1 Présentation générale
La grotte du Lazaret est située en bordure de la mer Méditerranée, dans la ville de Nice elle-même (Fig. 1). Ce site, connu dès le début du XIXe siècle, a fait l'objet de fouilles méticuleuses [17,22], qui ont notamment fourni des restes humains, attribués à des anténéandertaliens [19], associés à une industrie de l'Acheuléen supérieur.
De Lumley [17] a divisé le remplissage archéologique en trois sous-unités (CI, CII et CIII, Fig. 2), précisées ensuite par de Lumley et Tavoso [18]. Les dépôts sont constitués principalement d'une succession de blocs et de débris de roches, piégés dans une matrice argilo-sableuse faiblement consolidée. Un plancher stalagmitique (E) étendu, dont l'épaisseur varie et peut atteindre une vingtaine de centimètres, recouvre, dans le fond de la grotte, les dépôts archéologiques du Pléistocène moyen (Fig. 1). Les datations radiométriques montrent que le début du concrétionnement du plancher s'est produit aux alentours de , alors que la fin de la cristallisation se situe vers −70 à [8,30].
Afin de reconstituer les fluctuations climatiques contemporaines de la formation du plancher, une analyse palynologique a été faite par Gauthier [11]. Dans les échantillons prélevés dans le plancher stalagmitique E, les grains de pollen sont absents ou rares. Il n'est donc pas possible de déceler des variations nettes dans les spectres polliniques entre −100 et BP, bien que des fluctuations climatiques globales soient bien connues dans cet espace de temps.
Il apparaît donc nécessaire d'utiliser d'autres marqueurs. Nous aurons recours à des critères géochimiques en analysant dans la calcite les isotopes de l'oxygène, les isotopes du carbone et des composés organiques, comme les stérols.
2 Méthodes et résultats
2.1 Données radiométriques
Deux tranchées ont été réalisées dans le plancher stalagmitique (E), ainsi que des carottages. Des analyses radiométriques ont été effectuées par l'un de nous sur 22 échantillons au Geological Survey's Menlo Park Laboratory. La teneur des différents isotopes a été évaluée par spectrométrie alpha. Les carottes K et L (Fig. 3a) présentent des dates similaires à celles obtenues sur les échantillons J et 89-16. De plus, des datations TIMS ont été réalisées par Shen et Turpin (communication écrite) sur des échantillons de la tranchée TRA (Figs. 2 et 3b) ; elles s'échelonnent entre 112 ka à la base et 62 ka au sommet. Ces valeurs confirment que la période de croissance du plancher stalagmitique s'est produite en grande partie au cours du stade OIS 5.
2.2 Données isotopiques
L'analyse isotopique a été menée sur les isotopes stables de l'oxygène et du carbone , d'après le protocole de Shackleton [29]. Les résultats des analyses du et du du plancher stalagmitique E de la grotte de Lazaret sont présentés sur la Fig. 4. Les valeurs de et de sont exprimées en δ‰ par rapport au PDB. Sur la même figure, nous avons porté, à des fins de comparaison, la variation de composition isotopique en oxygène de tests de foraminifères benthiques issus d'une carotte océanique analysée par Pisias et al. [25].
2.2.1 Oxygène
Sur la Fig. 4, la teneur en 18O de la calcite varie, et ces variations se retrouvent dans les courbes marines. On reconnaît les sous-stades définis en milieu marin. Le de la calcite varie entre pour un sous-stade chaud (OIS 5.3) et pour un sous-stade froid (OIS 5.2). Cependant, les variations sont en partie de sens opposé : pendant deux périodes chaudes du stade isotopique 5 (OIS 5.1, 5.3), le diminue en milieu marin, alors qu'il croît dans la calcite. En revanche, la corrélation est moins claire pour le stade 5.5, ce qui laisse supposer l'intervention d'autres facteurs. On peut citer l'équilibre isotopique, la température régnant lors de la précipitation de la calcite, le de l'eau d'infiltration, lui-même dépendant de la température extérieure, du chemin suivi par les dépressions et du de l'océan [24].
En milieu continental, le est contrôlé par la température et la composition de l'eau. En particulier, le signal isotopique des spéléothèmes dépend des conditions climatiques de la surface, du système de percolation et des conditions de précipitation de la calcite, qui se fait par dégazage et évaporation. Outre la température, l'abondance des précipitations joue également un rôle.
Selon les travaux antérieurs, les rapports existant entre le des spéléothèmes, le du milieu marin et la température sont loin d'être simples. Les travaux classiques de Winograd et al. [34] sur la veine de calcite de Devil's Hole (États-Unis) montrent des variations en opposition par rapport au marin. Quin Jamin [26] a montré, dans le karst de Guilin (Chine du Sud), que le des spéléothèmes était élevé en climat froid et sec, mais faible en climat chaud et humide. Johnson et Ingram [14] ont trouvé une corrélation inverse du avec la température dans les spéléothèmes anciens, mais une corrélation directe dans les concrétions actuelles.
L'influence prédominante des précipitations est soulignée par Bar-Matthews et al. [1] en région semi-aride : le est grand en saison sèche par forte évaporation. Frumkin et al. [10] arrivent à la même conclusion en climat méditerranéen. Sous climat tempéré océanique, Williams et al. [33] trouvent une corrélation positive avec la température ; ils concluent à l'influence de la source océanique.
La grotte du Lazaret est située au bord de la mer : on peut s'attendre à retrouver l'influence de « l'effet de source ». Actuellement, les vents dominants sont ceux d'est et de sud-est ; ils apportent les pluies du golfe de Gènes, c'est-à-dire de la source méditerranéenne enrichie en 18O ( compris entre 0,5 et ). Ce schéma de circulation atmosphérique doit pouvoir s'appliquer aux périodes plus chaudes de l'interglaciaire du stade isotopique 5 (sous-stades OIS 5.1, 5.3, 5.5). Pendant les période froides (sous-stades OIS 5.0, 5.2, 5.4), la circulation océanique et atmosphérique était modifiée sur l'Atlantique nord [4,15], les dépressions nord-atlantiques passaient plus au sud de l'Europe ; elles apportaient des précipitations de source atlantique plus pauvres en 18O ( compris entre 0 et 1‰). Les fluctuations observées dans le de la calcite du plancher apparaissent corrélées positivement avec les variations de température, mais elles matérialiseraient en fait les fluctuations de la circulation atmosphérique.
2.2.2 Carbone
Sur la même Fig. 4, la teneur en de la calcite varie et ces variations accompagnent celles du . L'amplitude maximale de la variation s'étend de en période chaude (OIS 5.5) à en période plus froide (OIS 5.0). Néanmoins, la corrélation entre les deux courbes n'est pas stricte, comme le montre la figure. On peut en déduire que la composition isotopique du carbone dans la calcite dépend également de facteurs autres que ceux commandant celle de l'oxygène.
La précipitation de calcite dans un réseau souterrain est régie par une suite complexe d'équilibres chimiques réversibles, assortis de fractionnements isotopiques [20]. Les différentes réactions et leur cinétique ont été résumées récemment par Emblanch [7] à partir des travaux classiques [20,21,31]. Le modèle, qui fait intervenir les différents réservoirs et qui quantifie le transfert des isotopes du carbone, est notamment développé par Genty et al. [12]. Le rapport isotopique du carbone dans un spéléothème est la résultante du marquage de chaque réservoir carboné intervenant dans la suite réactionnelle et du fractionnement à chaque transition. Les réservoirs de carbone sont le CO2 de l'air, le CO2 du sol et le CaCO3 de l'encaissant carbonaté.
Le de la matrice carbonatée est constant dans un réseau creusé dans un même type de terrain ; pour des carbonates marins, il varie entre +2 et [7]. Le du CO2 de l'air résulte de l'activité biologique et de l'échange avec l'océan [21] ; sa valeur moyenne actuelle est voisine de −7 à [6]. Celui du CO2 du sol est lié à l'importance et à la nature du couvert végétal, qui métabolise plutôt l'isotope léger, et à l'activité bactérienne qui décompose la matière organique.
D'après Lauritzen et Lundberg [16], la composition isotopique du carbone d'un spéléothème est conditionnée par la roche mère, l'activité biologique, le type de cycle photosynthétique, les précipitations et la vitesse de suintement de l'eau alimentant la concrétion. On voit que, pour une cavité donnée, le de la calcite peut donner des indications sur le climat et la végétation contemporaine de la concrétion. Néanmoins, ce signal doit être utilisé avec beaucoup de précaution, car peuvent intervenir le dégazage du CO2 dans l'aquifère et le temps de résidence de l'eau dans le sol, l'âge de la matière organique du sol et l'intensité de la dissolution de la roche encaissante [12].
La nature du cycle photosynthétique chez les plantes a un impact sur la composition isotopique du CO2 qu'elles libèrent au cours de leur décomposition [23,31]. Les plantes dont le cycle est à trois carbones (plantes en C3) produisent un CO2 très appauvri en 13C. Les plantes dont le cycle est à quatre carbones (plantes en C4) produisent un CO2 moins appauvri. Les plantes de type CAM (Crassulean Acid Metabolism) fournissent des valeurs intermédiaires, mais sont trop minoritaires pour influencer le bilan isotopique global. Les valeurs données par Cerling et al. [2] sont une moyenne de PDB pour les plantes en C3 et PDB pour les plantes en C4. Une variation du devrait être enregistrée par la calcite en cas de changement de paléoflore.
Sous les latitudes moyennes, un problème se pose quant à la répartition des plantes en C3 et C4. Les plantes en C4 sont en majorité des monocotylédones et sont nombreuses actuellement dans la prairie et la savane. Sous couvert forestier, les plantes en C3 sont quasi exclusives [3,5]. Dans le carbonate de la matrice du loess en Chine, les variations du sont reliées à la dominance des plantes en C3 en période interglaciaire (valeur minimale) et des plantes en C4 en période froide et sèche (valeur maximale) [35]. En région semi-aride, selon Talma et Vogel [32], les valeurs minimales correspondent aux stades glaciaires (forêt en C3) et les valeurs maximales aux interglaciaires chauds et secs (couverture herbeuse en C4).
Il reste à savoir si l'on peut envisager l'alternance des plantes en C3 et en C4 dans la région de la grotte du Lazaret. Emblanch [7] considère que le marquage isotopique actuel du CO2 du sol dans le Sud de la France est celui des plantes en C3 exclusivement. Dans les spectres polliniques [11], la part des plantes en C4 paraît négligeable devant l'importance des plantes en C3. Les variations enregistrées dans la calcite sont plutôt le reflet des conditions de précipitation et de température influençant la productivité végétale des plantes en C3 et le taux de décomposition de la matière organique du sol. Les valeurs du de la calcite sont à mettre en parallèle avec celles du CO2 des eaux karstiques actuelles, qui varient entre 10 et 14‰ environ en région méditerranéenne et dont le CO2 est d'origine biogénique [7]. Dans cette hypothèse, l'impact de la végétation sur le du CO2 du sol serait plus sensible pendant les périodes plus fraîches des sous-stades IOS 5.2 et 5.4, avec des eaux d'infiltration appauvries en 13C. On peut supposer que le passage des perturbations atlantiques déterminait un climat tempéré frais et humide, propice à la forêt de feuillus et résineux et aux sols forestiers riches en humus. En revanche, pendant les sous-stades IOS 5.1, 5.3 et 5.5, le climat était plutôt de type méditerranéen, comme aujourd'hui, avec une forêt moins dense et des sols pauvres en humus : le fractionnement isotopique produit par la végétation et retrouvé dans ses produits de décomposition aurait ainsi un impact plus faible sur la composition des eaux d'infiltration. Les fluctuations observées exprimeraient donc les modifications de la couverture végétale au cours du stade 5.
2.3 Stérols, terpénoïdes et acides humiques
Ces molécules organiques peuvent être piégées dans la calcite. Dans le cas du plancher stalagmitique E, elles ont pu être détectées [28]. Les concentrations de ces composés étant très faibles (moins de 1 ng par gramme de calcite pour les stérols), les échantillons doivent être de grande taille (quelques centaines de grammes) : ils occupent plusieurs centimètres d'épaisseur dans le plancher et regroupent l'information sur plusieurs milliers d'années. Il ne sera donc pas possible de suivre les variations de ces paramètres au cours du concrétionnement.
L'analyse des stérols montre la présence constante de deux molécules : le cholestérol et le β-sitostérol. Le cholestérol est d'origine animale ; son abondance relative est à rapprocher de la grande quantité d'ossements animaux trouvée dans la grotte. Le β-sitostérol est caractéristique des végétaux supérieurs ; il signifie la présence d'un couvert végétal dans l'environnement proche de la grotte. Le spectre de chromatographie montre également les pics du campéstérol et de produits de dégradation, comme le β-sitostanol et le stigmastanol. La concentration et le type des stérols dans le site du Lazaret sont sensiblement les mêmes que ceux qui ont été analysés dans un plancher en cours de concrétionnement dans une galerie de carrière à Meudon (banlieue parisienne). Cette analogie suggère (i) que les stérols ont été bien préservés dans la calcite, donc que ce milieu est thermodynamiquement clos, et (ii) que la végétation du Lazaret, pendant l'interglaciaire du stade isotopique 5, était quantitativement proche de celle existant actuellement en région parisienne.
Les acides humiques, qui constituent la majeure partie du carbone organique des sols, ont été également trouvés dans la calcite, dont ils modifient la couleur [27]. Ils soulignent la présence d'un sol à humus évolué au-dessus de la grotte, comme dans le cas d'un sol forestier.
En outre, l'analyse chromatographique a mis en évidence deux terpénoïdes : l'acide abiétique caractéristique du pin et la bétuline, caractéristique du bouleau. Ces deux taxons sont abondants dans les spectres polliniques [11], mais la mobilité des grains de pollen ne permet pas de conclure à la proximité de ces arbres par rapport à la grotte. Ces deux composés, comme les stérols, n'existent que dans l'appareil végétatif ; leur présence permet donc d'affirmer que des pins et des bouleaux prospéraient dans l'environnement immédiat de la grotte. Leur transport a pu se faire par les eaux d'infiltration, comme pour les acides humiques, mais on ne peut exclure que des bois aient été apportés sur place par les occupants de la grotte.
3 Conclusions
Les données isotopiques et biogéochimiques fournies par l'analyse du plancher stalagmitique E apportent des précisions utiles dans la connaissance du paléoenvironnement de la grotte du Lazaret au cours de l'interglaciaire du stade isotopique 5, c'est-à-dire entre −130 et BP environ.
Les variations du apparaissent synchrones de celles enregistrées dans les carottes marines, mais de sens opposé, bien que les comparaisons soient difficiles, du fait de l'origine variable des sources. Elles illustrent l'alternance des sous-stades chauds et froids du stade OIS 5. Elles seraient la conséquence du changement de circulation océanique et atmosphérique, qui modifierait la source des précipitations. Pendant un sous-stade chaud, les précipitations seraient d'origine méditerranéenne, alors qu'elles seraient d'origine atlantique pendant un sous-stade froid.
Les variations du sont corrélées positivement avec celles du . Elles traduiraient les variations du couvert végétal et du type de sol en fonction des fluctuations climatiques. La végétation serait de type arboré avec pins et bouleaux, comme l'indiquent les spectres polliniques et comme le confirment les molécules organiques piégées dans la calcite : stérols, terpénoïdes, acides humiques. Bien que d'interprétation plus délicate, les variations du d'un spéléothème peuvent ainsi refléter les fluctuations des paramètres climatiques, comme l'ont montré Frappier et al. [9] ou Genty et al. [13] pour les événements climatiques millénaires de la dernière période glaciaire.