1 Introduction
Les prix Nobel français ne sont pas si nombreux pour ne pas toujours s’intéresser à leurs travaux, surtout pour les plus anciens. Si la carrière de Paul Sabatier, prix Nobel de chimie en 1912 avec Victor Grignard, a fait l’objet de multiples ouvrages importants [1,2] et d’un article dans les comptes rendus hebdomadaires des séances l’académie des sciences (CRHAS) [3] où sont décrit son génie et sa perception de l’intérêt de la qualité des développements scientifiques en province. Aucun ouvrage ne s’est encore intéressé de près au contexte des travaux qu’il a menés avec l’abbé Jean Baptiste Senderens (Fig. 1). Ce dernier, tout proche collaborateur du futur prix Nobel, n’a d’ailleurs fait l’objet que de deux modestes biographies [4,5].
Mais, plus que les résultats des travaux qui conduisirent Sabatier à Stockholm, c’est la manière dont ils furent menés qui doivent aussi nous intéresser, à notre époque où le chef de l’État français évoque une « laïcité positive » [6]. Époque où le conseil d’État évoque, avec bienveillance, dans un de ses rapports officiels, les réflexions du Grand Rabin de France sur les relations religion–État « neutralité ouverte et bienveillante » que l’État a su développer au fil des temps [7]. Époque toujours, où un pôle de recherche et d’enseignement supérieur (PRES) compte un institut catholique parmi ses membres [8]. Époque où, enfin et toujours à titre d’exemple, l’Institut de France a reçu en son palais, avec les honneurs et le dévoilement d’une plaque commémorative, un des académiciens des sciences morales et politiques, le professeur Joseph Ratzinger, aujourd’hui évêque de Rome et appelé Benoît XVI. Le chancelier de l’Institut de France lui indiquait que toutes les académies étaient réunies « pour célébrer la circonstance insigne et sans précédent de compter parmi nos confrères le Souverain Pontife ».
Mais sont-ce vraiment des signes d’un changement de laïcité ? Non, car cette « neutralité ouverte et bienveillante » vis-à-vis des religions n’est pas nouvelle. D’autres se sont attachés à démontrer que les textes législatifs du début du xxe siècle la contiennent [9].
Dans ce court texte, nous montrerons qu’à cette « belle époque » qui a vu s’affronter, presque à mort [10], les idéaux laïcistes contre la calotte et l’Église catholique, des scientifiques catholiques dans des institutions privées comme d’État ont su conduire des recherches de très grande qualité en traversant ensemble ces défis politiques. Ainsi, nous nous intéresserons à la carrière commençante de Sabatier et de Senderens, à leur rencontre, à leurs travaux communs et au prix Nobel obtenu par Sabatier.
2 Sabatier/Senderens, deux catholiques provinciaux, fiers de l’être
Paul Sabatier naquit à Carcassonne en 1854. Élève brillant, il fut interne au collège de l’Immaculée Conception (Le Caousou) à Toulouse. Il aima suivre, pendant ses loisirs, les cours publics du chimiste Filhol à la faculté des sciences. Il partit pour Paris en 1872 afin de préparer les concours aux écoles supérieures. Il fut reçu à Polytechnique et à l’École normale supérieure (ENS) en 1874 et choisit cette dernière d’où il sortit premier de l’agrégation de physique. Après un court passage dans le lycée de Nîmes, il revint à Paris pour préparer un doctorat. Il renonça à intégrer le laboratoire de chimie physiologique de Louis Pasteur à l’ENS et ce fut au collège de France, dans le laboratoire de Marcellin Berthelot, qu’il travailla sur la recherche thermique des sulfures et soutint sa thèse en 1880 [11]. Il écrivit plus tard un éloge sur Berthelot [12] où il indiquait combien il appréciait de fréquenter, chez le couple Berthelot, le salon qu’il y tenait et qui recevait tout le milieu positiviste et libre penseur du moment. Comment ce catholique convaincu se comportait devant Ernest Renan qui exprimait « sa foi nouvelle qui avait remplacé chez lui le catholicisme ruiné » [13] ? « Le monde est aujourd’hui sans mystère » avait écrit Berthelot, Sabatier lui répondit plus tard : « assertion stupéfiante où l’on ne saurait voir que le rêve orgueilleux d’un poète » [14]. En 1881, il partit « en disgrâce », selon ses propres termes, comme chargé de cours de physique à la faculté des sciences de Bordeaux, payant ainsi ses convictions conservatrices. En 1883, retour à Toulouse, toujours comme chargé de cours de physique. À 30 ans, en 1884, à l’âge minimum légal, il est nommé professeur de chimie à la faculté des sciences de la ville rose. C’est là qu’il rencontra l’abbé Jean Baptiste Senderens. Cette même année, il se maria à Germaine Hérail, dont il eut quatre filles Claire, Geneviève, Isabelle et Magali, qu’il éleva seul après le décès de sa femme à l’âge de 31 ans, 14 ans plus tard. « Madame Paul Sabatier était une de ces créatures d’élite, d’une angélique piété, d’une douceur et d’une éducation parfaite, à la figure de vierge où se reflétait son âme tout entière » [15].
Senderens, quant à lui, naquit dans les Hautes-Pyrénées à Barbachen en 1856. Il fit ses études à l’institution Notre-Dame-Garaison et y commença son noviciat chez les missionnaires de l’Immaculée Conception. Mais ses parents étant malades, il dut l’interrompre pour aider sa famille. Puis, aimant cette congrégation religieuse diocésaine, il y enseigna les sciences. Senderens faisait ses manipulations de chimie pour la licence ès sciences (qu’il réussit brillamment à Toulouse) dans un « laboratoire » de fortune de l’école où il professait. Il fut ordonné prêtre du diocèse de Tarbes fin 1880. Puis, durant une année, il officia comme professeur auprès des candidats à Saint-Cyr au collège de l’Immaculée Conception à Toulouse. Ses qualités de scientifique l’encouragèrent à rentrer dans le laboratoire du professeur Filhol avec lequel il fit une première publication en 1881 sur « l’action du souffre sur diverses solutions métalliques » [16]. Leur fructueuse collaboration fut interrompue par la mort de Filhol, fin 1883, et c’est Senderens qui finit de rédiger le dernier travail de Filhol sur « l’analyse des nouvelles sources minérales de Bagnères de Bigorre ». Sabatier remplaça Filhol le 24 novembre 1884.
Pour achever ses études scientifiques, l’abbé Senderens entama un doctorat, inscrit à la Sorbonne (chez Louis Troost ?), où il fut vraisemblablement envoyé par Filhol ou bien par la hiérarchie de l’institut catholique de Toulouse (ICT) où il professait. En effet, l’Église catholique se « mettait » aux sciences. Le doyen de la faculté des lettres de l’ICT déclara dans ce sens que « loin de s’opposer aux légitimes progrès de la science, l’Église est heureuse de favoriser ces progrès. Sa haute surveillance empêche l’erreur de se produire, contient la science dans ses justes limites, et lui facilite l’essor vers les vérités qu’elle est apte à atteindre. […] La science qui, naturellement devrait conduire à la religion en éloigne, dans notre pays, un grand nombre d’âmes » [17]. C’était donc le contexte des études supérieures peu ordinaires du jeune prêtre. C’est avec Sabatier que l’abbé Senderens acheva son doctorat. Sans en attendre la réalisation finale, l’ICT confia à « l’abbé » (ainsi l’appelle Sabatier) la direction de la nouvelle école supérieure des sciences en 1883. Chacun y était invité à visiter « le cabinet de physique et le laboratoire de chimie, [afin] de s’assurer que notre cité palladienne ne possède rien de plus complet, de mieux installé. Tous ces appareils merveilleux, inventés ou perfectionnés par le génie moderne, fonctionneront le plus scientifiquement du monde et livreront tous leurs secrets […] ». Pendant ce temps « la faculté des sciences (de l’État) logée dans une dépendance du Lycée rue Lakanal, qu’elle partageait avec la bibliothèque municipale, disposait au rez-de-chaussée, de part et d’autre de la cour d’entrée, de deux amphithéâtres insuffisamment éclairés, trois pièces humides, presque obscures, un couloir sombre et une pièce peu confortable donnant sur un petit jardin servant de laboratoire de chimie » [18].
Le doctorat de l’abbé porta sur l’« Action du soufre sur les oxydes et les sels en présence d’eau ». Senderens dut réaliser ses expériences dans son laboratoire de l’ICT (qui servait aussi aux étudiants). En effet, il fut l’auteur unique de trois présentations à l’Académie des sciences que firent Louis Troost [19], ainsi que d’un article dans le bulletin de la Société chimique de Paris [20]. Sabatier, devenu son maître, lui permit de venir aussi travailler dans son laboratoire et présida son jury de soutenance, le 2 février 1892. Voici comment Sabatier y commença son intervention de président : « Monsieur l’abbé, vous êtes venu demander à la faculté des sciences de Toulouse le diplôme de docteur ès sciences physiques. C’est là une détermination heureuse pour tous, aussi bien pour nous que pour vous. Pour nous, puisqu’elle nous a permis d’examiner votre beau travail, et puisqu’elle nous donne pour la troisième fois cette année, l’occasion d’affirmer publiquement et solennellement l’activité scientifique de l’université toulousaine. Pour vous aussi, Monsieur, car la Sorbonne, qui aurait certainement fait bon accueil à votre thèse, ne vous aurait connu que par elle, tandis que nous vous connaissions déjà depuis longtemps. La faculté n’a pas oublié, qu’après quelques mois passés sur ses bancs, vous avez facilement conquis le grade de licencié ès sciences physiques. Mon éminent prédécesseur, le regretté Filhol, vous a donné la plus grande marque d’estime qu’un professeur puisse donner à un de ses élèves : il vous a associé à ses travaux et, pendant trois ans, vous avez été le collaborateur de Filhol. Votre collaboration a été féconde, elle a enrichi la science de faits importants, en même temps qu’elle posait les premières bases du travail que vous avez poursuivi seul, plusieurs années après, et qui constitue votre thèse. » [21]. On peut admirer combien Sabatier est fier que Senderens ait choisi Toulouse plutôt que Paris. On note que Senderens sait travailler seul et combien, à Toulouse, il a été remarqué par ses pairs. M. Destrem, professeur adjoint de chimie, « remua » nombre détails au sujet de la thèse de l’impétrant, sans toutefois, le mettre en péril. Suite à ce succès, l’évêque de Tarbes fit de Senderens un chanoine honoraire de son chapitre.
En 1885, le doyen Benjamin Baillaud de la faculté des sciences, qui n’était pas encore l’université de Toulouse, avait proposé que Sabatier devienne doyen à sa place. Le recteur Claude Perroud, pourtant républicain modéré, fit un rapport au ministre indiquant que ses opinions et croyances étaient jugées trop conservatrices [22]. C’en était fini, pour un temps, des rêves pour le gouvernement de la faculté. Sabatier était certes un excellent professeur (Fig. 2), mais « ses opinions et ses croyances le situent un peu trop à l’extérieur du camp laïc ». Un peu plus tard, il participa aux élections municipales de Toulouse de mai 1896 sur une liste électorale « Union républicaine et défense sociale » [23], liste à laquelle le journal « La Croix » se rallia spontanément pour battre radicaux et socialistes. Oui, vraiment, M. Sabatier était politiquement un conservateur. Il réalisa un score de 10 062 voix au second tour, un des meilleurs de la liste mais loin derrière son rival de la même faculté, Destrem, élu, lui avec 14 443 voix [24] sur la liste radicale adverse. « En 1898, j’ai vécu un deuil cruel qui, pendant de nombreux mois, rendit impossible tout travail utile » dira Sabatier suite à la mort tragique de son épouse [25], décédée le premier février et enterrée à Carcassonne. Senderens fut certainement un des nombreux prêtres qui participèrent aux obsèques. Une joie tout de même dans cette année douloureuse, celle de recevoir le Prix La Caze de la part de l’Académie des sciences, le récompensant des très nombreuses études qu’il a publiées seul, démontrant qu’il était un travailleur acharné. Il étudiait en « s’aidant fréquemment du calorimètre et du spectroscope, divers sulfures et séléniures, les chlorhydrates de chlorures, les dérivés nitrés de l’acide sulfurique, les acides du phosphore et du chrome, l’action des oxydes insolubles sur les dissolutions salines » [26].
3 Les travaux communs de Sabatier et Senderens
Une fois le doctorat de l’abbé soutenu, les deux hommes travaillèrent ensemble, certainement comme précédemment, l’un dans le laboratoire de l’État, l’autre dans celui de l’Institut mais sur des sujets identiques. Les premiers articles communs datent de 1892. Ce furent d’abord des recherches sur les oxydes de l’azote, oxyde azotique (NO), oxyde azoteux (N20) et peroxyde d’azote (NO2), dont ils comparèrent l’action sur certains métaux ou oxydes métalliques. En effet, ils voulurent comparer ces réactions peu étudiées à celles de l’oxyde de carbone avec les métaux [27]. Ils y préparèrent les métaux et certains oxydes en chauffant oxydes supérieurs en présence d’hydrogène et observèrent de façon méthodique la réaction des trois gaz azotés sur ces métaux (par exemple le nickel) et les oxydes obtenus. Mais la grande surprise vint d’une expérience non plus sur ces composés azotés, mais avec l’éthylène. Les archives municipales de Toulouse possèdent le cahier de laboratoire de Sabatier de 1897, consacré aux études d’oxydes de cuivre basiques [28]. Ce cahier n’est pas une suite linéaire de descriptions de travaux, mais on passe, au fil des pages, d’une date à une autre, avec des allers-retours chronologiques. Le samedi 6 février (souvent les manipulations étaient faites le samedi), un grand « avec l’abbé S », marque la page concernant ces travaux (Fig. 3). On passe, d’un seul coup, du « je » au « nous » et à l’étude du nitrate basique de cuivre « obtenu en ajoutant insuffisamment KOH par petites portions à [la] liqueur bouillante de Cu(AzO3)2 pur » à celle des oxydes de métaux « après réduction par H [H2] prolongée pour Fe on fait arriver CO2 sec ». On chauffe au dessus du rouge sombre MnO gris, un peu jaunâtre ne tarde pas à brunir dans le courant de CO2, […] On a également une certaine oxydation superficielle avec Ni » mais globalement l’expérience ne donne pas grand-chose, les oxydations observées sont dues à la porosité « des caoutchoucs ». Puis le 13 février, ils étudièrent NiO réduit avec « H » qui devient « très noir » au contact de l’éthylène. Ce gaz était produit à partir de l’alcool [éthylique] en présence d’H2SO4 à chaud, bullant dans des solutions de KOH puis de H2SO4 et encore de pyrogallate de potassium et, enfin, il était séché sur pierre ponce et P2O5. Lorsque le nickel obtenu est chauffé vers 450–560 °C « on a formation abondante de matière noire en même temps que la flamme [à l’extrémité du montage] perd [son] pouvoir éclairant. La matière noire déborde de [la] nacelle et remplit tout le diamètre du tube ». Ils démontrèrent que c’était du carbone. Ils n’observèrent aucune autre réaction identique avec les oxydes de cuivre et de fer réduits, seul le nickel réduit donnait cette transformation en carbone, le gaz peu éclairant était « à volume à peu près égal à celui d’éthylène ». L’analyse des gaz montrait qu’ils avait obtenu, à partir de l’éthylène, du méthane (appelé formène) et de l’hydrogène grâce au nickel réduit, les proportions variant selon la température. D’ailleurs, Sabatier écrit la réaction suivante :
« C2H4+ Ni = Ni + C + CH4 ; Ni étant en poids faible par rapport à C obtenu ».
Les jours suivants, ils pratiquèrent l’analyse des gaz. Celle-ci fut réalisée en mêlant un certain volume précis de gaz de la réaction à un volume déterminé d’oxygène. Après passage d’une étincelle et refroidissement, le volume fut mesuré. Puis, après passage du gaz résiduel sur la potasse, Sabatier mesura le volume final. Le gaz carbonique fut ainsi déterminé et donc la quantité de carbone, de même que la quantité d’oxygène consommée. Cela donna le rapport C/H. Les études menées selon différentes conditions de réaction lui permirent de conclure « il y aurait donc un volume de H, quatre volumes de formène, ce pourrait être au lieu du formène H mêlé d’éthane– à vérifier ». Les jours suivants, ils essayèrent de prouver qu’il y avait d’autres gaz que le méthane et que la proportion d’hydrogène variait en fonction de la température de chauffage du nickel. Cette présence était testée grâce à l’utilisation de CuO qui, à chaud, avec l’hydrogène donnait de l’eau. Ce cahier de laboratoire se termina sur d’autres expériences sur les oxydes de cuivre basiques. Le 22 mars, Sabatier et Senderens présentaient, à l’académie, leurs travaux sur cette nouvelle réaction ! La dernière expérience décrite sur le nickel et l’éthylène date du 26 mars 1897.
L’exploitation de ces résultats les conduisit, huit ans plus tard, après une période de maturation, au succès du prix Jecker, obtenu ensemble en 1905. Paul Sabatier recevra le prix Nobel en 1912.
Mais comment étaient réalisés ces travaux de collaboration ? Il faut se reporter à ce qu’indiquait, beaucoup plus tard, un autre professeur de l’ICT, Zéphirin Carrière, prêtre lui aussi, collaborateur d’un professeur de l’université de l’État, le turbulent Henri Bouasse. Carrière évoquait ses souvenirs de 1900 : « Aux heures laissées libres par l’enseignement, Senderens faisait (dans son laboratoire de la Catho) des recherches personnelles dont il avait un certain nombre en cours. Très assidu au laboratoire, il avait une habileté manuelle remarquable, une continuité et une persévérance dans l’effort jamais rebutées. Visant des buts très précis, Senderens montait ses appareils avec un grand soin, vérifiait leur étanchéité, les mettait en marche sans impatience, réglait minutieusement la progression des débits, recueillait et rangeait systématiquement les produits dont l’analyse était ultérieurement sévèrement contrôlée et consignée. Ces qualités de manipulateur engagèrent Sabatier à lui confier exclusivement la préparation des catalyseurs qu’ils avaient ensemble décidé d’appliquer systématiquement et de généraliser en chimie organique. Comme catalyseurs, ils choisirent les métaux usuels, surtout le cuivre, le nickel, le fer, non pas fondus et profilés, mais pulvérulents et finement divisés, dans un état physique qui, d’ailleurs, n’est pas encore défini de nos jours. Pour réaliser ce programme, il fallait partir des oxydes métalliques qu’on réduisait à chaud par l’hydrogène. Température, vitesse et pureté du courant d’hydrogène, épaisseur de la couche d’oxyde à régler, ces variables et quelques autres consistait le tour de main que, seul, Senderens possédait en France. Pendant ces préparations, le laboratoire restait rigoureusement fermé. Le lendemain seulement, Sabatier venait apprendre les résultats de l’opération et assister à l’épreuve du catalyseur obtenu. » [29]. Ainsi cette collaboration fructueuse se fit sur deux sites, dans le laboratoire de Sabatier à la faculté des sciences et dans le laboratoire de Senderens à l’ICT. Sabatier collaborant avec l’abbé, ils décidaient ensemble des travaux à réaliser.
4 Et la République pendant ce temps là ?
L’enseignement catholique, rebelle à la jeune République, indignait une grande partie de la classe politique de gauche. Jules Ferry, dès février 1879, voulut laïciser toutes les institutions d’enseignement. Depuis les décrets du 29 mars 1880, les Jésuites devaient quitter leurs établissements d’éducation ; temporisant, ils y furent contraints par l’armée. Les autres congrégations religieuses (la plupart enseignante) non autorisées devaient se « pourvoir en autorisation ». Conséquences : 261 refusèrent et furent dispersées. Celles qui étaient autorisées perdirent, en 1884, le droit de recevoir dons et legs. De 1882 à 1889, le budget des cultes fut réduit de 20 % suite à diverses suppressions de traitements d’ecclésiastiques. La loi du 16 avril 1895 frappa les congrégations d’un impôt d’exception et, enfin, le titre III de la loi du 1 juillet 1901 sur le contrat d’association obligea les congrégations qui n’étaient pas reconnues à se dissoudre ou à demander une autorisation de reconnaissance que l’État pouvait refuser. Emile Combes fit exécuter sévèrement la loi, le parlement refusa toute reconnaissance. Des évêques la réclamèrent, on leur supprima leur traitement. Ces agents de l’État se devaient d’obéir à l’État ! Quatre mille écoles confessionnelles furent fermées. Ces mesures excitèrent le ressentiment des catholiques contre la République. À Toulouse, le puissant quotidien, l’Express du Midi (qui soutenait la liste électorale sur laquelle était Sabatier), s’en fit l’écho. En 1903, les Missionnaires de l’Immaculée Conception, là où Senderens avait réalisé ses études et entrepris un noviciat, là où il retournait souvent, là où il avait ses amis des Hautes Pyrénées, virent arriver un liquidateur qui les chassa de leur école et la ferma : les religieux s’exilèrent en Belgique, puis en Argentine. Senderens fulmina en chaire à ce sujet. Le propre frère de l’abbé, frère des écoles chrétiennes à Lourdes, sur le conseil des évêques, renonça à ses vœux religieux et à la vie communautaire pour rester et sauver l’école. Mais le bouquet pour ces conservateurs était à venir. Après qu’une loi, en 1904, interdit à toute congrégation d’enseigner, le 9 décembre 1905 fut votée la loi de séparation des églises et de l’État. C’est en ce début du xxe siècle que Senderens perdit sa rémunération de professeur à l’ICT assurée par l’État.
5 L’analyse de la collaboration
Sabatier fut élu membre correspondant de l’Académie des sciences en 1901. Nos deux savants, on l’a dit, eurent ensemble le prix Jecker en 1905. Senderens obtint la médaille Berthelot en même temps. Si, de 1892 à 1905, ils produisirent ensemble 36 articles aux CRHAS, 18 au bulletin de la Société chimique de France et deux aux annales de chimie et de physique, le flot, entre 1906 et 1908, ne fut plus que d’un seul article dans le bulletin de 1906. La Fig. 4 nous montre l’évolution de cette collaboration avec deux apogées en 1895 et 1902. Pendant ces périodes, Sabatier et Senderens publièrent, individuellement, sur des thématiques qui leur furent propres. Mais on voit que, lorsque leur collaboration s’estompe, les deux chimistes travaillent sur d’autres sujets que ceux de la collaboration. Peu après le décès de Mme Sabatier, en 1898, les deux chercheurs reprirent leur collaboration de façon intense de 1900 à 1903, c’est à ce moment que se généralisent leurs travaux sur la catalyse. En 1903, un nouveau jeune collaborateur pointe son nez dans le laboratoire de Sabatier : Alphonse Mailhe. Le début de ses travaux coïncide avec la fin de la collaboration Sabatier-Senderens. On sait que ce dernier avait des difficultés avec Mailhe comme en témoigne un article du chanoine [30]. La Fig. 4 montre que toute l’énergie des deux chercheurs fit fi des vicissitudes anti-religieuses d’après 1880. Peu après 1906, la collaboration s’acheva, l’apogée était passée depuis trois ans. De même, ce diagramme montre que si Sabatier et Senderens ont fait s’épanouir la catalyse hétérogène, sa pleine floraison est due à la collaboration de Sabatier et Mailhe. Se posent alors deux questions : pourquoi cette collaboration s’est-elle terminée ? Quelle a été la réaction de Senderens à l’éventualité de l’obtention du prix Nobel par Sabatier sans qu’il ne soit éventuellement lui-même primé ?
6 La fin de la collaboration
On a vu comment ces deux excellents chimistes travaillaient ensemble dans un climat politique français difficile. On pourrait se poser la question de savoir si la séparation des églises et de l’État a pesé sur ces relations. Nous ne le pensons pas car on a vu que Sabatier était une personnalité libre de penser ce qu’elle voulait, libre vis-à-vis de Berthelot, libre vis-à-vis du recteur Perroud. Mais il avait de l’ambition et il le montra : Baillaud voulut le présenter comme doyen et il se présenta sur une liste électorale. De plus, ses travaux furent reconnus par l’Académie, qui remarqua en lui un travailleur incessant. Afin de lui enlever cette étiquette un peu pesante de calotin et de conservateur, il entra chez les francs-maçons [31] en 1902 mais ne perdit pas ses convictions religieuses. Cela lui permit certainement de lever les soupçons de la hiérarchie quant à son conservatisme, d’être enfin nommé doyen de la faculté en 1905 et de pouvoir ainsi ouvrir les instituts de chimie, d’électrotechniques et d’agronomie les années qui suivirent. Était-il toujours religieux ? En 1908, Sabatier fut reçu à l’académie des jeux floraux, il fit un discours sur sciences et poésie, ses idéaux chrétiens étaient toujours présents « parcelle infime dans l’œuvre immense du créateur, l’homme ne pourra jamais avoir la clarté absolue de toute chose » [14] et dit à ses confrères « Dresser l’une contre l’autre la religion et la science ne peut avoir aucune utilité ; et c’est surtout le fait de gens mal instruits dans l’une et dans l’autre » [32].
Mailhe et Senderens ne s’entendirent pas, le plus âgé jalousait un peu le plus jeune. Senderens travaillait à l’ICT, ce qui ne facilitait pas toujours les collaborations aussi étroites que celle qui eut lieu ici. Sabatier avait aussi un vrai laboratoire. Un collaborateur comme Mailhe, plus proche géographiquement et qui avait certainement peu de cours à faire, fut un gain de productivité. Mailhe prit donc la place de Senderens. Par ailleurs, si le climat anti-religieux n’avait pas affecté la relation de nos deux hommes, le traitement de l’État du prêtre Senderens fut supprimé. Aussi il lui fallut trouver une autre manière de gagner sa vie à l’ICT. Il trouva des contrats de recherches industriels.
Dès 1907, on parle de prix Nobel pour Sabatier. D’année en année, la probabilité que Sabatier soit primé à Stockholm augmenta. Il fut invité, chose unique, par la Société chimique d’Allemagne, à faire une conférence à Berlin, et ce, malgré les tensions diplomatiques. Le texte de la conférence fut publié en français le 13 mai 1911 ; Sabatier y indiquait « Je vais vous entretenir de la méthode générale d’hydrogénation directe par les métaux divisés, que j’ai instituée depuis une dizaine d’années avec la collaboration de mes élèves, M. Senderens d’abord, puis M. Mailhe… ». Senderens, susceptible, écrivit à l’Académie de Stockholm et à l’ensemble de la communauté des chimistes français un long mémoire pour dire qu’il n’était pas « l’élève » de Sabatier : « M. Sabatier a une tendance assez prononcée à se faire le seul auteur de ces méthodes ». Sabatier réagit, dans le journal allemand où avait initialement paru le texte de sa conférence, en indiquant [33] « Certains passages de mon exposé concernant la participation de M. Senderens aux méthodes tracées par moi, pourraient recevoir une interprétation qui est totalement opposée au sens voulu par moi. Je tiens à préciser qu’il était absolument loin de moi de minimiser les mérites de M. Senderens, bien connus, dans la découverte en mon laboratoire des méthodes des hydrogénations et déhydrigénations par catalyse. Ces méthodes, comme cela est communément exprimé par la formulation habituelle procédé Sabatier-Senderens, sont élaborées par un travail qui nous est commun ». Ce que prouva son cahier de laboratoire puisque les premières manipulations y étaient décrites et donc furent faites chez Sabatier, qui utilisait souvent le « nous » au lieu du « je ».
À partir de ce moment, Senderens se lança dans la rédaction de trois volumineux articles de revue sur la catalyse : un article, paru en octobre 1912, dans la revue des questions scientifiques, deux articles dans les annales de physique et de chimie en 1912 et 1913. Dans ces articles, il mit en valeur le procédé Sabatier-Senderens et sa part importante et originale. Mais il réclama préventivement à l’Académie de Stockholm…
En novembre 1912, Sabatier apprit que Victor Grignard et lui partageaient le prix Nobel de chimie. Voilà ce qu’écrivit Mary Jo Nye [34] à ce sujet « Alors que Sabatier attribuait son élection à l’influence des chimistes allemands avec lesquels il avait parlé à Berlin. Il devait, en fait, son prix à Gaston Darboux, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences (qui avait nominé Sabatier et Georges Urbain) et aussi à Oskar Widman, un membre de l’Académie royale des sciences de Suède (qui avait nominé Sabatier et Grignard). Des nominations de Sabatier avaient été faites en 1907 et Clément Georges Lemoine (membre de l’Académie des sciences) nomina Sabatier et Senderens pour un prix commun. Le prix Nobel de chimie Ernst Büchner fut le seul Allemand à nominer Sabatier en 1911 ». C’en était bien fini de la collaboration Sabatier-Senderens ! Senderens, présenté comme membre correspondant à l’académie en 1913, y fut rudement débouté au profit de Georges Charpy puis de Grignard. Les coups de sang, comme la mise au point de l’abbé, eurent un coût !
Senderens continua de publier, tout le reste de sa vie, des articles scientifiques (sauf pendant la grande guerre) alors que Sabatier s’arrêta vers 1920. L’abbé travailla pour les frères Poulenc, d’abord à l’ICT, puis à Vitry-sur-Seine. « Ce fut pour bénéficier d’un excellent chef de fabrication que Poulenc, en 1908, s’attacha Senderens à titre d’ingénieur et le chargea de fournir les laboratoires de l’industrie de produits chimiques organiques. La fabrication se faisait à l’Institut. Sous les ordres de Senderens travaillèrent trois ou quatre chimistes, sur des appareils disséminés dans les salles qu’occupent actuellement les laboratoires de chimie, de physique, de mécanique appliquée, la salle de mathématiques et, encore, dans le dépôt de matériel qui borde le jardin. En 1912, l’Institut ne pouvant céder d’autres locaux pour l’extension projetée de ses laboratoires, la firme Poulenc transporta à Paris son matériel et son personnel, ingénieurs compris » [29]. Dans les années 1920, à 64 ans, il arrêta de travailler à Vitry (tout en faisant son enseignement à l’ICT) ; les Poulenc lui firent construire un laboratoire à Barbachen, chez lui. En 1925, il fut directeur de recherche à la Caisse nationale des sciences. Une sombre d’histoire d’argent le sépara violemment de l’ICT : il avait reçu 25 000 francs sur les fonds de la journée Pasteur distribués par l’Académie des sciences, cet argent lui fut disputé. Il mourut, en janvier 1937, à Barbachen. Sabatier lui survécut quatre ans, mais ce dernier ne se déplaça pas aux obsèques du chanoine alors que quelques académiciens y figurèrent. Il paraît que nos deux chimistes s’étaient, tout de même, précédemment réconciliés dans les couloirs de l’académie où Senderens rentra, finalement, en 1922 comme membre correspondant.
7 Conclusion
Notre propos était de montrer comment, dans des époques agitées à propos de la laïcité, avec des tempéraments forts comme ceux de Sabatier et Senderens, ces deux chercheurs avaient pu traverser les déboires du temps. Sabatier avait été élevé scientifiquement dans la doctrine positiviste où « Le matérialisme scientifique justifie le lien effectué entre science et politique dans une démarche qui, partant d’une vision matérialiste de l’univers, définit la science expérimentale comme la seule voie d’accès à la vérité et désigne la métaphysique comme la principale ennemie de la connaissance vraie » [35]. Il n’en tint pas compte. Si la collaboration avec Senderens s’arrêta, ce ne fut pas à cause des évènements sur la laïcité de la République, mais de l’arrivée d’un nouveau collaborateur, Alphonse Mailhe et aussi de la suppression de son traitement de prêtre rémunéré par l’État. Il faut noter que Senderens n’était pas un de ces rares ecclésiastiques favorables à la séparation (qui donnait la liberté à l’Église de France), mais il était attaché au concordat napoléonien (qui en faisait une Église de fonctionnaires au service de l’État). Pourtant, il avait su, dans sa collaboration scientifique, faire fi de ces contingences politiques. Sabatier et Senderens ont certes mis au point un procédé, mais aussi imaginaient une laïcité qui permettait à l’ICT de collaborer très productivement avec une faculté d’État, une laïcité positive où la spiritualité n’est pas considérée comme étant l’ennemie de la raison [36].