morphogène au sens de Wolpert est une exaptation, de même l'utilisation de la cellulose ou de la chitine pour former des contreplaqués tournants en est une également. Le vrai problème biologique consiste à comprendre l'adéquation des deux optimums, le physique (optimum thermodynamique) et en terme de biologie (optimum de la fitness). Il est intéressant de constater qu'Yves Bouligand, au-delà de la description des structures biologiques, a, d'une part, expérimenté en physique et, d'autre part, réfléchi en termes d'évolution biologique [27].


Bibliographie

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