Plan
Comptes Rendus

Géochimie (Géochimie isotopique)
Apport des marqueurs isotopiques et biogéochimiques dans la reconstitution du paléoenvironnement de la grotte du Lazaret (Nice, Alpes-Maritimes) au cours du Pléistocène supérieur (stade isotopique 5)
Comptes Rendus. Géoscience, Volume 337 (2005) no. 15, pp. 1348-1354.

Résumés

Les variations de composition isotopique de la calcite du plancher stalagmitique E sont interprétées comme des indices de changement de circulation atmosphérique et de couverture végétale au cours du stade IOS 5. Les variations du δ18O seraient la conséquence du changement de la source des précipitations. Pendant un sous-stade chaud, les précipitations seraient d'origine méditerranéenne, alors qu'elles seraient d'origine atlantique pendant un sous-stade froid. Les variations du δ13C traduiraient les variations de la couverture végétale et de la nature du sol. La végétation serait de type arboré, comme l'indiquent les spectres polliniques et comme le confirment les molécules organiques piégées dans la calcite : stérols, terpénoïdes, acides humiques.

The isotopic composition of calcite from the stalagmitic floor E of the Lazaret Cave is interpreted as proxy of atmospheric circulation and vegetal cover changes during IOS 5. The δ18O variations could indicate change in precipitation sources, which could originate from the Mediterranean Sea during warm periods and from the Atlantic Ocean during colder periods. The δ13C variations could be related to vegetal cover and soil type. Tree cover appears to be dominant according to pollen spectra, and organic molecules trapped into calcite (sterols, terpenoids, humic acids).

Métadonnées
Reçu le :
Accepté le :
Publié le :
DOI : 10.1016/j.crte.2005.08.006
Mot clés : O, C Isotopes, Stérols, Paléoenvironnement, Spéléothème, Pléistocène
Keywords: O, C isotopes, Sterols, Palaeoenvironment, Speleothem, Pleistocene
Louis Rousseau 1, 2 ; Jacques Beauchamp 2 ; Christophe Falguères 1 ; Christophe Emblanch 3 ; Dominique Genty 4 ; Jean-Jacques Bahain 4 ; Dominique Blamart 5

1 Département de préhistoire du Muséum national d'histoire naturelle, UMR 5198 du CNRS, 1, rue René-Panhard, 75013 Paris, France
2 Laboratoire de sédimentologie et géochimie, faculté des sciences, 80039 Amiens cedex, France
3 Laboratoire d'hydrogéologie, université d'Avignon, 33, rue Louis-Pasteur, 84000 Avignon, France
4 IPSL/Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement, L'Orme des Merisiers, CEA Saclay, 91191 Gif-sur-Yvette cedex, France
5 IPSL/Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement, bât. 12, av. de la Terrasse, 91198 Gif-sur-Yvette, France
@article{CRGEOS_2005__337_15_1348_0,
     author = {Louis Rousseau and Jacques Beauchamp and Christophe Falgu\`eres and Christophe Emblanch and Dominique Genty and Jean-Jacques Bahain and Dominique Blamart},
     title = {Apport des marqueurs isotopiques et biog\'eochimiques dans la reconstitution du pal\'eoenvironnement de la grotte du {Lazaret} {(Nice,} {Alpes-Maritimes)} au cours du {Pl\'eistoc\`ene} sup\'erieur (stade isotopique 5)},
     journal = {Comptes Rendus. G\'eoscience},
     pages = {1348--1354},
     publisher = {Elsevier},
     volume = {337},
     number = {15},
     year = {2005},
     doi = {10.1016/j.crte.2005.08.006},
     language = {fr},
}
TY  - JOUR
AU  - Louis Rousseau
AU  - Jacques Beauchamp
AU  - Christophe Falguères
AU  - Christophe Emblanch
AU  - Dominique Genty
AU  - Jean-Jacques Bahain
AU  - Dominique Blamart
TI  - Apport des marqueurs isotopiques et biogéochimiques dans la reconstitution du paléoenvironnement de la grotte du Lazaret (Nice, Alpes-Maritimes) au cours du Pléistocène supérieur (stade isotopique 5)
JO  - Comptes Rendus. Géoscience
PY  - 2005
SP  - 1348
EP  - 1354
VL  - 337
IS  - 15
PB  - Elsevier
DO  - 10.1016/j.crte.2005.08.006
LA  - fr
ID  - CRGEOS_2005__337_15_1348_0
ER  - 
%0 Journal Article
%A Louis Rousseau
%A Jacques Beauchamp
%A Christophe Falguères
%A Christophe Emblanch
%A Dominique Genty
%A Jean-Jacques Bahain
%A Dominique Blamart
%T Apport des marqueurs isotopiques et biogéochimiques dans la reconstitution du paléoenvironnement de la grotte du Lazaret (Nice, Alpes-Maritimes) au cours du Pléistocène supérieur (stade isotopique 5)
%J Comptes Rendus. Géoscience
%D 2005
%P 1348-1354
%V 337
%N 15
%I Elsevier
%R 10.1016/j.crte.2005.08.006
%G fr
%F CRGEOS_2005__337_15_1348_0
Louis Rousseau; Jacques Beauchamp; Christophe Falguères; Christophe Emblanch; Dominique Genty; Jean-Jacques Bahain; Dominique Blamart. Apport des marqueurs isotopiques et biogéochimiques dans la reconstitution du paléoenvironnement de la grotte du Lazaret (Nice, Alpes-Maritimes) au cours du Pléistocène supérieur (stade isotopique 5). Comptes Rendus. Géoscience, Volume 337 (2005) no. 15, pp. 1348-1354. doi : 10.1016/j.crte.2005.08.006. https://comptes-rendus.academie-sciences.fr/geoscience/articles/10.1016/j.crte.2005.08.006/

Version originale du texte intégral

1 Présentation générale

La grotte du Lazaret est située en bordure de la mer Méditerranée, dans la ville de Nice elle-même (Fig. 1). Ce site, connu dès le début du XIXe siècle, a fait l'objet de fouilles méticuleuses [17,22], qui ont notamment fourni des restes humains, attribués à des anténéandertaliens [19], associés à une industrie de l'Acheuléen supérieur.

Fig. 1

Localisation et coupe dans la grotte du Lazaret (d'après [17], modifié) : A, B, niveaux marins ; C, remplissage : cailloutis et argiles ; D, F, brèches de fermeture ; E, plancher stalagmitique.

Location sketch and section in the Lazaret Cave (modified from de Lumley [17]): A, B, marine strata; C, pebbles and clay filling; D, F, collapse breccia; E, stalagmitic floor.

De Lumley [17] a divisé le remplissage archéologique en trois sous-unités (CI, CII et CIII, Fig. 2), précisées ensuite par de Lumley et Tavoso [18]. Les dépôts sont constitués principalement d'une succession de blocs et de débris de roches, piégés dans une matrice argilo-sableuse faiblement consolidée. Un plancher stalagmitique (E) étendu, dont l'épaisseur varie et peut atteindre une vingtaine de centimètres, recouvre, dans le fond de la grotte, les dépôts archéologiques du Pléistocène moyen (Fig. 1). Les datations radiométriques montrent que le début du concrétionnement du plancher s'est produit aux alentours de 130ka, alors que la fin de la cristallisation se situe vers −70 à 60ka [8,30].

Fig. 2

Localisation de la carotte 89-16 et des tranchées TRA et TRB sur le plan de carroyage de la grotte du Lazaret.

Position of core 89-16 and TRA and TRB ditches on the location grid of the Lazaret Cave.

Afin de reconstituer les fluctuations climatiques contemporaines de la formation du plancher, une analyse palynologique a été faite par Gauthier [11]. Dans les échantillons prélevés dans le plancher stalagmitique E, les grains de pollen sont absents ou rares. Il n'est donc pas possible de déceler des variations nettes dans les spectres polliniques entre −100 et 70ka BP, bien que des fluctuations climatiques globales soient bien connues dans cet espace de temps.

Il apparaît donc nécessaire d'utiliser d'autres marqueurs. Nous aurons recours à des critères géochimiques en analysant dans la calcite les isotopes de l'oxygène, les isotopes du carbone et des composés organiques, comme les stérols.

2 Méthodes et résultats

2.1 Données radiométriques

Deux tranchées ont été réalisées dans le plancher stalagmitique (E), ainsi que des carottages. Des analyses radiométriques ont été effectuées par l'un de nous sur 22 échantillons au Geological Survey's Menlo Park Laboratory. La teneur des différents isotopes a été évaluée par spectrométrie alpha. Les carottes K et L (Fig. 3a) présentent des dates similaires à celles obtenues sur les échantillons J et 89-16. De plus, des datations TIMS ont été réalisées par Shen et Turpin (communication écrite) sur des échantillons de la tranchée TRA (Figs. 2 et 3b) ; elles s'échelonnent entre 112 ka à la base et 62 ka au sommet. Ces valeurs confirment que la période de croissance du plancher stalagmitique s'est produite en grande partie au cours du stade OIS 5.

Fig. 3

Datation de la carotte et des tranchées (les chiffres à gauche indiquent l'épaisseur en centimètres) par spectrographie alpha (a) et TIMS (b). Les valeurs en italiques correspondent à des échantillons montrant une forte contamination (rapport 230Th/232Th faible) [8].

U-series dating of core 89-16 and TRA and TRB ditches by alpha spectrography (a) and TIMS (b). Data in italic fonts are not reliable because of contaminated samples (230Th/232Th low ratio) [8].

2.2 Données isotopiques

L'analyse isotopique a été menée sur les isotopes stables de l'oxygène (δ18O) et du carbone (δ13C), d'après le protocole de Shackleton [29]. Les résultats des analyses du δ13C et du δ18O du plancher stalagmitique E de la grotte de Lazaret sont présentés sur la Fig. 4. Les valeurs de δ13C et de δ18O sont exprimées en δ‰ par rapport au PDB. Sur la même figure, nous avons porté, à des fins de comparaison, la variation de composition isotopique en oxygène de tests de foraminifères benthiques issus d'une carotte océanique analysée par Pisias et al. [25].

Fig. 4

Variation du δ13C et du δ18O de la calcite dans l'épaisseur du plancher E, comparée à celle du δ18O du test de foraminifères benthiques d'une carotte marine [25].

δ13C and δ18O variations in calcite from stalagmitic floor E compared with marine benthic foraminifer data [25].

2.2.1 Oxygène

Sur la Fig. 4, la teneur en 18O de la calcite varie, et ces variations se retrouvent dans les courbes marines. On reconnaît les sous-stades définis en milieu marin. Le δ18O de la calcite varie entre 3,9 pour un sous-stade chaud (OIS 5.3) et 5,7 pour un sous-stade froid (OIS 5.2). Cependant, les variations sont en partie de sens opposé : pendant deux périodes chaudes du stade isotopique 5 (OIS 5.1, 5.3), le δ18O diminue en milieu marin, alors qu'il croît dans la calcite. En revanche, la corrélation est moins claire pour le stade 5.5, ce qui laisse supposer l'intervention d'autres facteurs. On peut citer l'équilibre isotopique, la température régnant lors de la précipitation de la calcite, le δ18O de l'eau d'infiltration, lui-même dépendant de la température extérieure, du chemin suivi par les dépressions et du δ18O de l'océan [24].

En milieu continental, le δ18O est contrôlé par la température et la composition de l'eau. En particulier, le signal isotopique des spéléothèmes dépend des conditions climatiques de la surface, du système de percolation et des conditions de précipitation de la calcite, qui se fait par dégazage et évaporation. Outre la température, l'abondance des précipitations joue également un rôle.

Selon les travaux antérieurs, les rapports existant entre le δ18O des spéléothèmes, le δ18O du milieu marin et la température sont loin d'être simples. Les travaux classiques de Winograd et al. [34] sur la veine de calcite de Devil's Hole (États-Unis) montrent des variations en opposition par rapport au δ18O marin. Quin Jamin [26] a montré, dans le karst de Guilin (Chine du Sud), que le δ18O des spéléothèmes était élevé en climat froid et sec, mais faible en climat chaud et humide. Johnson et Ingram [14] ont trouvé une corrélation inverse du δ18O avec la température dans les spéléothèmes anciens, mais une corrélation directe dans les concrétions actuelles.

L'influence prédominante des précipitations est soulignée par Bar-Matthews et al. [1] en région semi-aride : le δ18O est grand en saison sèche par forte évaporation. Frumkin et al. [10] arrivent à la même conclusion en climat méditerranéen. Sous climat tempéré océanique, Williams et al. [33] trouvent une corrélation positive avec la température ; ils concluent à l'influence de la source océanique.

La grotte du Lazaret est située au bord de la mer : on peut s'attendre à retrouver l'influence de « l'effet de source ». Actuellement, les vents dominants sont ceux d'est et de sud-est ; ils apportent les pluies du golfe de Gènes, c'est-à-dire de la source méditerranéenne enrichie en 18O (δ18O compris entre 0,5 et 1,5). Ce schéma de circulation atmosphérique doit pouvoir s'appliquer aux périodes plus chaudes de l'interglaciaire du stade isotopique 5 (sous-stades OIS 5.1, 5.3, 5.5). Pendant les période froides (sous-stades OIS 5.0, 5.2, 5.4), la circulation océanique et atmosphérique était modifiée sur l'Atlantique nord [4,15], les dépressions nord-atlantiques passaient plus au sud de l'Europe ; elles apportaient des précipitations de source atlantique plus pauvres en 18O (δ18O compris entre 0 et 1). Les fluctuations observées dans le δ18O de la calcite du plancher apparaissent corrélées positivement avec les variations de température, mais elles matérialiseraient en fait les fluctuations de la circulation atmosphérique.

2.2.2 Carbone

Sur la même Fig. 4, la teneur en δ13C de la calcite varie et ces variations accompagnent celles du δ18O. L'amplitude maximale de la variation s'étend de 9,8 en période chaude (OIS 5.5) à 11,95 en période plus froide (OIS 5.0). Néanmoins, la corrélation entre les deux courbes n'est pas stricte, comme le montre la figure. On peut en déduire que la composition isotopique du carbone dans la calcite dépend également de facteurs autres que ceux commandant celle de l'oxygène.

La précipitation de calcite dans un réseau souterrain est régie par une suite complexe d'équilibres chimiques réversibles, assortis de fractionnements isotopiques [20]. Les différentes réactions et leur cinétique ont été résumées récemment par Emblanch [7] à partir des travaux classiques [20,21,31]. Le modèle, qui fait intervenir les différents réservoirs et qui quantifie le transfert des isotopes du carbone, est notamment développé par Genty et al. [12]. Le rapport isotopique du carbone dans un spéléothème est la résultante du marquage de chaque réservoir carboné intervenant dans la suite réactionnelle et du fractionnement à chaque transition. Les réservoirs de carbone sont le CO2 de l'air, le CO2 du sol et le CaCO3 de l'encaissant carbonaté.

Le δ13C de la matrice carbonatée est constant dans un réseau creusé dans un même type de terrain ; pour des carbonates marins, il varie entre +2 et 2 [7]. Le δ13C du CO2 de l'air résulte de l'activité biologique et de l'échange avec l'océan [21] ; sa valeur moyenne actuelle est voisine de −7 à 8 [6]. Celui du CO2 du sol est lié à l'importance et à la nature du couvert végétal, qui métabolise plutôt l'isotope léger, et à l'activité bactérienne qui décompose la matière organique.

D'après Lauritzen et Lundberg [16], la composition isotopique du carbone d'un spéléothème est conditionnée par la roche mère, l'activité biologique, le type de cycle photosynthétique, les précipitations et la vitesse de suintement de l'eau alimentant la concrétion. On voit que, pour une cavité donnée, le δ13C de la calcite peut donner des indications sur le climat et la végétation contemporaine de la concrétion. Néanmoins, ce signal doit être utilisé avec beaucoup de précaution, car peuvent intervenir le dégazage du CO2 dans l'aquifère et le temps de résidence de l'eau dans le sol, l'âge de la matière organique du sol et l'intensité de la dissolution de la roche encaissante [12].

La nature du cycle photosynthétique chez les plantes a un impact sur la composition isotopique du CO2 qu'elles libèrent au cours de leur décomposition [23,31]. Les plantes dont le cycle est à trois carbones (plantes en C3) produisent un CO2 très appauvri en 13C. Les plantes dont le cycle est à quatre carbones (plantes en C4) produisent un CO2 moins appauvri. Les plantes de type CAM (Crassulean Acid Metabolism) fournissent des valeurs intermédiaires, mais sont trop minoritaires pour influencer le bilan isotopique global. Les valeurs données par Cerling et al. [2] sont une moyenne de 2,2 PDB pour les plantes en C3 et 8,5 PDB pour les plantes en C4. Une variation du δ13C devrait être enregistrée par la calcite en cas de changement de paléoflore.

Sous les latitudes moyennes, un problème se pose quant à la répartition des plantes en C3 et C4. Les plantes en C4 sont en majorité des monocotylédones et sont nombreuses actuellement dans la prairie et la savane. Sous couvert forestier, les plantes en C3 sont quasi exclusives [3,5]. Dans le carbonate de la matrice du loess en Chine, les variations du δ13C sont reliées à la dominance des plantes en C3 en période interglaciaire (valeur minimale) et des plantes en C4 en période froide et sèche (valeur maximale) [35]. En région semi-aride, selon Talma et Vogel [32], les valeurs minimales correspondent aux stades glaciaires (forêt en C3) et les valeurs maximales aux interglaciaires chauds et secs (couverture herbeuse en C4).

Il reste à savoir si l'on peut envisager l'alternance des plantes en C3 et en C4 dans la région de la grotte du Lazaret. Emblanch [7] considère que le marquage isotopique actuel du CO2 du sol dans le Sud de la France est celui des plantes en C3 exclusivement. Dans les spectres polliniques [11], la part des plantes en C4 paraît négligeable devant l'importance des plantes en C3. Les variations enregistrées dans la calcite sont plutôt le reflet des conditions de précipitation et de température influençant la productivité végétale des plantes en C3 et le taux de décomposition de la matière organique du sol. Les valeurs du δ13C de la calcite sont à mettre en parallèle avec celles du CO2 des eaux karstiques actuelles, qui varient entre 10 et 14 environ en région méditerranéenne et dont le CO2 est d'origine biogénique [7]. Dans cette hypothèse, l'impact de la végétation sur le δ13C du CO2 du sol serait plus sensible pendant les périodes plus fraîches des sous-stades IOS 5.2 et 5.4, avec des eaux d'infiltration appauvries en 13C. On peut supposer que le passage des perturbations atlantiques déterminait un climat tempéré frais et humide, propice à la forêt de feuillus et résineux et aux sols forestiers riches en humus. En revanche, pendant les sous-stades IOS 5.1, 5.3 et 5.5, le climat était plutôt de type méditerranéen, comme aujourd'hui, avec une forêt moins dense et des sols pauvres en humus : le fractionnement isotopique produit par la végétation et retrouvé dans ses produits de décomposition aurait ainsi un impact plus faible sur la composition des eaux d'infiltration. Les fluctuations observées exprimeraient donc les modifications de la couverture végétale au cours du stade 5.

2.3 Stérols, terpénoïdes et acides humiques

Ces molécules organiques peuvent être piégées dans la calcite. Dans le cas du plancher stalagmitique E, elles ont pu être détectées [28]. Les concentrations de ces composés étant très faibles (moins de 1 ng par gramme de calcite pour les stérols), les échantillons doivent être de grande taille (quelques centaines de grammes) : ils occupent plusieurs centimètres d'épaisseur dans le plancher et regroupent l'information sur plusieurs milliers d'années. Il ne sera donc pas possible de suivre les variations de ces paramètres au cours du concrétionnement.

L'analyse des stérols montre la présence constante de deux molécules : le cholestérol et le β-sitostérol. Le cholestérol est d'origine animale ; son abondance relative est à rapprocher de la grande quantité d'ossements animaux trouvée dans la grotte. Le β-sitostérol est caractéristique des végétaux supérieurs ; il signifie la présence d'un couvert végétal dans l'environnement proche de la grotte. Le spectre de chromatographie montre également les pics du campéstérol et de produits de dégradation, comme le β-sitostanol et le stigmastanol. La concentration et le type des stérols dans le site du Lazaret sont sensiblement les mêmes que ceux qui ont été analysés dans un plancher en cours de concrétionnement dans une galerie de carrière à Meudon (banlieue parisienne). Cette analogie suggère (i) que les stérols ont été bien préservés dans la calcite, donc que ce milieu est thermodynamiquement clos, et (ii) que la végétation du Lazaret, pendant l'interglaciaire du stade isotopique 5, était quantitativement proche de celle existant actuellement en région parisienne.

Les acides humiques, qui constituent la majeure partie du carbone organique des sols, ont été également trouvés dans la calcite, dont ils modifient la couleur [27]. Ils soulignent la présence d'un sol à humus évolué au-dessus de la grotte, comme dans le cas d'un sol forestier.

En outre, l'analyse chromatographique a mis en évidence deux terpénoïdes : l'acide abiétique caractéristique du pin et la bétuline, caractéristique du bouleau. Ces deux taxons sont abondants dans les spectres polliniques [11], mais la mobilité des grains de pollen ne permet pas de conclure à la proximité de ces arbres par rapport à la grotte. Ces deux composés, comme les stérols, n'existent que dans l'appareil végétatif ; leur présence permet donc d'affirmer que des pins et des bouleaux prospéraient dans l'environnement immédiat de la grotte. Leur transport a pu se faire par les eaux d'infiltration, comme pour les acides humiques, mais on ne peut exclure que des bois aient été apportés sur place par les occupants de la grotte.

3 Conclusions

Les données isotopiques et biogéochimiques fournies par l'analyse du plancher stalagmitique E apportent des précisions utiles dans la connaissance du paléoenvironnement de la grotte du Lazaret au cours de l'interglaciaire du stade isotopique 5, c'est-à-dire entre −130 et 70ka BP environ.

Les variations du δ18O apparaissent synchrones de celles enregistrées dans les carottes marines, mais de sens opposé, bien que les comparaisons soient difficiles, du fait de l'origine variable des sources. Elles illustrent l'alternance des sous-stades chauds et froids du stade OIS 5. Elles seraient la conséquence du changement de circulation océanique et atmosphérique, qui modifierait la source des précipitations. Pendant un sous-stade chaud, les précipitations seraient d'origine méditerranéenne, alors qu'elles seraient d'origine atlantique pendant un sous-stade froid.

Les variations du δ13C sont corrélées positivement avec celles du δ18O. Elles traduiraient les variations du couvert végétal et du type de sol en fonction des fluctuations climatiques. La végétation serait de type arboré avec pins et bouleaux, comme l'indiquent les spectres polliniques et comme le confirment les molécules organiques piégées dans la calcite : stérols, terpénoïdes, acides humiques. Bien que d'interprétation plus délicate, les variations du δ13C d'un spéléothème peuvent ainsi refléter les fluctuations des paramètres climatiques, comme l'ont montré Frappier et al. [9] ou Genty et al. [13] pour les événements climatiques millénaires de la dernière période glaciaire.


Bibliographie

[1] M. Bar-Matthews; A. Ayalon; A. Matthews; E. Sass; L. Halicz Carbon and oxygen isotope study of the active water-carbonate system in a karstic Mediterranean cave: Implications for paleoclimate research in semiarid regions, Geochim. Cosmochim. Acta, Volume 60 (1996) no. 2, pp. 337-347

[2] T.E. Cerling; J. Quade; Y. Wang; J.R. Bowman Carbon isotopes in soils and palaeosols as ecology and palaeoecology indicators, Nature, Volume 342 (1989), pp. 138-139

[3] J.A. Dorale; R.L. Edwards; E. Ito; L. Gonzales Climate and vegetation history of the midcontinent from 75 to 24 ka: A speleothem record from Crevice cave, Missouri, USA, Science, Volume 282 (1998), pp. 1871-1874

[4] J.C. Duplessy; G. Delibrias; J.-L. Turon; C. Pujol; J. Duprat Deglacial warming of the Northeastern Atlantic ocean: correlation with the paleoclimatic evolution of the European continent, Palaeogeogr. Palaeoclimatol. Palaeoecol., Volume 35 (1981), pp. 121-144

[5] J. Ehleringer, What controls the abundance of C4 plants?, in: Snowbird Symposium, Utah, États-Unis, décembre 2001, résumé

[6] J.R. Ehleringer, N. Buchmann, L.B. Flanagan, Carbon isotope ratios in belowground carbon cycle processes. Dept. of Biology, University of Utah, Salt Lake City, États-Unis, 1999, 29 p

[7] C. Emblanch, Les équilibres chimiques et isotopiques du carbone dans les aquifères karstiques : étude en région méditerranéenne de montagne, thèse, université d'Avignon, 1997, 197 p

[8] C. Falguères; H. de Lumley; J.-L. Bischoff U-series dates on stalagmitic flowstone E (Riss/Würm interglacial) at Grotte du Lazaret, Nice, Quat. Res., Volume 38 (1992), pp. 227-233

[9] A. Frapier; D. Sahagian; L.A. Gonzales; S.J. Carpenter El Niño events recorded by stalagmite carbon isotopes, Science, Volume 298 (2002), p. 565

[10] A. Frumkin; I. Carmi; A. Gopher; D.C. Ford; H.P. Schwarcz; T. Tsuk A Holocene millennial-scale climatic cycle from a speleothem in Nahal Qanah Cave, Israel, The Holocene, Volume 9 (1999) no. 6, pp. 677-682

[11] A. Gauthier, Paléoenvironnements du Pléistocène moyen dans le Sud de la France. Apport et limites de l'analyse pollinique de trois sites préhistoriques : caune de l'Arago, Orgnac 3, grotte du Lazaret, thèse d'État, Institut de paléontologie humaine, Muséum national d'histoire naturelle, 1992, 265 p

[12] D. Genty; A. Baker; M. Massault; C. Proctor; M. Gilmour; E. Pons-Branchu; B. Hamelin Dead carbon in stalagmites: Carbonates bedrock paleodissolution vs. ageing of soil organic matter. Implications for 13C variations in speleothems, Geochim. Cosmochim. Acta, Volume 65 (2001) no. 20, pp. 3443-3457

[13] D. Genty; D. Blamart; R. Ouahdi; M. Gilmour; A. Baker; J. Jouzel; S. Van-Exter Precise dating of Dansgaard-Oeschger climate oscillations in Western Europe from stalagmite data, Nature, Volume 421 (2003), p. 833

[14] K.R. Johnson, B.L. Ingram, High-resolution paleoclimate record based on δ18O variations in speleothems from central China, Dept. Earth Planet. Sci., Univ. Berkeley, CA, 2002, 3 p

[15] J. Labeyrie Le cadre paléoclimatique depuis 140 000 ans, Rev. Anthropol., Volume 88 (1984), pp. 19-48

[16] S.E. Lauritzen; J. Lundberg Speleothems and climate: a special issue of the Holocene, The Holocene, Volume 9 (1999) no. 6, pp. 643-647

[17] H. de Lumley La place du remplissage de la grotte du Lazaret (A–M) dans la stratigraphie du Quaternaire de la région de Nice à Monaco, Bull. Mus. Anthropol. Préhist. Monaco, Volume 8 (1961), pp. 97-133

[18] H. de Lumley; A. Tavoso La stratigraphie des couches supérieures de la grotte du Lazaret, Mém. Soc. Préhist. Fr. (1969), pp. 17-24

[19] M.-A. Lumley-Woodyear, Anténéandertaliens et néandertaliens du Bassin méditerranéen occidental européen, thèse d'État, faculté des sciences de Paris, 1970, pp. 80–148

[20] W.G. Mook; J.C. Bommerson; W.H. Staverman Carbon isotopes fractionation between dissolved bicarbonate and gaseous carbon dioxide, Earth Planet. Sci. Lett., Volume 22 (1974), pp. 169-176

[21] W.G. Mook; M. Koopmans; A.F. Carter; C.D. Keeling Seasonal, latitudinal, and secular variations in the abundance and isotopic ratios of atmospheric carbon dioxide. Results from land stations, J. Geophys. Res., Volume 88 (1983), pp. 10915-10933

[22] F.C.E. Octobon Grotte du Lazaret (A–M). Huitième étude sur les fouilles exécutées dans le locus VIII de cette grotte (ancienne grotte Lympia) et sur la géologie quaternaire locale, Bull. Mus. Anthropol. Préhist. Monaco, Volume 12 (1955), pp. 23-101

[23] M.H. O'Leary Carbon isotope fractionation in plants, Phytochemistry, Volume 20 (1981) no. 4, pp. 553-567

[24] J.R. O'Neil; R.N. Clayton; T.K. Mayeda Oxygen isotopes fractionation in divalent metal carbonates, J. Chem. Phys., Volume 51 (1969), pp. 5547-5558

[25] N.G. Pisias; D.G. Martinson; T.C. Moore; N.J. Shackleton; W. Prell; J. Hays; G. Boden High-resolution stratigraphic correlation of benthic oxygen isotopic records spanning the last 300 000 years, Mar. Geol., Volume 56 (1984), pp. 119-156

[26] J. Quin Studies on oxygen isotope thermometry of cave sediment and paleoclimatic record, Network Center Guangxi Normal University, 1999 (9 p)

[27] L. Rousseau; O. Bouloussa; H. de Lumley Évaluation de l'influence respective des acides humiques et des oxydes ferriques sur la coloration des planchers stalagmitiques, C. R. Acad. Sci. Paris, Ser. II, Volume 317 (1993), pp. 367-370

[28] L. Rousseau; S. Laafar; C. Pepe; H. de Lumley Sterols as biogeochemical markers: results from ‘Ensemble E’ of the stalagmitic floor, grotte du Lazaret, Nice, France, Quat. Sci. Rev., Volume 14 (1995), pp. 51-59

[29] N.J. Shackleton Attainment of isotopic equilibrium between ocean water and the benthonic foraminifera genus Uviregina: Isotopic change in the ocean during the last glacial (J. Labeyrie, ed.), Les méthodes quantitatives d'études des variations du climat au cours du Pléistocène, coll. int., CNRS, Paris, 1974, pp. 203-209 (219)

[30] G. Shen, Datation des planchers stalagmitiques des sites acheuléens en Europe par les méthodes des déséquilibres des familles de l'uranium et contribution méthodologique, thèse d'État, Institut de paléontologie humaine, université Pierre-et-Marie-Curie, Paris-6, 1985, 173 p

[31] W. Solomon, W.G. Mook, Isotope geochemistry of carbonates in the weathering zone, in: P. Fritz, J.-C. Fontes (Eds.), Handbook of Environmental Isotope Geochemistry, vol. 2-B, 1986, pp. 239–269

[32] A.S. Talma; J.C. Vogel Late Quaternary paleotemperatures derived from a speleothem from Cango Caves, Cape Province, South Africa, Quat. Res., Volume 37 (1992), pp. 203-213

[33] P.W. Williams; A. Marshall; D.C. Ford; A.V. Jenkinson Paleoclimatic interpretation of stable isotope data from Holocene speleothems of the Waitomo district, North Island, New Zealand, The Holocene, Volume 9 (1999) no. 6, pp. 649-657

[34] I.J. Winograd; T.B. Coplen; J.M. Landwehr; A.C. Riggs; K.R. Ludwig; B.J. Szabo; P.T. Kolesar; K.M. Revesz Continuous 500,000-year climate record from vein calcite in Devil's Hole, Nevada, Science, Volume 258 (1992), pp. 255-260

[35] L. Zheng-Hua, C.I. Moral, W. Sue, History of atmospheric CO2 and the impact on plants, animals and ecosystems, in: Snowbird Symposium, Utah, décembre 2001, résumé


Commentaires - Politique


Ces articles pourraient vous intéresser

Datation par la méthode U/Th d'un travertin quaternaire du Sud-Est marocain : implications paléoclimatiques pendant le Pléistocène moyen et supérieur

Larbi Boudad; Lahcen Kabiri; Samer Farkh; ...

C. R. Géos (2003)


Rapid climatic changes of the last 90 kyr recorded on the European continent

Dominique Genty; Nathalie Combourieu Nebout; Christine Hatté; ...

C. R. Géos (2005)