Essayer de couvrir ce thème en une journée est certes impossible, mais au moins peut-on inciter à y réfléchir, et essayer d’en décrire différents aspects, ce que ce Colloque invite à faire. Je présenterai ici un regard proprement chimique, avec un brin de provocation, disant qu’il y a une étape au-delà de la synthèse, l’auto-organisation.
Tout a commencé il y a fort longtemps, 13,7 milliards d’années, par l’explosion originelle, le « Big Bang » ! La chimie apparaît bien plus tard, quand l’univers s’est suffisamment refroidi pour permettre la formation d’atomes, puis de molécules à partir de ces atomes (Fig. 1). Au fur et à mesure, la matière s’est auto-organisée. De divisée, elle est devenue condensée, puis organisée, puis vivante, puis pensante. Se pose ainsi une question tout à fait fondamentale à laquelle la chimie peut éminemment contribuer à répondre. Je l’introduirai par une anecdote.
J’ai reçu il y a quelque temps, un coup de téléphone d’un journaliste préparant un article pour une de ces revues dites à facteur d’impact élevé… Il m’a parlé ainsi : je prépare un article général sur les grands problèmes en science, les physiciens s’occupent des lois de l’univers, big problem ! Les biologistes essayent de décrypter les règles de la vie, big problem ! Que font les chimistes ? Ils fabriquent des molécules nouvelles, ils élaborent des matériaux nouveaux. C’est bien, c’est bien, mais où est la grande question ? Je lui ai répondu, un peu provocateur, qu’en fait la chimie s’adresse à la plus importante des questions. En effet, il ne s’agit pas de prétendre que la théorie de la relativité ou la mécanique quantique n’est pas une conquête tout à fait fondamentale de la science, mais n’est-il pas encore plus fondamental d’essayer de comprendre comment un Einstein ou un Planck a pu exister, comment l’évolution a pu produire un être capable de réfléchir à son origine même ?
Donc, la question la plus fondamentale est : comment la matière peut-elle, a-t-elle pu devenir complexe ? (Fig. 2). Il s’agit, bien sûr, des 5 % de matière visible constituant l’univers, au dire de nos cosmologistes… The 5 % of matter that matters, dirais-je !
La réponse à cette question, nous pouvons la formuler en un seul mot (Fig. 3).
Prétendre connaître la réponse à cette question peut paraître arrogant, mais nous pouvons formuler la réponse en un seul mot. Comment passe-t-on de la matière d’abord divisée, puis organisée, à la matière vivante, puis pensante ? C’est évidemment par un processus qu’on peut appeler l’auto-organisation. Ce terme signifie tout et rien, il signifie que cela s’est fait tout seul, en raison des lois de l’univers et des composants de l’univers, nous ne savons pas (encore !) en reconstruire les diverses étapes, nous ignorons comment au juste cela s’est passé. Mais nous pouvons au moins essayer d’étudier, de comprendre comment la matière peut s’auto-organiser et imaginer la manière dont cela a pu raisonnablement se passer au cours de l’évolution de l’univers. Dans le cadre du thème de ce Colloque, on peut considérer que l’auto-organisation est la synthèse ultime, cela se fait tout seul. Mais cela se fait sur la base des éléments présents dans l’univers et de ses lois, des briques disponibles et des interactions entre elles, qui ont donné naissance en particulier à cet organisme qui nous est familier, l’être humain, vivant et pensant, comme l’exprime la sculpture bien connue d’Auguste Rodin (Fig. 4).
Le fait que cet organisme existe aujourd’hui sur la planète Terre n’exclut pas (implique même ?) que d’autres organismes de très haut degré de complexité existent ailleurs dans l’univers. Remarquons aussi, considérant la Fig. 1, que l’évolution de l’univers ne s’arrêtera pas à son stade présent, et donc la nôtre pas non plus. Ne serait-ce pas à nous maintenant, de prendre notre propre évolution en charge ? ?
Avant que la vie existe, il devait déjà y avoir une évolution, menant au seuil de la vie. Les biologistes parlent de l’évolution des organismes vivants. Auparavant, avant l’apparition de la vie, il devait y avoir une évolution purement chimique, que l’on peut en gros considérer comme résultant de l’opération des forces électromagnétiques sur les briques de base constituant la diversité structurelle et conduisant à une complexification progressive de la matière, peut-être sous une pression qu’on peut appeler « information », où l’objet un peu plus informé gagne sur l’objet qui l’est un peu moins (Fig. 5). Ainsi, généralisant de la matière vivante à la matière non vivante, je dirais qu’avant l’étape darwinienne, il devait y avoir une évolution qui ne faisait pas appel aux mêmes types de transmission d’information, une transmission horizontale plutôt que verticale. Il y a donc eu toute une évolution purement chimique, une évolution prébiotique, avant qu’ait lieu l’évolution des organismes vivants, et du reste celle-là elle-même est finalement moléculaire à la base, et donc chimique aussi.
En un premier temps, s’est développée la chimie moléculaire, s’efforçant de contrôler, de maîtriser la façon de passer de l’atome à la molécule, et d’organiser la matière moléculaire par des techniques de plus en plus raffinées, par des méthodologies de plus en plus sélectives, plus puissantes, etc., pour établir son pouvoir sur la matière non vivante (Fig. 6). Ainsi, s’est élaborée la construction de ce très vaste domaine de la chimie moléculaire, que l’on peut caractériser par deux étapes majeures (Fig. 7). Une première étape en 1828 : la synthèse de l’urée par Friedrich Wöhler.
Petite molécule et étape très importante pour la chimie, mais aussi parce que Wöhler a réussi à obtenir ce produit contenu dans un organisme vivant à partir du cyanate d’ammonium, matière non vivante, détruisant du même coup la notion « magique » de force vitale, qui se révélait inexistante. On devait de ce fait pouvoir produire, à partir de substances clairement non vivantes, les substances contenues dans les organismes. Cent cinquante années plus tard a été réalisée la synthèse de la vitamine B12, une molécule beaucoup plus compliquée, comme même les non chimistes présents peuvent s’en rendre compte, par les efforts conjugués de deux équipes, celle de Robert Woodward à Harvard et celle d’ Albert Eschenmoser à l’ETH de Zurich. On voit que les progrès ont été fantastiques ; entre la synthèse de l’urée et celle de la vitamine B12, les chimistes ont vraiment appris leur métier. Et on n’en est pas resté là. Depuis la vitamine B12 en 1973, la chimie moléculaire s‘est beaucoup développée : nouvelles réactions, nouvelles molécules, nouveaux procédés, nouveaux matériaux et une immense variété de nouvelles propriétés. Ainsi, la synthèse d’une molécule aussi compliquée que la vitamine B12 pourrait se faire de nos jours de façon différente, en utilisant des réactions découvertes depuis. Il n’en reste pas moins que la synthèse de la vitamine B12 était un sommet de la synthèse chimique qui démontrait la puissance de la synthèse organique, une maîtrise sur l’organisation de la matière moléculaire donnant la capacité d‘édifier des molécules extrêmement compliquées et de disposer exactement dans l’espace les atomes comme il le fallait. Des molécules même nettement plus compliquées que la B12 ont été synthétisées depuis, et cela ne s’arrêtera bien sûr pas là, cela va continuer.
La Fig. 8 donne un aperçu du chemin de synthèse de la vitamine B12 ; je voulais vous le montrer, non pas pour en suivre les détails, mais pour que vous vous rendiez compte de sa complexité et de sa progression pas à pas. C’est par de nombreuses étapes qu’est élaboré progressivement, suivant une stratégie très élégante, mais longue, le cœur de la molécule, représenté en bas à droite, à partir des produits de départ indiqués en haut à gauche. Les structures encadrées au milieu sont les blocs intermédiaires qui sont ensuite assemblés pour former la structure finale. J’ai tenu à vous le montrer aussi parce que cette page ressemble en quelque sorte à une partition musicale ! Elle a été jouée par tout un orchestre : Woodward et Eschenmoser ont sans doute mis en œuvre l’équivalent de 150 années chercheurs et chercheuses sur une période d’environ une douzaine d’années, procédant par coups successifs, avec des techniques de joueurs d’échecs. On prépare une brique moléculaire, on en protège certaines positions, dans le but de les utiliser plusieurs étapes plus loin, on les libère au fur et à mesure afin de les mettre en réaction. Il s’agit d’une méthodologie extrêmement raffinée, très élégante, qui procède pas à pas.
On peut à ce stade se poser alors la question suivante : par-delà la construction d’objets moléculaires à partir de briques de départ (donc à partir des atomes et des différentes molécules que l’on peut mettre en œuvre pour construire la molécule finale), n’y aurait-il pas lieu de considérer une chimie qui, sur ces bases moléculaires, mettrait en œuvre les interactions entre les molécules ? Il s’agirait d’une chimie qui considère non plus la molécule isolée en tant qu’ensemble d’atomes, mais la molécule comme unité au milieu d’un ensemble d’autres molécules avec lesquelles elle est en interaction. Une telle chimie est une chimie supramoléculaire (Fig. 9). Elle doit acquérir la maîtrise des interactions intermoléculaires et arriver à les manipuler au même titre que la chimie moléculaire le fait avec les liaisons covalentes entre atomes. Elle doit apprendre comment les molécules interagissent de manière sélective et se reconnaissent. Comment (ré)agissent-elles les unes sur les autres ? Comment l’une peut-elle en transporter une autre à travers une membrane biologique ou artificielle ? Ces interactions hautement sélectives font la spécificité du monde biologique, de tout ce qui se passe dans notre organisme, et dans n’importe quel organisme vivant. Les molécules en quelque sorte se connaissent, se reconnaissent, et agissent de façon sélective les unes sur les autres ; elles effectuent une reconnaissance moléculaire (Fig. 10).
Cette reconnaissance repose sur la mise en œuvre de forces d’interaction, de liaisons non covalentes, intermoléculaires, qui ne sont pas présentes au sein des molécules mêmes, pour lier les objets moléculaires les uns aux autres. La notion la plus importante que la chimie supramoléculaire a mise en avant et dont elle a montré le rôle primordial, est celle d’information moléculaire, soulignant le fait que tous les systèmes moléculaires qui présentent une sélectivité d’interaction et qui sont capables de reconnaissance font intervenir de l’information. Cette information peut être de prime abord géométrique, simple complémentarité de formes, telle que l’exprime déjà la fameuse image d’Emil Fischer de 1894 : Schloß und Schlüssel, la serrure et la clef. Cette notion de serrure et de clef, de complémentarité géométrique reste une image très forte, une notion de base, même si depuis clé et serrure sont devenues moins rigides, molles et ajustables à un certain degré. Avec le temps s’est rajoutée une complémentarité dite interactionnelle : les sites en interaction d’une molécule à l’autre doivent présenter une complémentarité dans leurs propriétés électroniques, entre charges, dipôles, etc..
On peut donc considérer que la chimie est aussi science de l’information, en plus d’être science de la structure et de la transformation de la matière (Fig. 11). J’aime insister sur ce fait quand il m’arrive de faire des conférences dans des lycées et collèges où les jeunes générations ont pratiquement les doigts posés sur un ordinateur tout le temps. Leur dire que la chimie est une science de l’information peut leur paraître surprenant à première vue ! Mais tel est effectivement le cas : le stockage de l’information est moléculaire, elle est portée par la molécule, dans sa structure, sa forme, sa composition, la lecture et le traitement de cette information se font au niveau supramoléculaire, par les interactions entre les molécules. Au fur et à mesure que ces processus de reconnaissance moléculaire ont été mieux compris, on a pu se poser la question de leur mise en œuvre pour réaliser la génération, l’édification spontanée mais contrôlée d’architectures supramoléculaires complexes à partir de leurs briques moléculaires.
Il s’agit donc d’une génération d’un objet supramoléculaire complexe à travers l’utilisation d’ensembles de processus de reconnaissance moléculaire qui organisent les briques de base les unes par rapport aux autres. Donc, par-delà la pré-organisation d’un objet chimique (la fabrication de clés pour des serrures ou l’inverse) on peut espérer, à l’aide des notions de reconnaissance moléculaire et d’une construction adéquate des briques initiales, arriver à réaliser et diriger l’auto-organisation d’une architecture beaucoup plus complexe (Fig. 12). Le monde vivant, auto-organisé par nature, nous en offre de nombreux exemples.
L’exemple du virus de la mosaïque du tabac en est sans doute l’une des illustrations les plus simples tout en étant très instructif (Fig. 13). De quoi s’agit-il ? Ce virus est un édifice supramoléculaire bâti à partir de 2130 briques, unités protéiques de base, et ces 2130 briques vont s’assembler de façon adéquate par reconnaissance de surface et s’enrouler pour former une tour hélicoïdale dans laquelle est contenu le génome du virus. Ce processus semble à première vue très compliqué, magique même, mais en fait il s’effectue tout seul et il y a rien de magique. Il s’agit de physico-chimie pure et dure, toute simple si j’ose dire. La molécule est compliquée, mais les interactions qui mettent tout en place peuvent s’expliquer sur la base des détails de la structure. Il n’y a là rien d’extraordinaire, simplement cela se fait parce que l’objet de base possède la structure adéquate. Les interactions font que les briques moléculaires s’accrochent les unes aux autres de la façon qui convient et ensuite la superstructure s’édifie toute seule. Là aussi ré-insistons sur cette notion de chimie, science de l’information.
En effet, l’édification de ce virus représente en quelque sorte un système chimique programmé ; l’information est contenue dans les composants moléculaires, les protéines ; sa mise en œuvre, son traitement s’effectue au niveau supramoléculaire (Fig. 14). On peut même définir des algorithmes de reconnaissance, reposant sur la façon détaillée dont sont disposés les sites d’interaction, qui détermine la manière dont la reconnaissance se fait et place les objets les uns par rapport aux autres. Comme dans un système informatique, on introduit de l’information, on laisse le programme travailler, la substance se construit, et quand elle est obtenue, le processus s’arrête.
L’étude de processus d’auto-organisation représente une étape majeure dans le développement de la chimie supramoléculaire. C’est un domaine qui a beaucoup intéressé les chimistes dans les dix ou quinze dernières années. Il s’agit de maîtriser l’édification spontanée mais contrôlée d’une architecture supramoléculaire sur la base des phénomènes de reconnaissance moléculaire, mis en œuvre avec d’une part des composants, des briques moléculaires, et d’autre part des interactions de diverses natures entre ces briques.
Je vais me contenter de donner juste quelques exemples de processus d’auto-organisation artificiels, réalisés en laboratoire, tirés de nos propres travaux. J’ai choisi le cas d’architectures dites métallo-supramoléculaires, dans lesquelles des cations métalliques servent en quelque sorte de ciment, de connecteurs, entre des objets moléculaires adéquats, les ligands, pour les lier entre eux de façon géométriquement bien définie : perpendiculaire, linéaire, en angle etc. (Fig. 15). Reprenant le langage de l’information, on peut dire que ce sont les cations métalliques qui vont lire et traiter l’information présente dans le ligand à travers un certain algorithme, la géométrie de coordination. Cette géométrie de coordination, connue et étudiée en détail depuis longtemps, peut vraiment être considérée comme un algorithme de lecture de l’information moléculaire.
Un premier exemple concerne un travail que nous avons réalisé il y a une vingtaine d’années. Il s’agit d’édifier des doubles hélices artificielles qui n’ont rien à voir avec les doubles hélices naturelles. Elles se forment sur des principes totalement différents de ceux la double hélice de l’ADN. Les molécules sont différentes, ce sont des chaînes dont les sous-unités ne sont pas des nucléotides comme dans les acides nucléiques, mais des groupements moléculaires liant des cations métalliques, et le ciment qui les relie n’est donc pas la liaison hydrogène comme dans l’ADN, mais est constitué par des ions cuivre(I) qui interagissent de manière spécifique avec les sous-unités contenues dans les brins moléculaires (Fig. 16). Si l’on mélange dans un solvant adéquat ligand et ions cuivre, on obtient automatiquement une double hélice, pour des raisons sur lesquelles je ne peux pas m’étendre ici, mais qui sont parfaitement compréhensibles du point de vue de la chimie de coordination.
Un deuxième exemple est tiré de nos travaux sur des édifices en forme de grille, dans lesquelles des molécules sont disposées de façon perpendiculaire, maintenues en place par des ions métalliques localisés aux points de croisement . Il s’agit ici d’un des assemblages les plus grands que nous ayons réalisé. La complexité de cet ensemble, qui se fait tout seul, est frappante, et il est difficile d’imaginer une synthèse pas à pas. Partant d’une molécule synthétique contenant quatre sous-unités, qui peuvent chacune lier un cation métallique, l’addition d’ions plomb conduit à la formation spontanée de la structure finale, sous le contrôle de la façon dont les interactions se font, en une seule opération, où interviennent cependant beaucoup d’étapes cachées, qu’on peut observer par différentes méthodes microscopiques. Ainsi, se met en place une grille [4 × 4] dont l’édifice comprend 24 composants, huit molécules et 16 cations plomb(II) (Fig. 17).
Un autre exemple : un nanocylindre, un édifice cylindrique supramoléculaire de taille nanométrique, formé à partir de deux types de molécules : une molécule linéaire (en rouge), une molécule plane (en bleu) ; dans le cas présent trois linéaires, quatre planes. Les points de connexion qui les tiennent ensemble sont à nouveau des ions cuivre(I), représentés par les sphères de couleur dorée. Ici, deux molécules de type différent, 12 cations métalliques, 19 composants en tout, se mettent ensemble pour générer ce nanocylindre (Fig. 18).
Finalement, un dernier exemple, plus compliqué, que je vous présente sans entrer dans les détails. Il s’agit d’un cas de programmation multiple : la molécule contient un groupe central programmant la formation d’une grille [2 × 2], et deux groupes latéraux du type de ceux induisant la formation d’une double hélice ; c’est donc un système à deux sous-programmes différents. Le traitement de cette molécule avec un ensemble d’ions métalliques effectuant la lecture adéquate de cette information – je passe les détails – fournit une architecture entrelacée, comprenant quatre de ces molécules, huit ions à coordination cinq cuivre(II) et quatre ions à coordination 4, tétraédrique, qui se mettent automatiquement ensemble pour générer cet édifice, dont la structure a été confirmée par diffraction des rayons X (Fig. 19).
J’aimerais à ce propos insister sur une autre conséquence de ce genre d’approche. Je suis convaincu que dans le futur, on devra faire appel aux possibilités que possède la matière de s’auto-organiser, même à un niveau encore relativement simple. Nous bénéficions actuellement de ces magnifiques dispositifs électroniques, de plus en plus puissants, obtenus par des méthodes de micro- et/ou nanofabrication, qui deviennent cependant de plus en plus difficiles et chères à mettre au point au fur et à mesure d’une miniaturisation plus poussée. Pourquoi ne pas alors faire appel à cette capacité qu’a la matière de générer l’objet complexe par elle-même si les éléments de base sont bien conçus. Il s’agit donc d’envisager le passage de la fabrication à l’autofabrication : laisser l’objet se faire (Fig. 20). L’ordinateur le plus puissant dont nous disposons actuellement, le cerveau humain, se fait tout seul, par auto-organisation. Certes, on est encore loin de réaliser en laboratoire un ordinateur qui se construirait de lui-même, mais puisqu’un tel ordinateur, le cerveau, existe, cela doit être possible. Et lentement peut-être, mais sûrement, les progrès réalisés dans la maîtrise des processus d’auto-organisation pourront nous y mener.
J’aimerais finalement attirer votre attention sur une évolution récente, et je conclurai là-dessus. J’ai donné quelques exemples d’auto-organisation réalisés en laboratoire avec des systèmes simples par rapport aux systèmes vivants. De multiples autres études de ce type ont été faites et sont en cours dans de nombreux laboratoires de par le monde. Elles s’efforcent de sans cesse affiner les moyens de contrôler l’auto-organisation de systèmes de plus en plus complexes. Cette approche met en œuvre une auto-organisation qui se fait à dessein, au sens de design en anglais, c’est-à-dire qu’elle repose sur une programmation. On maîtrise la synthèse, la façon dont l’objet se construit. Mais on pourrait aussi se demander s’il ne serait pas possible de mettre au point des systèmes dans lesquels on laisserait l’objet choisir lui-même ce dont il a besoin pour se fabriquer, et donc passer à l’auto-organisation avec sélection des éléments nécessaires à l’édification de l’objet final (Fig. 21). Cette sélection ne peut s’opérer que s’il y a diversité, grand nombre d’objets possibles entre lesquels le système peut choisir, et dynamique pour pouvoir explorer les différentes combinaisons, et au besoin corriger les erreurs d’assemblage qui auraient pu se produire. De tels processus ont probablement eu lieu dans l’évolution des organismes vivants : beaucoup de diversité, beaucoup de possibilités dans un ensemble dynamique.
Il s’agit en quelque sorte d’un bricolage, comme dirait François Jacob, un bricolage dynamique, impliquant une exploration des multiples possibilités offertes par l’ensemble des combinaisons des composants en présence. Cette approche a émergé en plusieurs étapes et je me contenterai d’en illustrer juste une seule.
Il se trouve qu’au cours des études qui consistaient à utiliser des molécules organiques et des ions métalliques pour faire des objets de plus en plus complexes, notamment des doubles hélices (voir ci-dessus), s’était posée la question : pourquoi ne pas essayer d’obtenir des analogues des ADN circulaires, des hélicates circulaires ? Il se trouve que le brin moléculaire représenté dans la Fig. 22 réagissant avec le chlorure de fer, conduit à un hélicate circulaire pentagonal. C’était ce que nous cherchions et nous étions contents. Mais souvent en recherche, le résultat d’une expérience essaye de vous dire plus que ce que vous cherchiez. On aurait pu se contenter de s’arrêter là. Cependant, une question se posait : pourquoi obtient-on une structure pentagonale, alors que, à partir de ces mêmes briques, on aurait pu obtenir un carré, un pentagone, un hexagone, et tous les systèmes circulaires possibles. Or il se trouve que la structure pentagonale formée contenait en son centre un ion chlorure très fortement lié. Pourquoi alors cinq ? Peut-être parce que l’ion chlorure « dit » au système : je me sentirais bien au milieu d’une cavité pentagonale, et pour cela je force le système à exprimer un pentagone, parce que c’est avec lui que je peux former une entité particulièrement stable. Afin de vérifier cette hypothèse, on peut alors procéder à la même expérience en utilisant d’autres anions que le chlorure. Et de fait, en présence d’ions sulfate, on obtient un hexagone ; on rajoute du chlorure, on repasse à cinq, on enlève le chlorure, on revient à six. Bien que limités, ces deux exemples permettent néanmoins de profiler une idée : nous sommes en présence d’un système dynamique, qui va pouvoir générer n’importe lequel des membres virtuellement accessibles de cet ensemble, selon les conditions dans lesquelles on se trouve. Et cela conduit à l’idée d’une chimie dynamique, la dynamique résidant dans la constitution même de ses objets. En fait, cette dynamique est par nature présente en chimie supramoléculaire, mais elle avait été considérée comme admise, comme une évidence. N’y aurait-il pas lieu de la mettre à profit ?
La chimie supramoléculaire, du fait que les liaisons entre les composants des objets dont elle s’occupe sont faibles, est nécessairement une chimie d’entités pouvant se défaire et se refaire, se dissocier et se réassocier, se déconstruire et se reconstruire. Il en a toujours été ainsi et cette propriété était tenue pour acquise, normale, on ne s’en préoccupait pas outre mesure. Mais si on s’interroge sur les possibilités qu’elle offre, on réalise qu’elle permet une variation de constitution et une adaptation des objets, comme cela se passe avec les hélicates circulaires en présence de chlorure ou de sulfates.
Deuxième étape, une fois admis, constaté, réalisé ce qu’offre cette dynamique intrinsèque aux systèmes supramoléculaires, on peut se demander : pourquoi ne pas l’importer aussi dans la chimie moléculaire ? Il s’agirait de faire quelque chose qu’en chimie moléculaire on essaye d’éviter, d’adopter un point de vue radicalement différent, à l’opposé des habitudes, en quelque sorte une hérésie, à savoir, faire à dessein des molécules susceptibles de tomber en morceaux, de se dissocier, alors qu’en général on essaye de l’éviter et de faire des molécules qui tiennent. Et quand elles ne tiennent pas, on les met au réfrigérateur pour les calmer ! Mais pourquoi ne pas faire exactement l’inverse ? Souvent, il faut retourner un problème, se dire non, on va faire envisager l’inverse, mettre au point des molécules qui vont pouvoir tomber en petits morceaux, parce qu’elles auront été intentionnellement pourvues de la faculté de se dissocier, et de se réassocier différemment, de choisir d’autres composants, de réagir à ce qui se passe autour d’elles. Le but est alors d’importer cette dynamique constitutionnelle dans la chimie moléculaire. Comment ? Par l’introduction de liaisons qui peuvent se faire et se défaire réversiblement. On aboutit ainsi à définir une chimie dynamique, dont le caractère dynamique réside dans la constitution même de l’objet (Fig. 23). S’agissant d’objets moléculaires, la dynamique est intentionnelle, il faut la vouloir ; tandis qu’au niveau supramoléculaire, non covalent, elle est naturelle, comprise dans l’objet, il est ainsi fait.
Il y a donc aussi deux sortes de reconnaissance : l’une est interactionnelle, supramoléculaire, l’autre est fonctionnelle, et fait appel à la formation de liaisons dites covalentes (Fig. 24).
Ainsi, s’est développée dans les récentes années une chimie dynamique constitutionnelle, comprenant deux volets, un volet moléculaire, covalent, et un volet supramoléculaire, non covalent. Un nombre sans cesse croissant de laboratoires en explore les différentes facettes.
Revenant au thème de ce Colloque, l’approche auto-organisationnelle de la chimie de synthèse peut en principe remplacer les stratégies multi-étapes par des stratégies globales. Les objets s’édifient tout seuls, sur la base de processus faisant appel à la reconnaissance soit fonctionnelle soit interactionnelle. Beaucoup de choses se passent évidemment aux temps très courts, et si l’on se plaçait à cette échelle, on pourrait observer beaucoup d’étapes intermédiaires cachées. Mais ici on n’intervient pas dans les stratégies de synthèse et on laisse opérer les phénomènes de reconnaissance moléculaire (Fig. 25).
La traduction de la notion d’auto-organisation en synthèse chimique est celle d’autosynthèse (Fig. 26). L’auto-organisation est en quelque sorte la synthèse ultime, mais il faut bien sûr avoir programmé adéquatement le système. On pourrait donc dire que ce n’est pas la panacée, et qu’on ne va pas résoudre tous les problèmes avec cela, mais c’est une façon différente de voir la synthèse : laisser les choses se faire, laisser les molécules, tout comme les architectures supramoléculaires s’édifier de soi-même, comme illustré par les cas présentés ci-dessus. Il y a d’autres exemples particulièrement remarquables, comme la formation d’espèces entrelacées, l’assemblage de cages supramoléculaires, la synthèse d’un anneau borroméen, qui s’assemble à partir de composants beaucoup plus simples en une seule opération globale. L’obtention de tels objets pouvaient paraître inconcevable auparavant. Mais quand on revoit les choses après coup, c’est plutôt limpide, il suffisait de le trouver ! Et il y aurait bien d’autres exemples à citer.
Cette approche de synthèse par auto-organisation, d’autosynthèse, représente aussi une utilisation optimale de la matière et de l’énergie, la mise en œuvre de l’information moléculaire et supramoléculaire au service de la réactivité, de l’interactivité, et surtout aussi de la réversibilité : il faut que le processus soit dynamique, qu’il y ait possibilité d’exploration et de choix parmi une diversité, sans quoi il risque de se figer dans un état intermédiaire. En cela l’auto-organisation peut aussi apporter une contribution majeure à ce que l’on nomme maintenant une chimie « durable ».
Parler de diversité conduit à l’introduction en chimie du paradigme de la sélection. Et surtout la variabilité de constitution, basée sur la sélection d’objets différents, permet une adaptation de la constitution, notion d’une importance fondamentale, suivant les conditions, sous la pression de facteurs externes (par exemple, le milieu ou un effecteur chimique) ou internes (par exemple, une forme privilégiée) (Fig. 27).
De la chimie moléculaire, maîtrise de la liaison covalente, à la synthèse supramoléculaire, maîtrise de la liaison non covalente, on se dirige vers une synthèse adaptative, mettant en œuvre diversité, dynamique et sélection dans la constitution de ses objets (Fig. 28).
Une fois introduite l’auto-organisation, s’appuyant sur la diversité constitutionnelle dynamique, une fois introduite la notion de sélection, le chemin mène progressivement vers une chimie qu’on peut nommer adaptative, évolutive (Fig. 29). Évidemment, en cette année 2009, on ne peut pas négliger de mentionner Charles Darwin. L’évolution chimique est bien sûr encore très loin de l’évolution biologique, mais il reste qu’il est toujours très suggestif et novateur de considérer un domaine à travers une grille de lecture différente, d’avoir en tête une approche différente, un concept différent ; on voit ainsi la chimie sous un angle nouveau.
Dans le panorama de ce processus primordial d’auto-organisation, de la chimie moléculaire et supramoléculaire, on passe à une chimie dynamique dans la constitution de son objet, rendant possible une chimie adaptative (Fig. 30). Qui dit chimie, dit synthèse, puisque l’une des caractéristiques majeures de la chimie est de créer l’objet dont elle s’occupe. Ainsi, la synthèse pourra donc aussi devenir adaptative.
Mais Léonard de Vinci a déjà écrit en son temps (Fig. 31) : « Là où la nature finit de produire ses propres espèces, l’homme commence, utilisant les objets naturels (les éléments constituant notre univers, tels que contenus dans le tableau périodique de Mendeleïev), en harmonie avec les lois de la nature (les lois de la physique, l’équation de Schrödinger…), à créer (synthétiser !) une infinité d’espèces »…non vivantes pour l’instant, et un jour (j’en suis convaincu) vivantes !