L’Accord de Paris sur le changement climatique a, en 2015, acté l’objectif de contenir « l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et en poursuivant l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels, étant entendu que cela réduirait sensiblement les risques et les effets des changements climatiques ».1 La Conférence des Parties à la Convention Cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, réunie à Paris en 2015 (COP21), a également invité le Groupe d’experts Intergouvernementaux sur l’Evolution du Climat (GIEC) à présenter un rapport spécial en 2018 sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels et les trajectoires associées d’émissions mondiales de gaz à effet de serre. Le GIEC a répondu à cette invitation en publiant son rapport spécial « 1,5 °C » [GIEC 2018], dont le titre intégral est « rapport spécial sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels et les trajectoires associées d’émissions mondiales de gaz à effet de serre, dans le cadre du renforcement de la riposte mondiale au changement climatique, du développement durable et de la lutte contre la pauvreté ». Dans cet article, nous nous concentrerons uniquement sur les éléments du rapport portant sur les trajectoires d’émissions mondiales de gaz à effet de serre. Le rapport a synthétisé les trajectoires d’émissions de gaz à effet de serre mondiales, produites par la communauté scientifique, qui sont compatibles avec l’objectif de contenir l’augmentation de la température moyenne mondiale à 1,5 °C par rapport à l’ère pré-industrielle (Figure 1). Ces trajectoires illustrent l’urgence à agir pour que les émissions baissent, et atteignent en quelques décennies la neutralité CO2, c’est-à-dire des émissions nettes de CO2 nulles ou, dit autrement, le fait que les puits gérés par les activités humaines qui absorbent du CO2 de l’atmosphère (forêts, sols) contrebalancent les émissions de CO2 dues aux activités humaines. Les trajectoires des autres gaz à effet de serre montrent des baisses rapides. En 2030, les émissions mondiales sont divisées environ par deux par rapport à leur niveau de 2010 dans les trajectoires compatibles avec 1,5 °C, et réduites de 25% environ dans les trajectoires compatibles avec 2 °C. Une seconde chose importante que cette figure met en évidence, est les années où les émissions nettes de CO2 deviennent nulles dans les trajectoires. Quel que soit l’objectif de stabilisation de la température, il faut atteindre cette neutralité CO2, et les émissions cumulées jusqu’à cette date d’atteinte de la neutralité conditionnent la température de stabilisation. Par exemple pour 2 °C, l’année où les émissions nettes de CO2 deviennent nulles est dans la seconde moitié de ce siècle ; pour 1,5 °C, elle se situe autour de 2050.
Ces trajectoires, compatibles avec l’objectif de long-terme de l’Accord de Paris, impliquent des baisses immédiates, rapides et majeures des émissions dans tous les grands secteurs. Il s’agit de transformations inédites par leur ampleur. Il s’agit de transformations de tous les grands systèmes : les systèmes énergétiques, les systèmes d’usages des sols et alimentaires, les systèmes industriels, les infrastructures de transports, les bâtiments et les villes.
Les émissions de gaz à effet de serre des pays du monde
Les émissions de gaz à effet de serre sont principalement liées au niveau de richesse et de développement des pays : les émissions des Etats-Unis, rapportées à la population, atteignent près de 20 tCO2-eq/personne/an, celles de l’Union européenne et de la Chine sont proches de 8 t, celles de l’Inde sont environ de 2 t et celles du Burkina Fasso par exemple se situent entre 1 et 2 tCO2-eq/personne/an [Crippa et al. 2019; Ritchie and Roser 2017].
Les pays les plus riches (ceux classés dans la catégorie de « revenus élevés » dans la classification de la Banque Mondiale (https://datahelpdesk.worldbank.org/knowledgebase/articles/906519)), représentent seulement 16% de la population mondiale mais près de 40% des émissions de CO2. Tandis que les deux catégories des pays aux revenus les plus faibles représentent près de 60% de la population mondiale mais moins de 15% des émissions.
Les inégalités d’émissions entre pays développés et pays en développement se creusent si l’on passe d’une comptabilité territoriale des émissions à une comptabilité « en empreinte », dans laquelle les émissions dues à la production de biens sont réattribuées aux pays où les biens finaux sont consommés. La majorité des pays développés sont en effet importateurs d’émissions « incorporées » dans le commerce international tandis que la plupart des pays émergents et en développement en sont exportateurs [Caro et al. 2014; Peters et al. 2011]. Par exemple, pour la France, les émissions territoriales ramenées à la population représentent 6.7 tCO2-eq par habitant et par an, tandis que l’empreinte « à la consommation » (en soustrayant les émissions liées à la production de biens qui sont exportés, et ajoutant les émissions ayant lieu à l’étranger pour la production de biens importés en France) monte à 11 tCO2-eq par habitant et par an. La moyenne mondiale se situe à 6.2 tCO2-eq par habitant et par an.
Enfin, en termes de responsabilité historique du réchauffement planétaire observé aujourd’hui, la contribution des pays développés est plus importante que leur part des émissions actuelles car, ayant initié leur révolution industrielle plus tôt, ils ont participé à l’accumulation de gaz à effet de serre dans l’atmosphère depuis plus longtemps. Ainsi, si la Chine est aujourd’hui le premier émetteur mondial de gaz à effet de serre, avec des émissions de CO2 correspondant à 27% des émissions mondiales (en comptabilité territoriale), devant les USA (15% des émissions de CO2), et l’Union Européenne (10%), ses émissions cumulées depuis 1850 représentent moins de 13% du cumul total, derrière les USA (25% du cumul) et l’Union Européenne (22%).
Le développement rapide des pays émergents, en particulier de la Chine, a réduit les inégalités d’émissions entre pays ces dernières années, mais les inégalités d’émissions au sein des pays se sont accrues dans le même temps. Ainsi, à l’échelle mondiale, les 10% des ménages les plus émetteurs sont responsables aujourd’hui d’environ 40% des émissions de gaz à effet de serre, tandis que les émissions des 40% les moins émetteurs représentent moins de 8% du total [Pan et al. 2019].
Traduire ces trajectoires mondiales en trajectoires d’émissions nationales revient à répartir les émissions entre pays, à se donner, explicitement ou implicitement, un critère de répartition des émissions. Définir un critère de répartition des actions d’atténuation (i.e. de réduction des émissions), et de leur financement, entre pays, est un exercice délicat, compte tenu des différentes visions de ce qui serait un critère juste [Pottier et al. 2017]. De nombreuses propositions ont été faites (par exemple une convergence des émissions par habitant vers un même niveau, une égalité des émissions cumulées par habitant, ou encore des actions d’atténuation proportionnelles au PIB des pays), mais aucune n’a pu aboutir dans le cadre des négociations internationales sur le climat. Dans le cadre de l’Accord de Paris, chaque pays définit sa contribution aux réductions d’émissions, à travers les Nationally Determined Contributions (NDC). Si ces NDC étaient exactement atteintes, elles conduiraient à l’horizon 2030 à une réduction des inégalités d’émissions par habitant entre pays, avec une diminution des émissions par habitant pour les principaux pays riches et une augmentation pour les pays émergents et en développement [Benveniste et al. 2018]. Néanmoins le niveau des émissions mondiales résultant en 2030 serait trop élevé pour être compatible avec l’objectif de l’Accord de Paris de contenir l’augmentation de la température moyenne mondiale bien en-deçà de + 2 °C par rapport à l’ère préindustrielle. En effet, les estimations évaluent que si les NDC étaient strictement mises en œuvre les émissions mondiales en 2030 se situeraient dans la fourchette de 52 à 59 GtCO2-équivalent, soit au-dessus des niveaux des trajectoires compatibles avec les objectifs de long-terme de 2 °C et 1.5 °C, mettant en évidence un « écart2 » d’environ 15 GtCO2-équivalent pour 2 °C et d’environ 30 GtCO2-équivalent pour 1.5 °C [UNEP 2019]. Ainsi l’ambition des NDC doit être accrue pour être cohérente avec l’objectif de long terme de l’Accord de Paris. Dans cette perspective de la révision des NDC, plusieurs études [Kartha et al. 2018; Robiou du Pont et al. 2017; van den Berg et al. 2019] ont évalué les NDC actuelles à l’aune des principaux critères de partage des actions d’atténuation proposés. Pour un pays donné, ce qui constitue une « juste » contribution à l’atténuation du changement climatique, une ambition « juste », dépend du critère de justice utilisé, et revient à la question de l’allocation des émissions mondiales entre pays, avec des visions différentes de ce qui est « équitable ». Selon le critère utilisé, les émissions allouées à un pays donné varient beaucoup. Certains critères, tel qu’un critère d’émissions cumulées par habitant égales, conduisent à des budgets d’émissions négatifs pour les pays développés.
Suite à l’Accord de Paris, la France a revu son objectif de réduction des émissions, dans la Stratégie Nationale Bas Carbone.3 A l’horizon 2050, l’objectif de « facteur 4 » (une division par 4 des émissions de gaz à effet de serre par rapport à leur niveau de 1990) devient un objectif de neutralité tous gaz à effet de serre confondus, aussi appelé zéro émissions nettes (ZEN). C’est un petit peu plus ambitieux que la neutralité sur le CO2 pour les émissions mondiales dans les trajectoires d’émissions compatibles avec l’objectif de 1,5 °C, puisque les puits de carbone doivent alors contrebalancer non seulement les émissions résiduelles de CO2, mais aussi celles de méthane, de protoxyde d’azote et des autres gaz à effet de serre. Une ambition plus grande que la moyenne mondiale est attendue, car la France a à la fois une plus grande responsabilité dans le changement climatique observé aujourd’hui (elle a contribué à accumuler des gaz à effet de serre dans l’atmosphère depuis plus longtemps, car elle fait partie des premiers pays à avoir fait la révolution industrielle) et une plus grande capacité à agir. Néanmoins, notons que certains des critères envisagés pour « allouer » les émissions entre pays conduiraient à des trajectoires inférieures pour la France et des émissions nettes en 2050 négatives.4
La Stratégie Nationale Bas Carbone définit également une trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre entre aujourd’hui et l’horizon 2050 et fixe des objectifs à court-moyen termes, des « marches » sur des périodes de 5 ans le long de la trajectoire, appelés les « budgets carbone ». Une décomposition par grands secteurs des émissions de la trajectoire est indiquée (Figure 2). Comme pour les trajectoires mondiales, elle implique des transformations majeures et rapides dans tous les secteurs. Les transformations sont majeures car les émissions deviennent quasiment nulles ou très faibles à long terme dans tous les secteurs. Les transformations sont rapides car, au regard des durées de vie des infrastructures, des installations industrielles, des bâtiments, 30 ans restent un horizon relativement court. Notons que le secteur des terres constitue un puits de carbone tout au long de la trajectoire envisagée, et qu’à long terme il compense l’ensemble des émissions positives résiduelles. Ce puits est constitué par l’accroissement des forets, et des pratiques agricoles permettant de stocker davantage de carbone dans les sols.
Dans les paragraphes suivants, nous analysons les tendances récentes, au regard de la trajectoire définie dans la Stratégie Nationale Bas Carbone.
Rappelons que la France fait partie d’un groupe de dix-huit pays, dont les émissions de GES ont connu un pic dans le passé et sont maintenant en baisse depuis plusieurs années ou même décennies [LeQuere et al. 2019], en l’occurrence pour la France depuis les années 70s. Les émissions mondiales, à l’inverse, ont été à la hausse jusqu’en 2019,5 même si la vitesse d’augmentation a ralenti cette dernière décennie [Friedlingstein et al. 2019].
Depuis 1990, point de référence notamment dans les négociations internationales sur le climat, les émissions territoriales françaises ont baissé de 19% (Figure 3). Sur la première période de la Stratégie Nationale Bas Carbone (2015–2018), elles ont connu une baisse moyenne de 1.1% par an. Cette baisse n’a pas été suffisante pour atteindre l’objectif de court terme, le premier budget carbone, la première marche sur la trajectoire vers la neutralité carbone 2050, qui a donc été manquée. Une baisse annuelle moyenne de 1.9% sur la période aurait été nécessaire pour atteindre cet objectif de court-terme. Pour respecter les prochaines « marches », les prochains « budget carbones », le rythme de baisse des émissions doit tripler d’ici 2025.
Le premier secteur émetteur de gaz à effet de serre en France est le secteur des transports qui représente plus de 30% des émissions, dont la moitié provient des voitures particulières et 40% des poids lourds et véhicules utilitaires. Ensuite, le secteur des bâtiments6 compte pour 19% des émissions territoriales, dont 60% viennent des bâtiments résidentiels et les 40% restants des bâtiments tertiaires. Suivent les secteurs de l’agriculture et de l’industrie, qui représentent chacun environ 18% des émissions territoriales.
L’année 2020 constituera pour sûr une année en rupture avec les tendances, du fait de la crise sanitaire du Covid et de la crise économique associée. Les premières analyses estiment que les émissions de la France pourraient être réduites de 5 à 15% en 2020 par rapport à 2019,7 mais restent bien évidemment très incertaines du fait de la durée et de l’ampleur de la crise qui demeurent inconnues à ce jour (juin 2020).
Nous pouvons néanmoins chercher à analyser les tendances récentes jusqu’en 2019.8
Les émissions des transports stagnent depuis environ 10 ans, et il s’agit du seul secteur dont les émissions en 2019 sont supérieures à leur niveau de 1990. Plusieurs éléments sous-jacents expliquent cette stagnation : (i) une poursuite de la croissance des distances parcourues, notamment des distances domicile-travail, reflet d’une poursuite du phénomène d’étalement urbain ; (ii) un retard dans l’électrification des véhicules par rapport à la trajectoire envisagée ; (iii) une absence de report modal, alors que cela était envisagé dans la Stratégie Nationale Bas Carbone, notamment pour le transport de marchandises de la route vers le rail ; et (iv) un ralentissement dans les améliorations d’efficacité énergétique des véhicules : ces dernières années les gains d’efficacité des moteurs ont complètement été gommés par l’alourdissement des véhicules (avec l’envol des ventes de SUV notamment). En creux, ces évolutions indiquent les leviers pour réduire les émissions des transports : la réduction des distances parcourues, le report vers des modes moins émetteurs (transports publics, train) ou non émetteurs (vélo, marche), le meilleur remplissage des véhicules, le choix de véhicules efficaces, légers, qui consomment peu… les choix collectifs d’aménagement du territoire et d’investissement qui permettent justement cette réduction des distances parcourues et le report vers des modes moins émetteurs. Actionner ces leviers relève en partie de choix individuels, mais surtout de choix collectifs aux échelles locale, régionale, nationale et même européenne puisque par exemple les régulations qui portent sur les constructeurs automobiles sont décidées à l’échelle européenne.
Dans le secteur des bâtiments, les émissions diminuent, mais trois fois moins vite que prévu dans la trajectoire de la Stratégie Nationale Bas Carbone. Cela est dû à : (i) une stagnation de la consommation d’énergie des bâtiments ; (ii) des rénovations énergétiques nombreuses mais peu performantes ; (iii) un retard dans l’élimination des chauffages les plus carbonés, en particulier le chauffage au fioul. Le levier majeur dans ce secteur est l’accélération des rénovations énergétiques du stock de bâtiments existant, en faisant des rénovations performantes, c’est-à-dire permettant d’atteindre de très faibles consommations énergétiques. Actionner ce levier requiert de traiter la question du financement de ces rénovations énergétiques, mais aussi de développer une filière de la rénovation thermique, et les compétences nécessaires, c’est donc également un enjeu de formation et d’emploi.
Pour terminer le panorama abordons la question des puits de carbone — à savoir les forêts et les changements d’usage des sols. Ces dernières années, les puits se sont affaiblis, bien qu’ils compensent toujours environ 7% des émissions territoriales. Cet affaiblissement a deux causes sous-jacentes. D’une part, l’artificialisation des sols continue, or des sols artificialisés stockent moins de carbone. D’autre part, l’évolution du puits forestier (évolution de la superficie des forêts, de la croissance des peuplements forestiers et de leur exploitation), s’il permet toujours de capter du CO2, n’a pas permis d’en capter autant que les années précédentes. Cette évolution met en évidence un risque important le long de la trajectoire envisagée vers la neutralité carbone : celui de la résilience des forêts face au changement climatique. Avec des risques de feux accrus, de parasites et maladies, dont la progression est amplifiée par le changement climatique, la permanence du puits forestier est menacée. Ici les leviers résident dans l’arrêt de l’artificialisation des sols, la préservation du puits forestier, le changement de pratiques agricoles pour stocker davantage de carbone dans les sols.
La trajectoire de la Stratégie Nationale Bas Carbone évoquée jusqu’ici concerne les émissions dites « territoriales » de la France, c’est-à-dire celles qui ont lieu sur le territoire français, mais elles ne représentent pas l’intégralité de la responsabilité française en termes d’émissions. Tout d’abord, elles excluent les émissions du transport international. Ces émissions du transport international, si elles étaient ajoutées aux émissions territoriales, n’augmenteraient le total « que » de 6% (dont 75% correspondent au transport aérien non-domestique, et 25% au transport maritime non domestique). Pourtant, en l’absence de mesures sur le transport international, et si les autres secteurs suivent les trajectoires envisagées, elles deviendraient responsables de la majorité des émissions restantes en 2050. D’où la nécessité de prendre des mesures.
Par ailleurs, si l’on corrige les émissions territoriales des exports et des imports, c’est-à-dire que l’on soustrait les émissions qui ont lieu sur le territoire pour produire des biens qui sont exportés et que l’on ajoute les émissions qui ont lieu dans d’autres pays pour produire des biens qui sont importés en France, l’empreinte carbone de la France monte à plus de 700 millions de tCO2 équivalent par an, soit près de 60% de plus que le volume des émissions territoriales. Cette empreinte carbone de la France stagne depuis 2005.
Il existe de fortes disparités dans l’empreinte carbone de la consommation des ménages (Figure 4). Le niveau de richesse d’un individu est le premier déterminant de ses émissions (les autres déterminants étant sa localisation urbaine/rurale, son âge, etc.) Ainsi, l’empreinte carbone moyenne des ménages du décile de revenu le plus élevé est presque trois fois supérieure à celle des ménages du décile le moins élevé [Malliet 2020]. Au sein d’un décile, les empreintes carbone des ménages peuvent néanmoins varier significativement, et les inégalités géographiques — notamment entre urbain, périurbain et rural — sont également importantes.
Réduire les émissions de gaz à effet de serre implique de transformer en profondeur les modes de production et de consommation, les systèmes de déplacements, d’alimentation. Mais cela aussi peut exacerber les inégalités,9 ou créer des situations de pauvreté énergétique ou de pauvreté tout court. Par exemple, les politiques d’atténuation ont des effets sur les prix de l’énergie ou de l’alimentation, avec un impact sur les niveaux de vie. Une hausse du prix du carburant ou des transports est injuste pour les ménages qui, pour pouvoir se loger sans se ruiner, ont dû s’éloigner des zones concentrant les emplois et les transports publics. Il a été montré par exemple que la fiscalité sur le carbone, telle que mise en place en France et sans mesure de redistribution des revenus qu’elle génère, est régressive, c’est-à-dire que la part du budget des ménages qu’elle représente décroit en moyenne avec le revenu des ménages — elle touche donc de façon disproportionnée les ménages les plus modestes [Berry 2019]. Pour autant, Berry [2019] a aussi montré que la redistribution d’une partie des revenus que la fiscalité carbone génère permet de rendre le dispositif progressif et d’améliorer les situations de pauvreté énergétique.
Ainsi, l’action climatique, pour être juste, ne doit pas négliger son propre impact sur les inégalités, les mesures mises en place doivent être au service d’objectifs plus vastes de développement, de réduction de la pauvreté et des inégalités, de création d’emplois décents, d’amélioration de la qualité de l’air, de la santé.
Conclusion
En conclusion, rappelons que quel que soit l’objectif de stabilisation des effets du changement climatique, il faut atteindre la neutralité carbone. Ainsi, il n’est jamais trop tard pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, et chaque réduction d’émission permet d’éviter certains des impacts du changement climatique. Néanmoins, tant que les émissions de gaz à effet de serre à longue durée de vie (au premier rang desquels le CO2) sont positives, elles continuent de s’accumuler dans l’atmosphère et plus les actions d’atténuation sont retardées, plus les impacts du changement climatique seront importants. Pour atteindre un même objectif climatique, plus les actions sont retardées, plus la vitesse de réduction des émissions devra être rapide. Des actions retardées, cela signifie également une poursuite des investissements générateurs d’émissions, qui représenteraient d’autant plus d’actifs échoués lorsque des actions d’atténuation se mettraient en place.
Atteindre l’objectif de zéro émissions nettes que la France s’est fixé pour 2050 implique une action immédiate et forte, incluant toute la société pour une transition juste. Cela concerne l’ensemble des acteurs et l’ensemble de nos activités : comment nous nous déplaçons, nous nous logeons et nous chauffons, nous produisons et consommons… Il s’agit de mettre en œuvre une transformation de tous les grands systèmes (énergétiques, alimentaires, d’infrastructures) à une échelle sans précédent historique. Les actions d’atténuation nécessaires ne sont pas marginales, ne portent pas sur un seul aspect, et ne sont pas seulement individuelles. Il s’agit de se concentrer sur les actions qui permettent d’avancer vers une neutralité en émissions, collectivement, de façon juste et inclusive.
Il n’y a pas de « recette » unique miracle, mais une combinaison d’actions et d’instruments à mobiliser de façon systémique et cohérente (des prix sur le carbone, des règlementations, des investissements, de la recherche et développement, des formations…). Les négociations internationales sur le climat organisent la coopération entre pays sur le sujet. Mais les réductions d’émissions viennent des politiques, mesures et actions nationales et locales. Chaque action, chaque choix de consommation, de production ou d’investissement, collectif ou individuel, public ou privé, compte.
1 Voir le texte complet de l’Accord de Paris : https://unfccc.int/sites/default/files/french_paris_agreement.pdf
2 A noter que cet « écart » entre l’ambition des NDC et les trajectoires compatibles avec l’objectif de long-terme de l’Accord de Paris n’est pas le seul écart qui existe. En effet, Roelfsema et al. [2020] mettent également en évidence un écart de mise en œuvre des NDC : l’évaluation des politiques et mesures d’atténuation actuellement mises en œuvre dans les différents pays du monde montre qu’elles aboutiraient à l’échelle globale à des émissions supérieures, d’environ 7 GtCO2-équivalent, à la fourchette des NDC. Les politiques et mesures en place sont donc insuffisantes, à l’échelle globale, pour ne serait-ce qu’atteindre l’ambition des NDC telles qu’annoncées.
3 https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/strategie-nationale-bas-carbone-snbc
4 Voir par exemple http://www.paris-equity-check.org
5 Les estimations existantes pour 2020 anticipent une réduction des émissions de CO2 mondiales de l’ordre de 8% (https://www.iea.org/reports/global-energy-review-2020), et de l’ordre de 5–6% pour l’ensemble des gaz à effet de serre (https://www.carbonbrief.org/analysis-coronavirus-set-to-cause-largest-ever-annual-fall-in-co2-emissions) Ces premières estimations — établies en mai 2020 — sont bien évidemment à prendre avec prudence étant donné les incertitudes importantes quant aux développements de la crise sanitaire et économique dans la suite de l’année 2020.
6 Le secteur des bâtiments recouvre ici les émissions à l’usage des bâtiments tandis que les émissions à la construction sont comptabilisées dans le secteur « industrie ».
7 Voir Annexe du rapport du Haut conseil pour le climat « Climat et santé : mieux prévenir, mieux guérir » https://www.hautconseilclimat.fr/publications/climat-sante-mieux-prevenir-mieux-guerir/
8 Voir le rapport annuel 2019 du Haut conseil pour le climat pour une analyse détaillée : https://www.hautconseilclimat.fr/publications/rapport-2019/
9 Voir Guivarch and Taconet [2020] pour une revue de littérature sur les liens entre inégalités et changement climatique.