1 Introduction
Au Sénégal et comme partout dans le monde, de nombreuses ressources hydriques sont constituées d'eaux riches en calcium (et magnésium), aussi appelées eaux dures.
La dureté de l'eau, caractérisée par son titre hydrotimétrique (TH), qui peut être exprimée en eq l−1 ou souvent en degrés français (1°F = 0,2 meq l−1), est responsable des entartrages. De plus, le calcium forme avec les lessives et les savons des complexes qui annihilent leurs propriétés surfactives et détergentes.
Il est donc souvent nécessaire d'adoucir l'eau, c'est-à-dire diminuer sa teneur en calcium pour empêcher la formation de tartre. Il existe pour cela de nombreux procédés [1–3] :
- ● la vaccination acide, qui évite la formation de tartre par élimination des carbonates. On acidifie l'eau par un acide fort (HCl ou H2SO4) :
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- ● la décarbonatation à la chaux, où le carbonate de calcium est précipité et décanté. Ce procédé est d'autant plus intéressant que les eaux sont plus dures ; une plus forte concentration en carbonate de calcium donne des grains de tartre plus gros et plus faciles à décanter. On a la réaction :
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- ● la complexation : l'ajout d'un complexant des ions Ca2+ permet de masquer ses effets, tant sur la formation de tartre que sur la désactivation des lessives.
Les techniques à membranes et l'adoucissement électrochimique sont également des procédés utilisés. Mais le plus répandu et actuellement le plus efficace reste l'adoucissement par échange d'ions. Cette opération modifie la composition ionique du liquide par simple permutation des ions Ca2+ par des ions Na+. On distingue toutefois deux types de traitement : le premier avec régénération par un acide, surtout utilisé dans l'industrie, et le second avec régénération au chlorure de sodium, à usage domestique, où l'on veut éviter la régénération par un acide fort, qui pourrait être dangereux et de toute façon non alimentaire. Pour la régénération acide, on utilise des résines de type acide faible (carboxyliques), où les ions H+ sont mieux fixés que les ions calcium. La régénération est ainsi facilitée et ne nécessite qu'une faible quantité d'acide. Pour la régénération par le chlorure de sodium, on utilise des résines de type acide fort (sulfoniques), où les ions Na+ sont moins bien fixés que les ions calcium. Il faut alors un gros excès de sel pour effectuer la régénération.
On se propose d'étudier la faisabilité d'un nouveau procédé d'échange d'ions à usage domestique permettant d'adoucir l'eau avec une résine de type carboxylique et de régénérer cette même résine par un acide faible, alimentaire, non dangereux à manipuler et ayant un pouvoir complexant vis-à-vis du calcium, en l'occurrence l'acide citrique.
2 Matériels et méthodes
Nous avons utilisé la résine Amberlite IRC 86 (Rhom and Haas), résine échangeuse de cations faiblement acide, de type carboxylique. Elle est caractérisée par une très grande stabilité physicochimique. Elle est en particulier insensible à la présence de chlore dans l'eau traitée. Son application principale est la décarbonatation de l'eau et en cycle hydrogène, elle élimine la dureté liée à l'alcalinité.
Ses propriétés sont les suivantes :
- ● Squelette : polyacrylique de type gel ;
- ● groupements fonctionnels : –COO– ;
- ● aspect physique : billes dorées, transparentes ;
- ● forme ionique livrée : H+ ;
- ● capacité d'échange totale : supérieure ou égale à 4,2 eq l−1 (forme H+) ;
- ● densité : 1,17 à 1,195 (forme H+).
Sur ce type de résine, on observe toujours une stœchiométrie de type 1.1, quelle que soit la valence du cation fixé [4].
2.1 Détermination de la capacité d'échange de la résine Ce
Cinq grammes de résine, sous forme H+, sont pesés exactement et mis dans un bécher avec 50 ml de NaOH 1 M. Après avoir agité lentement toute une nuit, pour atteindre l'équilibre, nous avons prélevé 25 ml de la solution surnageante et dosé l'excès de soude par un acide fort titré HCl 1 M. Cette expérience a été renouvelée trois fois.
2.2 Détermination de la constante d'échange apparente KH+/Ca2+
Pour quantifier l'échange H+/Ca2+, 5 g de résine, sous forme H+, ont été pesés exactement et mis dans un bécher avec 100 ml de solution de dichlorure de calcium CaCl2 1 M. Après avoir agité le mélange pendant plusieurs heures, les ions H+ libérés par la résine sont dosés par une solution de soude 0,1 M.
2.3 La saturation de la résine carboxylique
Deux cents grammes de résine placée dans une colonne sont saturés en calcium en faisant passer à contre-courant l'eau de la ville de Montpellier (Fig. 1). Cette eau, issue d'un aquifère karstique (source du Lez), est riche en calcium (environ 30°F ou 6 meq l−1) et permet de se mettre en situation réelle d'adoucissement.
Pour connaître l'état de saturation de la résine, des dosages réguliers du calcium ont été effectués sur l'eau traitée. La résine est entièrement saturée quand la teneur en calcium de l'eau traitée atteint celle de l'eau brute (30°F ou 6 meq l−1).
Le principe du dosage du calcium est le même que pour la détermination de la dureté totale. Il s'effectue à un pH élevé (~ 10) ; le magnésium est alors précipité sous forme d'hydroxyde et n'intervient pas. La solution titrante est l'EDTA 0,01 M. L'indicateur est le noir ériochrome T 0,4 % (0,4 g dans 100 ml d'éthanol).
2.4 La régénération de la résine
Les 200 g de résine sont régénérés à l'aide d'une solution d'acide citrique (CitH3) 2 M (Fig. 1). Ses caractéristiques sont les suivantes :
- ● formule : C6H8O7·H2O ;
- ● masse moléculaire : 210 g mol–1 ;
- ● solubilité dans 100 g d'eau : 146 g à 20 °C ;
- ● constantes de dissociation : Ka1 = 10–3,13 ; Ka2 = 10–4,76 ; Ka3 = 10–6,4 ;
- ● constantes de formation des complexes citrate :
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La forme CaCit– n'existe qu'en milieu basique, tandis que la forme neutre CaCitH, existe en milieu acide ; c'est sous cette forme qu'on peut la trouver au cours de la régénération.
En bas de colonne des échantillons de 100 ml ont été recueillis et le calcium analysé par spectrophotométrie d'absorption atomique.
En effet, à la différence des dosages du calcium par l'EDTA, ce procédé permet de détruire les complexes calcium–citrate et donc de doser le calcium total récupéré.
Le spectrophotomètre utilisé est du type UNICAM 939 équipé d'une lampe à cathode creuse de calcium. La limite de détection pour le calcium est de 0,015 mg l−1.
3 Résultats
3.1 Capacité d'échange de la résine
La capacité d'échange correspond au nombre de groupements fonctionnels que contient la résine, mise généralement sous forme H+, par unité de masse ou de volume. Le dosage de la solution de soude avant et après immersion de la résine permet de calculer la quantité de protons libérés par la résine. Cette quantité est reliée à la capacité d'échange Ce par la relation :
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CNaOH (i) : concentration initiale de la solution de soude (1 M)
CNaOH (f) : concentration finale de la solution de soude (0,5 M)
m : masse de la résine (0,005 kg).
On déduit de la relation (5) une valeur de Ce égale à 5 equiv kg−1, en accord avec la valeur estimée par le fabricant.
3.2 Constante d'échange de la résine
L'équilibre d'échange d'une résine carboxylique sous forme H+ immergée dans une solution contenant des ions calcium peut s'écrire :
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Les indices R et S indiquent que l'ion se trouve dans la résine ou dans la solution.
La réaction est ainsi symbolisée car la stœchiométrie d'échange est toujours de 1.1. En effet, sur les résines carboxyliques, le calcium établit des liaisons covalentes de longueur définie avec les groupements COO–, ce qui empêche la liaison sur deux sites. Aux groupes (COOCa+) viennent se fixer les anions HCO3– majoritairement présents dans l'eau.
La constante d'échange apparente correspondant à l'équilibre H+/Ca2+ s'écrit alors :
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Les concentrations en solution et dans la résine sont données par les équations suivantes :
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L'équilibre d'échange décrit par la relation (6) étant de stœchiométrie 1.1, le nombre d'ions H+ en solution est égal au nombre d'ions Ca2+ fixés sur la résine [5,6], soit :
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Ce : capacité d'échange de la résine (5 eq kg−1)
V0 : volume de la solution d'équilibre (0,1 l)
m : masse de la résine mise à l'équilibre (0,005 kg)
[H+]s : concentration en ions H+ de la solution à l'équilibre déterminée par dosage.
Les deux essais réalisés donnent pour KH+/Ca2+ une valeur moyenne de 6,5 10−4, soit :
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3.3 Résultats de la saturation
Sur les résines carboxyliques, les ions H+ sont mieux fixés que tous les autres cations. Mais le fait que, dans l'eau, le calcium soit associé aux hydrogénocarbonates permet un déplacement d'équilibre :
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La constante d'acidité de l'hydrogénocarbonate est de 10–6,3, l'équilibre d'échange d'ions est donc multiplié par 106,3 ; il est alors fortement déplacé vers la droite, ce qui se traduit par une très bonne fixation des ions calcium, en présence d'hydrogénocarbonates [7].
L'alimentation à contre-courant a permis d'évacuer le gaz (CO2) produit lors de la saturation de la résine.
3.4 Résultats de la régénération
Les résultats de la régénération de la résine sont présentés sur la Fig. 2.
Un précipité blanc laiteux s'est formé dans les deux premiers échantillons, ce précipité n'apparaît qu'après plusieurs minutes et ne colmate pas la résine. Il s'agit vraisemblablement de tricalcium-dicitrate (Ca3Cit2), dont la solubilité maximale en eau froide est de 8,5 g/l. Facilement dissout par un ajout d'acide citrique, ce composé devient alors du citrate de calcium (CaCitH), soluble.
D'après la Fig. 2, on peut considérer que la régénération de 200 g de résine nécessite environ 300 ml de citrate 2 mol l–1 car, au bout de 200 ml d'acide percolé, presque tout le calcium est élué, ce qui permet un gain de solution régénérante. En effet, 200 g de résine AMBERLITE IRC 86 représentent environ 1 « équivalent d'échange » (masse de résine × Ce), car la stœchiométrie d'échange est de 1,1. En théorie, il faudrait donc légèrement plus d'équivalents citrate pour effectuer une régénération complète. Or, expérimentalement, la régénération est terminée au bout de 0,6 équivalent de citrate percolé, soit donc un gain de solution régénérante de 30 %.
4 Discussion
Le procédé d'échange d'ions nécessite deux étapes. Dans le cas de l'adoucissement d'une eau dure, on doit donc effectuer tout d'abord une fixation sur la résine des ions calcium contenus dans l'eau à traiter, puis une régénération de la résine remise sous forme H+ ou Na+. Trois types de régénération peuvent être envisagés :
- ● régénération d'une résine sulfonique par NaCl ;
- ● régénération d'une résine carboxylique par un acide fort ;
- ● régénération d'une résine carboxylique par un acide faible (acide citrique).
Le coefficient de partage P est le paramètre le plus important sur le plan pratique ; il définit en effet, pour un ion à échanger de la solution, la proportion qui est fixée dans la résine (CR) par rapport à ce qui reste en solution (CS). Il est égal au rapport des concentrations de l'ion dans la résine et dans la solution [5]. Suivant la manière dont on exprime la quantité de résine, il sera exprimé en litre de solution par kilogramme de résine sèche ou en litre de solution par litre de résine en colonne :
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L'adoucissement domestique utilise traditionnellement des résines sulfoniques (acides fortes) sous forme sodium [6–8] ; l'équilibre d'échange s'écrit alors :
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La stœchiométrie de cet équilibre (17) est de 1,2, d'où l'expression de la constante d'échange apparente :
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Il résulte [5] :
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En passant sous forme logarithmique, on obtient [7] :
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En négligeant la quantité d'ions calcium fixés sur la résine par rapport à celle des ions sodium, on peut considérer que la concentration en Na+ dans la résine est égale à la capacité d'échange. On définit alors un coefficient limite de partage, qui s'écrit :
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En reportant les résultats de la littérature [7] (KNa+/Ca2+ = 0,96 et Ce = 2 eq l−1) dans l'équation (21), on obtient :
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Dans le cas de la régénération d'une résine carboxylique sous forme Ca2+ par un acide fort non complexant, l'équation (21) s'écrit :
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Dans le cas d'une régénération avec l'acide citrique, on obtient un coefficient de partage conditionnel (P′), du fait des propriétés complexantes de l'acide citrique vis-à-vis du calcium [9–11]. Le coefficient P′ est égal au rapport entre la concentration en calcium dans la résine et la concentration totale en calcium (libre et complexé) dans la solution :
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Et faisant le rapport P′/P, on retrouve la relation du coefficient de partage conditionnel suivante :
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La Fig. 3 montre l'évolution des coefficients de partage limite en fonction de pNa+ ou pH pour les trois cas de régénération discutés.
La régénération ne peut se faire que lorsque log P ou log P′ sont négatifs
(P ou P′ < 1). En effet, la valeur constante log Pmax () sera d'autant plus petite que la concentration en ions calcium de la solution sera grande [7].
On observe que la régénération commence dès les premiers millilitres de citrate percolés. Pourtant, en tête de régénération, l'acide citrique est dilué et le pH est assez élevé, mais, comme le montre la Fig. 3, l'effet complexant du citrate vis-à-vis du calcium augmente significativement le seuil de pH en dessous duquel la régénération peut avoir lieu. On visualise bien l'amélioration qu'apporte l'effet complexant du citrate vis-à-vis du calcium en décalant la limite de régénération vers des pH proches de la neutralité (Fig. 3).
Un pH voisin de 7 correspond à une concentration en acide citrique de 10−11 mol l−1 (facteur de dilution 2+11). Un tel facteur de dilution n'est jamais atteint, même en début de régénération, et le pH reste inférieur à 7. Cela explique pourquoi la régénération est immédiate.
Ces résultats montrent que, pour la régénération, des solutions plus diluées d'acide citrique peuvent être utilisées.
L'acide citrique est un triacide dont les deux premiers pKa sont assez faibles (3,13 et 4,76). Il est possible que dans certaines conditions de pH, un citrate libère deux protons s'échangeant avec deux calciums. Cela est confirmé par le précipité de tricalcium-dicitrate observé en début de régénération, qui ne peut se former qu'en présence d'un excès de calcium par rapport au citrate. Cela montre également l'efficacité de la régénération par l'acide citrique et son pouvoir complexant vis-à-vis des ions calcium.
Sur les résines carboxyliques, la régénération par l'acide citrique peut se faire à des pH beaucoup plus élevés qu'avec un acide fort. Mais, pour l'adoucissement domestique, il convient de comparer la régénération d'une résine sulfonique par du NaCl (procédé classique) et la régénération d'une résine carboxylique par de l'acide citrique (procédé proposé).
Tout d'abord, il faut remarquer que la régénération d'une résine sulfonique par du chlorure de sodium ne peut se faire qu'avec des concentrations en sel supérieures à 2 mol l–1 (log PNa+/Ca2+ < 0 pour un pNa+ < –0,3). De plus, la solubilité maximale du NaCl (environ 6 mol l–1, soit un pNa+ ≅ –0,8) ne permet d'obtenir qu'un log P égal à –1 (P = 1/10). Une telle « qualité » de régénération (log P = –1) est atteinte et même dépassée par le nouveau procédé sur une large plage de pH, c'est-à-dire à des concentrations d'acide citrique beaucoup plus faibles, environ 0,1 M (Fig. 3).
5 Conclusion
La faisabilité d'un adoucisseur d'eau à usage domestique utilisant une résine carboxylique et un acide faible alimentaire comme régénérant a été démontrée. Il reste cependant beaucoup de travail à réaliser, notamment pour diminuer les coûts de régénération. L'acide citrique est certes un excellent régénérant, mais il n'est pas compétitif, du fait de sa masse molaire élevée, face à la régénération classique.
Toutefois, l'acide citrique est un triacide et, grâce à un coefficient de partage beaucoup plus faible, il peut être utilisé à des concentrations environ cinq à six fois inférieures à celles du chlorure de sodium, pour les mêmes résultats.
Pour comparer réellement, il faudrait utiliser deux colonnes (carboxylique et sulfonique) de même capacité (2,5 fois plus en masse de sulfonique) et les régénérer avec le minimum de produit (acide citrique et NaCl) et comparer alors les quantités introduites.
De plus, il reste à déterminer la concentration en acide citrique qui minimise les quantités (en moles ou en équivalents) d'acide percolé lors d'une même régénération.
On peut également orienter les recherches vers d'autres acides faibles alimentaires complexant le calcium, par exemple l'acide tartrique.
En outre, l'intérêt d'une telle technique est qu'elle évite de charger l'eau traitée en ions sodium, qui sont souvent nocifs pour certains régimes « sans sel ». En effet, avec cette technique, l'hydrogénocarbonate de calcium est transformé en acide carbonique, qui ne présente aucun risque pour la santé.
Nomenclature | ||
C0 | Concentration de la solution de CaCl2 | mol l−1 |
CNaOH | Concentration de la solution de NaOH | mol l−1 |
Ce | Capacité d'échange de la résine | eq kg−1 ou eq l−1 |
KH+/Ca2+ | Constante d'équilibre d'échange entre H+ et Ca2+ | |
KNa+/Ca2+ | Constante d'équilibre d'échange entre Na+ et Ca2+ | |
m | Masse de la résine | g |
PH+/Ca2+ | Coefficient de partage entre H+ et Ca2+ | (l kg−1 ou l l−1) |
PNa+/Ca2+ | Coefficient de partage entre Na+ et Ca2+ | l kg−1 ou l l−1 |
V0 | Volume de la solution de CaCl2 | l |
VNaOH | Volume de la solution de NaOH | l |