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Comptes Rendus

Les liaisons triangulaires changent les perspectives de la chimie
Comptes Rendus. Chimie, Volume 6 (2003) no. 1, pp. 3-15.

Résumés

L’un des développements les plus passionnants et prometteurs de ces dernières décennies en chimie a été la découverte des liaisons triangulaires (trois centres, deux électrons). De telles liaisons sont souvent associées à une « déficience électronique », avec pour résultat la formation de nouveaux « clusters » polyédriques. Les hydrures de bore sont des exemples classiques de telles liaisons à trois centres (ou multicentrées), mais il en existe d’autres, impliquant plus de la moitié des éléments du tableau périodique (métalliques ou non), y compris le carbone. L’extraordinaire diversité de ces formes moléculaires surprenantes, ainsi que leurs propriétés physico-chimiques inhabituelles, seront examinées.

Triangular bonds change the shape of chemistry. One of the most exciting and far-reaching developments that have taken place in chemistry during the past few decades has been the recognition of triangular (three-centre, two-electron) bonds. Such bonds are often associated with “electron deficiency” and they result in the formation of novel polyhedral clusters of atoms. The boron hydrides are the classic examples of such three-centred (or multicentred) bonding, but examples are now known involving over half the elements of the periodic table – both metals and nonmetals – including carbon. The extraordinary diversity of the previously unimagined molecular shapes of such compounds and their unusual physical and chemical properties will be reviewed.

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DOI : 10.1016/S1631-0748(03)00010-9
Mot clés : liaisons multicentrées, clusters polyédriques, boranes, metallaboranes, dicarbaboranes
Mots clés : multicentred bonding, polyhedral clusters, boranes, metallaboranes, dicarbaboranes
Norman N. Greenwood 1

1 Department of Chemistry, University of Leeds, Leeds LS2 9JT, Royaume-Uni
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Norman N. Greenwood. Les liaisons triangulaires changent les perspectives de la chimie. Comptes Rendus. Chimie, Volume 6 (2003) no. 1, pp. 3-15. doi : 10.1016/S1631-0748(03)00010-9. https://comptes-rendus.academie-sciences.fr/chimie/articles/10.1016/S1631-0748(03)00010-9/

Version originale du texte intégral

La présente revue discute d’un des développements les plus passionnants de ces dernières décennies en chimie : la reconnaissance de l’existence potentielle de liaisons triangulaires. Ces dernières permettent de synthétiser de nombreux composés chimiques d’un type entièrement nouveau, possédant de nouvelles structures auparavant inimaginables. Parfois, ces nouveaux types de composés possèdent des propriétés physico-chimiques qui peuvent être appliquées de plusieurs façons inattendues.

Ce domaine nouveau, qui actuellement s’intitule chimie des clusters polyédriques, a débuté par la découverte de composés de l’élément bore. Mais aujourd’hui, il inclut plus de la moitié des quatre-vingt-dix éléments du tableau périodique. Pour comprendre l’importance de ce travail, je me permets de vous rappeler deux choses. Premièrement, le carbone possède, dans la vaste majorité de ses composés, une valence de quatre : ceci a permis le développement de la chimie organique pendant la deuxième moitié du XIXe siècle. Bien des années plus tard, en 1916, G.N. Lewis l’expliquait par des liaisons qui comprennent des paires d’électrons. Deuxièmement, le bore est l’élément qui précède immédiatement le carbone dans le tableau périodique : par conséquent, il possède un électron de moins que le carbone pour établir des liaisons covalentes.

Le problème crucial concernant structure et liaison s’est posé lorsque le brillant chimiste Alfred Stock a pour la première fois réussi, en 1912–1926, à préparer une série d’hydrures de bore, autrement dit les analogues borés des hydrocarbures. C’était la première véritable épreuve pour la théorie de l’octet de Lewis et cette dernière échouait lamentablement. Par exemple, dans le fameux traité de N.V. Sidgwick [1] (publié en 1950, tout juste cinq ans après que j’aie obtenu ma licence, et trente ans après la formulation de la théorie électronique de Lewis et Langmuir), les six formules de Stock des hydrures de bore sont absolument correctes, mais toutes les structures proposées par Sidgwick sont complètement fausses. La structure du diborane, B2H6, n’est pas comme celle de l’éthane, C2H6, et celle du tétraborane, B4H10, diffère de celle du butane, C4H10. Comme nous le savons aujourd’hui, il n’y a pas assez d’électrons, donc n’importe quelle tentative d’écriture de ces formules en utilisant les liaisons à deux centres, qui réussit si bien partout en chimie organique, est vouée à l’échec avec les boranes. Mais, sans aucun doute, les boranes de Stock existent : c’est indiscutable. Alors, comment pouvons-nous décrire leur structure électronique et leurs liaisons ?

La clé de ce dilemme fut proposée très simplement, mais de façon très imaginative, par un étudiant d’Oxford, Christopher Longuet-Higgins. Il dit, en effet : « Si le bore manque d’électrons, pourquoi une seule paire d’électrons ne permet-elle pas de lier trois atomes ensemble au lieu de seulement deux ? » Et pourquoi pas ? Le concept de liaison à trois centres, ou liaison triangulaire, était né, et ceci a vraiment changé les perspectives de la chimie. Plus exactement (Fig. 1), trois orbitales atomiques peuvent se combiner pour construire une orbitale moléculaire liante et deux orbitales antiliantes. Donc, les trois atomes forment une seule liaison à trois centres. Il est évident que le manque d’électrons conduit à un assemblage triangulaire d’atomes, permettant la formation de clusters polyédriques. Par exemple (Fig. 2 ), les structures du diborane et du tétraborane ne ressemblent pas du tout à celle des hydrocarbures correspondants, c’est-à-dire l’éthane et le butane. En outre, la Fig. 2 indique la structure du prochain borane stable, le pentaborane B5H9.

Fig. 1

Liaisons à trois centres BBB et BHB.

Fig. 2

Structures du diborane (B2H6, en haut), du tetraborane (B4H10, au milieu) et du pentaborane (B5H9, en bas).

Trois points sont évidents et doivent être notés : le premier est la présence d’hydrogène dicoordiné (j’attire l’attention du lecteur sur l’emploi du mot « dicoordiné » et non pas « divalent », parce que la liaison triangulaire BHB n’utilise qu’une seule paire d’électrons) ; le deuxième point est la présence des triangles d’atomes de bore. Le troisième constitue la conséquence des deux précédents : il est clair, d’après ces diagrammes structurels, que les lignes droites ne représentent pas toujours nécessairement les paires d’électrons, comme dans le cas des structures chimiques organiques conventionnelles ; elles indiquent simplement la géométrie.

La grande question suivante est : « Pouvons-nous systématiser ces clusters parmi les divers types de structure et pouvons-nous prédire quel type de cluster sera adopté par un borane particulier ? » La réponse aux deux éléments de cette question est « oui ». Grâce au travail de Bill Lipscomb (Harvard, prix Nobel de Chimie 1976 [2]), de Ken Wade (mon premier étudiant de 3e cycle) [3] et d’autres, nous pouvons maintenant classifier les boranes dans trois séries principales : closo, nido et arachno (Fig. 3).

Fig. 3

Clusters de borane closo, nido et arachno.

En outre, nous pouvons déduire la structure de n’importe quel borane à l’aide des règles de Wade [4]. La closo-série est particulièrement intéressante, parce que la structure icosaédrique du dianion du dodécaborane est sans précédent (voir Fig. 4). En fait, elle fut prédite théoriquement par Longuet-Higgins en 1955 [5], plusieurs années avant la découverte fortuite faite par Fred Hawthorne [6].

Fig. 4

Structure icosaédrique de B12H122–.

La structure de l’élément bore lui-même est aussi constituée de groupes B12 icosaédriques, qui se combinent pour former des cristaux de diverses façons, distinctes de celles adoptées par l’élément voisin, le carbone, c’est-à-dire diamant et graphite. Mais, comme les liaisons dans le diamant, celles établies par le bore fournissent des cristaux très stables, qui fondent à près de 2300 °C. Évidemment, les liaisons multicentrées peuvent être très fortes. La variété la plus stable du bore est le bore β-rhomboédrique. Un aspect fascinant de cette structure complexe est le groupe central de quatre-vingt-quatre atomes de bore, qui comprend un icosaèdre B12 encapsulé dans un icosaèdre de douze autres B12 icosaèdres (Fig. 5). Si l’on enlève l’icosaèdre le plus central ainsi que la sphère voisine de douze atomes de bore auxquels il est lié directement, alors les soixante atomes de bore qui restent possèdent précisément la même structure que la molécule de C60, qui fut découverte plusieurs décennies plus tard, dans les fullerènes allotropes du carbone (Fig. 6) [7].

Fig. 5

Structure du bore β-rhomboédrique.

Fig. 6

Structures du bore β-rhomboédrique (à gauche) et du fullerène, C60 (à droite).

L’atome de carbone possède un électron de plus que le bore, donc le dianion B12H122– serait isoélectronique avec le dicarbaborane icosaédrique, C2B10H12 (Fig. 7), qui fut découvert par hasard en 1957 [8, 9]. Il en existe trois isomères (Fig. 7), tous les trois très stables à l’air.

Fig. 7

o-, m- et p-dicarbaborane, C2B10H12 (de gauche à droite).

La forme ortho s’isomérise avec la forme meta à 470 °C, et elle donne la forme la plus stable, para, quand on la chauffe brièvement à 700 °C. Aujourd’hui, on connaît plusieurs centaines de tels carbaboranes ayant de un à quatre atomes de carbone, particulièrement dans les séries closo et nido. Notez que les atomes de carbone sont hexacoordinés, mais sans oublier que les lignes droites indiquent la géométrie, et non pas les liaisons chimiques. Nous voyons que les liaisons triangulaires ou multicentrées permettent la préparation d’un grand nombre de composés carbonés nouveaux. En fait, aujourd’hui, beaucoup de composés carbonés et hydrogénés les plus stables mettent en vedette les atomes de carbone qui sont penta- ou hexacoordinés, tandis que même le carbone hepta- ou octacoordiné est bien établi. Par conséquent, les carbaboranes et leurs dérivés sont incorporés de plus en plus dans des polymères spéciaux destinés à résister, soit aux fortes chaleurs, soit aux froids intenses, en recherche spatiale par exemple. Ceci ouvre potentiellement un horizon gigantesque, dans lequel l’utilisation des composés de carbone penta- et hexa-coordinés, lorsqu’ils sont alliés à la technologie des silicones, donne accès à un domaine nouveau de la science des matériaux.

À ce stade, au tout début des années soixante, nous nous posions la question : « Existe-t-il des éléments autres que le bore, qui possèdent moins d’électrons que d’orbitales disponibles pour former des liaisons chimiques ? » La réponse est : « Oui, bien sûr ; il y en a beaucoup : on les appelle les métaux. » Donc, nous avons commencé un programme de recherche, qui s’est avéré extraordinairement fructueux : explorer la possibilité d’utiliser les métaux comme les atomes substitutifs du bore. Il paraît prudent, d’abord, de choisir des métaux qui ne diffèrent pas trop du bore du point de vue de l’électronégativité, parce que nous voulons encourager des liaisons covalentes entre le métal et les atomes de bore dans le « cluster ». On peut voir sur la Fig. 8 que nous disposions potentiellement d’un très grand choix, parce que tous les métaux, sauf les éléments les plus électropositifs des groupes 1, 2 et 3, y compris les lanthanides, présentent une électronégativité assez proche de celle du bore (sur l’échelle de Pauling). En fait, plus de vingt éléments métalliques (colorés en orange) sont dans les limites de 0,2 unités du bore. Nous avons choisi de commencer par les métaux des groupes 12 et 13, près du bore dans le tableau périodique (Fig. 8).

Fig. 8

Tableau périodique et électronégativité.

Un de nos premiers succès fut l’isolation de cristaux jaune pâle du dianion de zinc bi(décaboranyl) illustré sur la Fig. 9. On peut le préparer par l’action directe des dialkyls de zinc sur le décaborane nido [10]. L’établissement de la structure aux rayons X a révélé deux clusters nido se partageant un seul atome de zinc commo, manifestement incorporé dans les deux clusters complexes polyédriques, au moyen de quatre liaisons triangulaires BZnB. Un autre « cluster des clusters » fut isolé en utilisant l’élément suivant, le cadmium [11]. Au lieu d’une configuration cisoïde des liaisons triangulaires de chaque sous-cluster B10 du composé du zinc, celles de cadmium adoptent une configuration transoïde (Fig. 10).

Fig. 9

Structure de [Zn(B10H12)2]2–.

Fig. 10

Structure de [{(Et2O)2CdB10H12}2].

Moins d’une décennie plus tard, environ 45 hétéroatomes, pour la plupart les métaux, avaient été incorporés comme sommets dans des boranes polyédriques, et nous avons caractérisé plus de cent géométries nouvelles, dont quelques-unes sont particulièrement originales et sans précédent.

Il était évident au début que les métalloboranes étaient, en général, beaucoup plus stables que les boranes, non seulement à la chaleur, mais aussi de par leur réactivité. Je vais donner quelques exemples choisis parmi les composés clés pour illustrer les principes émergeants. D’abord, considérons la belle molécule illustrée sur la Fig. 11.

Fig. 11

Structure de [B4H8Fe(CO)3].

Nous avons préparé ce composé avec un rendement passable par cothermolyse du pentaborane nido et du fer pentacarbonyle [12]. Manifestement, le groupe BH apical du pentaborane a été remplacé par un groupe isolobal, {Fe(CO)3}. Ensuite, si on substitue mentalement chacun des quatre groupes BHpontant par un atome de carbone (qui possède aussi quatre électrons de valence), on obtient le cyclobutadiène {C4H4}. On peut voir alors qu’il s’agit de l’analogue boré du cas classique de la stabilisation d’une molécule organique fugitive (le cyclobutadiène), par coordination à un groupe qui peut accepter des électrons (le fer tricarbonyle) (Fig. 12).

Fig. 12

Structures de (η4-C4H4)Fe(CO)3] (à gauche) et de (η4-B4H8)Fe(CO)3] (à droite).

De là, nous pouvons considérer, par analogie, que le fer tricarbonyle stabilise l’espèce très instable et auparavant inconnue, {nido-B4H8}. Autrement dit, nous pouvons considérer le cyclobutadiène fer tricarbonyle comme un cluster nido-pentaatomique lié au pentaborane nido. La chimie des boranes polyédriques et la chimie organométallique, autrefois séparées, commencent à fusionner.

Grâce à des stratégies de synthèse opportunes élaborées par d’autres équipes de recherche, nous nous sommes rendus compte plus tard qu’il était possible de remplacer, non seulement le groupe BH apical du pentaborane, mais aussi de préparer des molécules dans lesquelles on pouvait remplacer successivement un, deux et trois des groupes BH basaux par des groupes Fe(CO)3 isolobaux. Supposez que l’on remplace les quatre groupes BH basaux par des groupes Fe(CO)3 : alors, nous aurions un cluster qui comprend cinq groupes Fe(CO)3, plus les quatre atomes d’hydrogène pontants. Ces quatre hydrogènes possèdent quatre électrons, ce qui équivaut à un atome de carbone. C’était avec satisfaction que nous avons pu remarquer qu’un composé identique était déjà connu – le cluster [Fe5(CO)15C] (Fig. 13) [13].

Fig. 13

Structure de [Fe5(CO)15C].

Vous aurez remarqué que j’ai montré, dans ces derniers paragraphes, que le concept des liaisons triangulaires et la chimie des clusters de bore peuvent être élargis pour inclure et englober un domaine considérable de la chimie. Tout a commencé avec les hydrures de bore, puis les carbaboranes et les metallocarbaboranes, ainsi que les composés organométalliques et, finalement, les clusters métal–métal ; ce sont tous des manifestations de liaisons triangulaires ou, de façon plus générale, de liaisons multicentrées.

Toutes ces idées sont illustrées par une seule molécule remarquable, le composé cristallin rouge vif, [Ru36-B10H8(OEt)2}(η6-C6Me6)22-H)33-H)] (Fig. 14) [14]. Ce composé, stable à l’air, contient non seulement un cluster hexahapto décaborane, qui fait partie d’un plus grand cluster ruthénadécaborane à onze sommets, mais aussi deux clusters hexahapto hexamethylbenzèneruthénium organométalliques, plus un cluster métal–métal à trois atomes de ruthénium (qui est le seul à ne pas posséder de groupe carbonyle attaché) et, finalement, des atomes d’hydrogène doublement et même triplement pontants. Quel composé !

Fig. 14

Structure de [Ru36-B10H8(OEt)2}(η6-C6Me6)22-H)33-H)].

Davantage de diversité est encore possible. Si nous choisissons des centres métalliques dont la stéréochimie et la symétrie orbitalaire diffèrent sensiblement de celles du bore et du carbone (par exemple, le platine plan carré (PtII) au lieu du bore tétraédrique), alors d’autres gammes de géométries de clusters sans précédents peuvent être construites. Un bon exemple est le composé stable orange et cristallin représenté sur la Fig. 15 [15].

Fig. 15

Structure de [(PhMe2P)2Pt2(μ-η3-B6H9)2].

Ce composé présente en son centre deux atomes de platine coordinés par deux ligands diméthylphénylphosphine et, en outre, par deux ligands hexaboranyle nido en configuration transoïde. La relation avec le borane analogue est évidente d’après la Fig. 16.

Fig. 16

Structure du nido-hexaborane, B6H10.

Si un proton pontant est enlevé, l’anion B6H9 est obtenu et présente deux liaisons B–B adjacentes, et chacune d’elles peut faire don de sa paire d’électrons aux atomes de platine pour former deux nouvelles liaisons triangulaires BPtB (Fig. 17). La présence de liaisons triangulaires est manifeste.

Fig. 17

Les liaisons dans [(PhMe2P)2Pt2(μ-η3-B6H9)2].

Je voudrais attirer l’attention du lecteur sur deux aspects supplémentaires. Le premier, que je viens tout juste d’introduire, est le nouveau concept, incroyablement audacieux, selon lequel les boranes, prétendument déficients en électrons, peuvent, dans des circonstances opportunes, agir en tant que puissants donneurs de paires d’électrons. Cette idée a joué un rôle étonnamment fructueux dans notre programme de recherche depuis de nombreuses d’années. Dans la langue de la chimie de coordination, les boranes peuvent réagir comme des bases de Lewis, c’est-à-dire des ligands forts. Malheureusement, je n’ai pas la place ici pour développer ce thème, mais il s’est révélé entre nos mains un concept très efficace pour générer de nouveaux types structuraux. De plus, c’est une formule pédagogique très efficace pour faire comprendre de vastes domaines en chimie des groupes principaux.

Le deuxième aspect, plus particulier, concerne la configuration transoïde du cluster platine/bore à quatorze sommets que nous venons de considérer (Fig. 15). Si les deux atomes de platine agissaient vraiment comme des atomes substitutifs du bore (bien qu’ils soient plus différents du point de vue de leurs symétries orbitalaires), alors le composé serait équivalent au borane conjuncto B14H20. Un tel borane est en fait connu, bien qu’il adopte la configuration cisoïde (Fig. 18) [16].

Fig. 18

Structures de syn-B14H20 (connu, à gauche) et de anti-B14H20 (inconnu, à droite).

Cela renforce l’idée que les metalloboranes sont souvent plus stables que leurs analogues boranes (quand ils existent), et que l’on peut les utiliser pour stabiliser des espèces autrement très réactives. De plus, la flexibilité des liaisons fournie par l’introduction des centres métalliques implique fréquemment l’absence de borane comparable. De nombreux exemples de géométries macropolyédriques sans précédents ont été synthétisés dans notre laboratoire. Il ne me reste assez de place pour citer encore un exemple dans la série platine/borane, celui du composé vert cristallin (PhMe2P)4Pt3B14H16] [17], un cluster polyédrique à 17 sommets (Fig. 19). À première vue, cette structure semble extrêmement complexe et déroutante. De plus près, elle semble toujours assez compliquée, mais on s’aperçoit alors qu’elle contient trois atomes de platine et si (de manière hypothétique) on les enlève, les 14 atomes de bore restants sont groupés selon la séquence 6–2–6 (Fig. 20).

Fig. 19

Structure de [(PhMe2P)4Pt3B14H16].

Fig. 20

Sous-squelette B14 de la structure de la Fig. 19, avec les liaisons.

On remarque immédiatement la ressemblance avec les autres structures B14 que nous venons de considérer, mais, dans ce cas, il ya rotation du sous-groupe B2 central par rapport aux deux groupes B6. Le schéma des liaisons de la structure à 14 sommets est aussi présenté sur la Fig. 20. Il est évident que le remplacement rétroactif des liaisons BPtB par des liaisons BHB ou par des liaisons directes à deux centres B–B génère la structure hypothétique d’un dérivé inconnu de l’hydrure de bore, de formule B14H22. Quelques traitements plus sophistiqués sont disponibles actuellement, bien sûr, mais les grandes lignes comme les principes fondamentaux restent les mêmes.

Finalement, il me faut dire quelques mots ici à propos des applications. Les recherches que je viens de décrire n’ont pas été élaborées avec l’idée d’applications précises, bien que plusieurs apparaissent. Je crois fermement que des travaux de recherches originaux et innovants génèrent presque inévitablement leurs propres applications et utilisations, que l’on ne pouvait pas prévoir, pour la plupart, avant que la nouvelle science ne soit en place. Il ne s’agit pas ici de décrier les recherches appliquées : elles ont une place également importante et honorable dans notre société. Mais cela ne doit pas conduire à l’exclusion de la blue-skies research, comme on dit au Royaume-Uni. Nous ne pouvons pas prévoir ce qui est imprévisible, mais nous pouvons être certains qu’en raison des expériences que l’on fait aujourd’hui, l’avenir ne sera pas ce qu’il était. Nous n’avons besoin que de penser aux nombreuses et heureuses découvertes qui ont valu à leurs auteurs les prix Nobel de physique ou de chimie tout au long du siècle dernier, pour comprendre à quel point nos propres laboratoires seraient différents, et le monde aussi, sans ces découvertes imprévisibles. Pouvons-nous imaginer un monde sans la radioactivité, sans la spectroscopie de masse et les isotopes, sans la fission nucléaire, la cristallographie aux rayons X, les transistors, la supraconductivité, la spectroscopie RMN, la chromatographie, et même la radiotélégraphie. Et tout cela sans mentionner les découvertes de réactions chimiques inattendues et de catalyseurs nouveaux. Un moment de réflexion supplémentaire permettrait de doubler cette liste.

De même, la chimie des clusters du bore a établi une base solide, sur laquelle nombre d’applications importantes ont émergé et voient encore régulièrement le jour. Je vais seulement décrire certains d’entre eux. Premièrement, laissez-moi mentionner les étonnants borures de métaux [18], un domaine dans lequel le groupe de Paul Hagenmuller à Bordeaux a contribué de manière étendue et distinguée. Nombre de ces borures de métal possèdent des clusters polyédriques de bore très complexes, dont les atomes métalliques fournissent précisément le nombre correct d’électrons supplémentaires pour faire des liaisons stables. En tant que groupe, les borures sont des substances extrêmement dures, inertes et non volatiles, avec des points de fusion et des conductivités électriques extrêmement élevées, qui dépassent fréquemment ceux des métaux analogues eux-mêmes. Par exemple, les diborures extrêmement conducteurs de zirconium, hafnium, niobium et tantale fondent tous au-delà de 3000 °C. De tels composés trouvent des applications dans le domaine des pales de turbines et aussi dans celui des réacteurs à haute température, des électrodes inertes, des creusets et des gaines pour les thermocouples. En outre, le borure de carbone est fabriqué à l’échelle de plusieurs tonnes par an, pour être utilisé comme abrasif ou en tant que poudre à polir ou à aiguiser. Avec un peu plus de finesse, on utilise les borures comme barres de contrôle (control rods) et comme écrans contre la radiation dans les réacteurs nucléaires, du fait de l’absorption très forte des neutrons thermiques par un des deux isotopes de bore, le 10B.

Plus finement encore, nous pouvons utiliser très efficacement l’absorption considérable des neutrons par le 10B pour le traitement des tumeurs au cerveau, qui sont autrement inopérables [19]. Plus de 600 000 personnes partout dans le monde contractent des tumeurs au cerveau chaque année, tandis que 12 000 personnes en meurent chaque semaine. Une façon assez ingénieuse d’aborder ce problème, qui a donné des résultats encourageants jusqu’à présent, utilise l’imprégnation de la tumeur par un cluster approprié de bore, enrichi en 10B, suivi par une irradiation par des neutrons thermiques d’un réacteur nucléaire : ces neutrons traversent, sans l'endommager, le tissu sain, mais ils sont fortement absorbés par le 10B dans la tumeur. Cela libère des quantités d’énergie considérables à l’intérieur de la tumeur (et nulle part ailleurs), selon la réaction suivante :

10 B+ 1 n 11 B* He + 7 Li +γ

La particule α sortante et le noyau de lithium possèdent à eux deux une énergie de 2,4 MeV, dissipée sur quelques micromètres : la particule α se déplace d’environ 9 μm et le noyau de lithium de 5,5 μm dans le sens opposé.

Je pourrais mentionner plusieurs autres applications découlant du domaine florissant de la chimie des clusters de bore, mais il est temps à présent de dégager ensemble les grandes lignes de cet exposé et de récapituler les idées principales qui ont été développées dans ces lignes.

  • • (1) Le bore est l’élément qui précède immédiatement le carbone dans le tableau périodique : par conséquent, il possède un électron de moins que le carbone pour établir des liaisons covalentes. Il peut conserver ses électrons en formant des liaisons triangulaires à trois centres plutôt que des liaisons, plus habituelles, à deux centres. Ceci génère les clusters d’atomes, avec plusieurs conséquences géométriques qui sont nouvelles et souvent sans précédent.
  • • (2) Nombre d’autres éléments (notamment les métaux) possèdent des propriétés similaires dans des circonstances appropriées. Même le carbone peut former de tels clusters avec le bore, en générant les carbaboranes. Ces composés sont souvent extrêmement stables, avec des atomes de carbone présentant des nombres de coordination très élevés (5, 6, 7 et même 8), qui dépassent de loin le maximum classique de 4 pour le carbone. De même, l’hydrogène peut présenter une coordination de 2, voire même de 3, avec des liaisons assez fortes.
  • • (3) En utilisant les ferroboranes comme exemple, j’ai démontré comment les boranes (qui sont loin d’être des anomalies bizarres) constituent, en effet, la clé pour relier ensemble plusieurs domaines de la chimie qui étaient auparavant indépendants, notamment les boranes et les clusters hétéroatomiques du bore, les composés organométalliques en général, et les clusters métal–métal. On imaginait auparavant que ces diverses classes de composés étaient séparées, surtout parce que l’on utilisait des conventions disparates pour représenter leurs structures.
  • • (4) Par l’exploitation de la grande variété des stéréochimies disponibles chez les métaux (par exemple le platine plan carré), de plus en plus de variations des géométries des clusters sont devenues possibles : des formes surprenantes et sans précédent sont nées.
  • • (5) Loin de présenter une déficience en électrons, nous pouvons induire quelques espèces de boranes à se conduire comme des ligands polyhapto très efficaces. Alors, les fondations de la chimie de coordination classique se sont révélées valables, à condition de les appliquer avec circonspection. Nous pouvons considérer nombre de réactions bien connues impliquant les boranes comme des réactions au cours desquelles on remplace des ligands. De même, nous pouvons stabiliser des clusters instables des boranes (ou des clusters réactifs) par coordination avec des groupes métalliques appropriés.
  • • (6) Comme prévu, plusieurs nouvelles applications de ces composés insolites, qui exploitent leurs propriétés physico-chimiques uniques, ont été développées ou sont en cours de développement.

Je n’ai pas ici l’espace nécessaire pour passer en revue les recherches approfondies que nous avons entreprises sur les mécanismes réactionnels par lesquels les boranes eux-mêmes et leurs dérivés s’interconvertissent si facilement et réagissent entre eux pour générer des clusters et des clusters de clusters encore plus grands [20–22]. J’espère néanmoins en avoir suffisamment dit pour vous démontrer comment la reconnaissance des liaisons triangulaires mène à un ensemble impressionnant de nouvelles chimies passionnantes. Il ne s’agissait ici que d’une petite dégustation de la nouvelle cuisine de cette chimie nouvelle.

Remerciements

Je remercie le Dr Sylvie Renard pour son aide dans la préparation du texte de cette conférence et le Dr Mark Thornton-Pett pour sa contribution à l’élaboration des représentations des structures établies aux rayons X.


Bibliographie

[1] N.V. Sidgwick The Chemical Elements and their Compounds, Oxford University Press, Oxford, 1950 (p. 341)

[2] W.N. Lipscomb Boron Hydrides, Benjamin, New York, 1963 (275 p.)

[3] K. Wade Adv. Inorg. Chem. Radiochem, 18 (1976), p. 1

[4] N.N. Greenwood; A. Earnshaw Chemistry of the Elements, 2eButterworth-Heinemann, Oxford, UK (1997), pp. 157-162

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This article is based on a Humphry-Davy-Award Lecture presented at the French Academy of Sciences in Paris.

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