Je fonderai ma réflexion sur mon expérience de terrain de membre du CCNE, témoin des controverses, au nom de références diverses, quelquefois solidement étayées, ailleurs, m’a-t-il semblé, marquées d’un certain obscurantisme, de dogmatisme ou d’a priori.
S’il est vrai que l’éthique ne se comprend, ne se définit que par les tensions qu’elle exprime, alors, je peux le confirmer, les cellules souches embryonnaires et la thérapie cellulaire suscitent bien un débat éthique !
Or, les réactions négatives ou positives, les positions divergentes, voire conflictuelles, adoptées vis-à-vis des cellules embryonnaires et des cellules souches ne reflètent pas seulement des divergences scientifiques, voire – et pourquoi pas ? – des conflits d’intérêt. Elles témoignent de la tension éthique qu’ont généré ces découvertes récentes et si rapides, parce qu’elles réveillent les incertitudes, les interrogations, les divergences de références qui entourent les phases les plus initiales du développement de la personne humaine.
Je m’en tiendrai à m’interroger ici sur les raisons de ces divergences d’analyse, qui conduisent si facilement et si fréquemment à l’affrontement idéologique. J’en avais été déjà le témoin au sein même du CCNE, qui, en février 2001, n’a formulé son avis n° 67 〚1〛 qu’après de longues joutes et donné un avis favorable à la recherche sur les embryons surnuméraires et – je cite – « si la nécessité en devenait patente, 〚à〛 l’obtention de cellules souches par transfert de cellule somatique dans un ovocyte énucléé ». Avis donné à une faible majorité – publiquement révélée, ce qui est une première dans l’histoire du CCNE ! Vous le voyez, lui aussi victime inconsciente du terrorisme intellectuel qui sévit en ce domaine, le CCNE a décrit la méthode plutôt qu’en donner le nom : clonage thérapeutique. C’était déjà, il est vrai, la subtile précaution rhétorique utilisée par les rédacteurs de l’avant-projet de loi portant modification des lois dites de bioéthique, dont le Premier ministre d’alors, M. Lionel Jospin, avait réservé la primeur au CCNE lors de ses journées annuelles publiques en décembre 2000 〚2〛. On se souvient de la vigueur et de la rapidité des réactions qu’avait générées cet avant-projet de loi jusqu’au sein des plus hautes autorités et instances de notre pays.
Il fallait bien s’attendre à ce que surgissent de nouvelles interrogations dès lors que les développements scientifiques avaient dévoilé une partie des mystères de la vie, sans que l’on ose aborder la question toujours posée et non résolue du statut de l’embryon.
Chargé dès sa création en 1983, de donner un avis « sur les prélèvements de tissus d’embryons et de fœtus humains morts, à des fins thérapeutiques, diagnostiques et scientifiques », le Comité consultatif national d’éthique français, que présidait le professeur Jean Bernard avait alors affirmé : « L’embryon ou le fœtus doit être reconnu comme une personne humaine potentielle, qui est ou a été vivante et dont le respect s’impose à tous. » En note, l’avis précise : “ les termes « embryon » et « fœtus » visent tous les stades du développement du zygote, depuis la fécondation de l’ovule jusqu’au stade de la maturation, permettant une vie autonome » 〚3〛.
Il faut souligner qu’il s’agissait alors de se prononcer sur les prélèvements de tissus d’embryons ou de fœtus humains « dont la mort spontanée ou provoquée a interrompu un développement initial normal dans un utérus maternel ».
Rien aujourd’hui ne permet de contester que ce soit bien dès l’instant auquel un œuf fécondé in vitro a été transféré dans l’utérus maternel qu’un être humain s’y développe, bien réel et pas seulement potentiel.
Peut-on le reconnaître, le dire clairement sans être taxé de vouloir formuler une condamnation implicite de la loi de 1975, sur l’interruption de grossesse ? Il faut aussi comprendre que le sujet était trop sensible, il y a bientôt vingt ans, et la loi de 1975 encore trop récente pour que le très nouveau comité d’éthique d’alors puisse aller plus loin sur le statut de l’embryon que se contenter d’en faire une personne humaine potentielle depuis la fécondation. Il faut aussi rappeler qu’alors on connaissait seulement depuis peu (1981) l’existence de cellules souches embryonnaires totipotentes identifiées chez la souris. La fécondation in vitro était, elle aussi, encore débutante.
Un questionnement né des connaissances nouvelles
Aujourd’hui, le moment n’est-il pas venu, à la lumière des données déjà bien explicitées, encore qu’incomplètes, des stades initiaux du développement observable « in vitro », de nous interroger à nouveau ? Mon questionnement, mes doutes s’appuient sur quelques remarques simples que le profane, j’allais dire : « le citoyen », partageant mon incompétence peut aisément partager.
1. Au-delà du septième jour de son développement dans un milieu approprié, l’œuf fécondé in vitro, fût-il personne humaine potentielle, ne peut poursuivre son évolution que s’il est transféré dans un utérus maternel. Maintenu in vitro, en dépit de sa potentialité à devenir un être humain, il ne le deviendra jamais sans cette intervention maternelle indispensable.
2. L’œuf fécondé in vitro (quel que soit le procédé, traditionnel ou par ICSI) parvenu en quelques heures au stade de blastocyte ne peut pas être transféré in utero avec, à ce stade, la moindre chance de poursuivre seul son évolution. C’est d’ailleurs à ce stade qu’au cours des cycles normaux de la femme se produit l’expulsion spontanée de multiples œufs, pourtant fécondés, mais qui n’ont pas induit la placentation.
3. Ainsi, l’action, l’interrelation entre l’œuf fécondé et l’utérus maternel qui l’accueille est fondamental et indispensable au développement de l’embryon. Implanté dans l’utérus maternel et nourri par lui, il est alors effectivement devenu – nul ne peut le contester – un être humain, non plus potentiel, mais authentique, en développement.
Il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce qu’ait été inscrite dans les consciences, au fil des siècles, la notion de personne humaine « dès la conception ». Dès lors que l’œuf fécondé s’est implanté dans l’endomètre maternel, un homme nouveau est conçu.
4. Jusqu’aux premières initiatives de fécondation in vitro – contre nature, reconnaissons le – il n’y avait pas d’autre moyen de conception que la fécondation de l’ovule féminin par le spermatozoïde porté au sein même de la femme au cours d’un acte de procréation, acte d’amour indispensable au devenir de l’humanité.
L’imaginaire populaire, comme les croyances et les religions, le conçoivent ainsi, Elles sont dans le vrai. Ne lit-on pas dans la Bible (Jérémie I-1) : « avant de te former au ventre maternel, je t’ai connu » ? Ce qui, pour le croyant, confirme tout à la fois le plan divin sur chaque être humain et le rôle déterminant du « ventre maternel ». Qui aurait pu imaginer cette fécondation « désincarnée, déshumanisée », faite dans une enceinte stérile, sous un flux laminaire, sous l’oculaire du microscope, avec pipettes et micro-instrumentation ? Certes, le blastocyte ainsi obtenu est bien fait de cellules humaines (et non de cellules de souris !), mais le sang, l’organe que l’on va transplanter, qui peuvent sauver la vie d’autrui, sont aussi faits de cellules humaines !
5. Les religions monothéistes proclament encore aujourd’hui « l’existence de l’âme, qui fait la personne humaine à l’image de Dieu ». Certes, ce n’est pas ici le lieu de rappeler les divergences de dates qui les distinguent. L’Église catholique la situe fermement « dès la conception » 〚4–5〛. Ce dogme peut-il continuer à s’appliquer à la seule première phase, cette fécondation, in vitro, artificielle, et méconnaître que, pour être vraiment substitutive d’une conception naturelle, elle doit aussi inclure l’implantation utérine pour permettre la nidation de l’œuf, fût-il artificiellement fécondé ? L’instant du transfert in utero n’est-il pas le plus attendu, le plus intensément chargé d’émotion pour le couple « en projet parental », bien plus que le geste éminemment technique du recueil et de la manipulation des gamètes ?
Sans vouloir être provocateur ou blasphémateur, puis-je faire observer au croyant que Dieu s’est fait Homme en s’incarnant dans le sein de la Vierge Marie... et non dans un matériel de laboratoire !
Un débat de société
Ce qui aurait pu demeurer du domaine de la conscience et des convictions de chacun, toutes aussi respectables les unes que les autres, est aujourd’hui devenu débat de société ! Mais, en ces domaines si personnels, le droit peut-il être normatif ?
La révision des lois de 1994 〚6〛, qui a été adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 22 janvier 2002, sans grand débat, me paraît témoigner davantage d’un consensus politique visant à ne mécontenter personne que de l’expression par la représentation parlementaire des conclusions d’un réel débat démocratique avec les Français. Dès lors que le législateur n’avait pas trouvé le moyen de tenir ses engagements et de réviser la loi de 1994 au terme du délai prévu de cinq ans, quelle urgence y avait-il à légiférer précipitamment, en fin de législature, dans une ambiance déjà perceptible de campagne électorale ? Qui peut dire qu’en dehors de quelques-uns, à la compétence reconnue, les députés avaient chacun reçu de leurs électeurs de 1997 mandat précis de s’exprimer en leur nom, cinq ans plus tard, sur des sujets aussi personnels ? Combien de députés ont-ils effectivement pris part personnellement au débat ? Comment peut-on se satisfaire du rejet de principe de toute recherche sur les cellules souches issues du transfert nucléaire d’une cellule somatique (ITNS), au seul fait d’un consensus de l’exécutif pour retirer du projet de loi un « sujet sensible » en cette fin de « cohabitation » ? Qui peut admettre ce refus, au seul motif du risque de dérapage vers le clonage reproductif, unanimement rejeté et condamné. Comment peut-on se satisfaire d’un texte législatif qui ne prévoit que vingt ans de réclusion criminelle pour l’acteur d’un clonage, en assimilant par ailleurs clonage thérapeutique et clonage reproductif ? N’eut-il pas été plus courageux de s’engager à faire reconnaître par les lois internationales la notion de crime contre l’humanité pour tout acteur direct ou associé, à quelque niveau qu’il soit, à l’entreprise monstrueuse qu’est le clonage reproductif ?
Interdire la recherche sur les cellules souches ITNS au motif du risque de dérapage revient, toutes proportions gardées, à interdire toute circulation automobile et a fortiori tout stationnement dans les quartiers sensibles, à seule fin d’éviter que des voitures y soient brûlées par les voyous, à chaque fin de semaine !
La loi qui vient d’être votée en première lecture autoriserait la recherche sur les embryons surnuméraires.
Je n’ai retrouvé, ni dans l’avis n° 3 du CCNE, datant du 23 octobre 1984 〚7〛, portant sur les problèmes éthiques induits par la reproduction artificielle, ni dans les débats parlementaires de 1994, l’expression de grandes réserves quant à la production in vitro d’embryons « personnes humaines potentielles », en nombre excédentaire au besoin, pour accroître l’efficacité de la méthode destinée à répondre à l’attente exprimée par un couple stérile. En autorisant leur conservation (dans l’hypothèse d’une seconde demande ou d’un don à un autre couple, ce qui s’est révélé assez rare), puis en admettant leur destruction après ce délai, n’avait-on pas franchi le pas de la réification du zygote ainsi artificiellement obtenu ?
C’est dans la même logique que s’inscrit aujourd’hui la possibilité de recherche sur les embryons surnuméraires « qui ne font plus l’objet d’un projet parental ».
S’il n’y eut pas de protestations, c’est qu’il paraissait légitime de répondre ainsi au désir d’enfant. Je m’étonne aujourd’hui que la non moins légitime attente, fût-elle encore lointaine, voire hypothétique, de ceux qui souffrent d’une maladie dégénérative – je pense surtout aux plus jeunes d’entre eux – ait été déçue, que l’espérance leur ait été refusée par le texte adopté en première lecture.
On avance aussi le risque de commercialisation des ovocytes. N’est-ce pas justement sur des dérives de cette nature que le législateur a le devoir d’intervenir ?
Les dispositions prises visant à faire respecter la non-commercialisation du corps humain ont déjà fait la preuve de leur efficacité dans le domaine des produits sanguins et des dons d’organes. L’extension des possibilités de ce don à partir de donneurs vivants appelle les mêmes dispositions d’extrême vigilance.
Très sincèrement je crois que le malaise, le malentendu, viennent du fait que s’il y a matière à légiférer sur les conséquences, voire sur les dérives de la recherche en ces domaines, on ne peut faire plus longtemps l’impasse sur la redéfinition de ce qu’est l’embryon résultant d’une fécondation in vitro, au stade précoce de son développement, à la lumière des connaissances scientifiques nouvelles, déjà incontestables.
Je n’ai ni la compétence ni le droit de contester ou de mettre en cause des affirmations dogmatiques, philosophiques ou religieuses, mais sans faire aucun mystère de mes convictions personnelles, je ne peux manquer de m’interroger.
N’y a-t-il pas hypocrisie à légaliser la destruction « d’embryons surnuméraires », voire, comme le dit Axel Khan, « leur mort à petit feu au grand froid de l’azote liquide » et s’offusquer de l’idée que l’on pourrait obtenir des cellules souches ITNS, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne résulteraient pas d’un geste de procréation ?
Je ne nie pas que, si l’efficacité de leur utilisation pouvait en être démontrée, les cellules souches somatiques apporteraient une solution bien préférable, à plus d’un titre, à celles liées à l’utilisation de cellules souches obtenues à partir d’embryons surnuméraires de la FIV. Mais comment pourrait-on poursuivre les nécessaires recherches et comparer deux méthodes si les recherches sur l’une d’elles sont a priori interdites ?
À moins d’attendre que les autres, à commencer par quelques-uns de nos plus proches partenaires européens, aient fait le sale travail que nous refusons de faire !
Et s’ils parviennent à un résultat positif, fût-ce seulement dans quelques années, voire quelques décennies, aurons-nous alors l’impudeur d’en revendiquer les bénéfices thérapeutiques, ou la loi en interdira-t-elle l’usage à nos concitoyens – qui pourront toujours, il est vrai, se procurer les médicaments interdits, au-delà de nos frontières, que, sous la pression du marché, nos propres lois ont déjà abolies !
Dans l’immédiat, il est à craindre qu’il en soit ainsi si nos équipes sont longtemps encore tenues à l’écart de l’indispensable recherche, sans doute encore longue, mais tellement nécessaire si on veut tenter de maîtriser les échecs de la procréation naturelle et ouvrir la voie, tant attendue, d’une nouvelle médecine réparatrice 〚8〛.
N.B. Pas plus que le fait d’être membre du Comité consultatif national d’éthique (par le seul fait que l’Académie nationale de médecine m’y a désigné en 1997 et a renouvelé mon mandat en 2001) ne me donne le droit de m’exprimer devant le CCNE au nom de la dite Académie, je n’ai aujourd’hui la moindre qualité ni référence pour m’exprimer ici au nom du Comité ou de l’Académie.