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Comptes Rendus

Quelques commentaires sur la catalyse : la recherche fondamentale précède les applications
Comptes Rendus. Chimie, Volume 17 (2014) no. 11, pp. 1065-1070.

Résumés

Cet article constitue la transcription du discours prononcé par l’auteur à l’Académie des sciences à l’occasion de la remise du prix franco-allemand portant les noms de Joseph-Louis Gay-Lussac et d’Alexander von Humboldt, qui lui a été décerné. Après un très bref rappel de ses propres réalisations dans les domaines de la catalyse organométallique et de la synthèse de produits naturels, il appelle à une politique scientifique plus libérale et moins descendante, qui permettrait une recherche dirigée par la curiosité. Le fait qu’il est extrêmement difficile pour quiconque, scientifique ou politicien, de prédire ce qui au final pourrait devenir vraiment important est illustré par quelques exemples tirés du passé, où des résultats qui pouvaient sembler exotiques se sont en fin de compte révélés être d’authentiques percées scientifiques et des success stories économiques en même temps.

This article is the transcript of the acceptance speech given by the author at the French Academy of Sciences upon his receipt of the French-German science prize named after Joseph-Louis Gay-Lussac and Alexander von Humboldt. After a very brief summary of his own achievements in the areas of organometallic catalysis and natural product synthesis, he went on to advocate for a more liberal and less top-down science policy that allows for more curiosity-driven research. The fact that it is exceedingly difficult for anyone − be they scientists or politicians − to predict what might eventually become really important is illustrated by a few historical examples, where seemingly exotic results ultimately turned out to be real scientific breakthroughs and economic success stories at the same time.

Métadonnées
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Publié le :
DOI : 10.1016/j.crci.2014.06.003
Mot clés : Catalyse organométallique, Synthèse de produits naturels, Politique scientifique, Financement de la recherche
Keywords: Organometallic catalysis, Synthesis of natural products, Scientific policy, Funding of research
Alois Fürstner 1

1 Max-Planck-Institut für Kohlenforschung, 45470 Mülheim/Ruhr, Allemagne
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Alois Fürstner. Quelques commentaires sur la catalyse : la recherche fondamentale précède les applications. Comptes Rendus. Chimie, Volume 17 (2014) no. 11, pp. 1065-1070. doi : 10.1016/j.crci.2014.06.003. https://comptes-rendus.academie-sciences.fr/chimie/articles/10.1016/j.crci.2014.06.003/

Version originale du texte intégral

C’est évidemment un immense honneur que de recevoir aujourd’hui ce prix franco-allemand nommé d’après Joseph-Louis Gay-Lussac (Fig. 1). Comme vous le savez, Gay-Lussac a été un pionnier de la chimie scientifique au début du XIXe siècle. Tous les étudiants en chimie connaissent la loi de Gay-Lussac, qui décrit qu’à pression constante le volume d’un gaz est directement proportionnel à la température. Grâce à cette expression, la température zéro absolu et la constante des gaz parfaits ont pu être déterminées, deux grandeurs primordiales pour la description de la nature. Les chercheurs qui peuvent se vanter d’avoir découvert quelque chose d’aussi fondamental sont extrêmement rares.

Fig. 1

Remise du Prix Gay-Lussac/Humboldt à Alois Fürstner par Pierre Braunstein, membre de l’Académie des sciences.

Gay-Lussac a vécu dans une époque tumultueuse. Il est né peu avant la révolution française. Les grands chamboulements européens aux temps des guerres napoléoniennes et de la Restauration sont en toile de fond de l’œuvre scientifique de Gay-Lussac. Dans ce contexte, son étroite collaboration avec le Prussien Alexander von Humboldt et leurs expéditions scientifiques communes n’allaient nullement de soi (Fig. 2). Cela démontre que la science crée des liens, même quand la politique du temps tend à diviser. C’est une leçon importante qui doit nous rester en mémoire, particulièrement pour ma génération, qui a le privilège de vivre à une époque où d’anciens ennemis sont devenus des partenaires fiables et même des amis. Ainsi le prix Gay-Lussac n’est pas seulement un grand honneur pour le lauréat, mais aussi un symbole pour une Europe meilleure, plus libre et pacifiée.

Fig. 2

Portraits de Joseph-Louis Gay-Lussac (1778-1850) (en haut) et de son ami et concurrent Alexander von Humboldt (1769–1859) (en bas).

Source : Wikimedia Commons.

Bien entendu, l’Europe est plus que la bureaucratie bruxelloise ; ce sont les Européens, les individus, qui en font ce qu’elle est. Et c’est le point essentiel de mon exposé : je remercie ici les nombreux collègues et amis de France qui ont croisé mon chemin au cours de ma carrière. J’exprime ma gratitude particulièrement à ceux à qui je dois cette haute distinction aujourd’hui, en particulier au professeur Pierre Dixneuf et à ses collègues de l’université de Rennes, qui ont pris l’initiative de ma nomination.

Néanmoins, c’est grâce à mes nombreux étudiants ainsi qu’à mes partenaires de coopération que je suis ici aujourd’hui. Depuis le début de ma carrière indépendante, j’ai eu la chance d’avoir de nombreux post-doctorants français. Sans leur excellente formation, leur talent et leur engagement, certains succès n’auraient pas été atteints. En parallèle, beaucoup de nouvelles amitiés ont été scellées dans mes laboratoires, qui perdurent et − par voie de conséquence − contribuent un tout petit peu à la construction d’une maison Europe commune. Je ne peux qu’espérer que les excellents jeunes chimistes venant de France continueront à l’avenir à affluer dans mon laboratoire.

Il n’est pas facile d’expliquer en quelques mots l’essentiel de nos recherches. Et je ne peux même pas impressionner le public des non-chimistes par des produits fantastiques qu’il faut absolument acheter. Rien de cela. À l’institut Max-Planck de Mülheim, nous faisons de la recherche fondamentale dans le domaine de la catalyse. La plupart des gens associent le mot « catalyse » aux catalyseurs des pots d’échappement. Aussi utiles qu’ils soient, je voudrais tout de même préciser qu’il y a des catalyseurs beaucoup plus importants : quasiment chaque réaction dans les organismes vivants est une réaction catalytique ! Sans catalyse, pas de vie, pas d’air pur, pas de nouveaux matériaux, pas de nouveaux médicaments, pas de solution aux urgents problèmes d’énergie auxquels notre société doit faire face. Si l’humanité veut perdurer, il nous faut beaucoup plus de recherche en catalyse − et pas moins. Ce n’est pas du pathétisme, mais seulement une froide analyse.

Et pourtant, les catalyseurs ne sont que des accélérateurs de réactions. Ils rendent possibles des transformations sans pour autant être consommés. Ainsi, ils n’apparaissent pas dans le bilan matière. Les catalyseurs sont en fait d’habiles diplomates qui pavent la voie d’une réaction, écartant les barrières énergétiques, tout en restant discrets.

Comme beaucoup d’autres groupes de recherche dans le monde, nous essayons de trouver de nouveaux catalyseurs ou tout au moins d’améliorer certains catalyseurs déjà connus. Nous nous sommes spécialisés dans les systèmes organométalliques en phase homogène. Un de nos points forts a été – et est encore – le domaine de la métathèse, dont nous essayons de repousser les limites et pour laquelle nous cherchons de nouvelles applications depuis les années quatre-vingt-dix. Cette réaction a gagné en popularité depuis l’attribution du prix Nobel 2005 à trois pionniers dans ce domaine. L’un des lauréats est le scientifique français Yves Chauvin, qui a − le premier − formulé le mécanisme correct de cette réaction bizarre au début des années soixante-dix (Fig. 3).

Fig. 3

Cycle de Chauvin pour la réaction RCM (ring closing metathesis) et les catalyseurs clés qui déclenchèrent l’avalanche de travaux sur cette transformation depuis les années 1990.

Les liaisons doubles ou triples sont normalement extrêmement stables, mais grâce aux catalyseurs de métathèse, il est possible de cliver certaines de ces liaisons et de les recombiner autrement. Nous avons démontré que, selon ce principe, il est possible de former des molécules contenant de grands cycles, ce qu’on ne croyait pas possible jusqu’alors. Et comme ces grands cycles sont présents naturellement dans de nombreuses substances à propriétés antibiotiques ou même dans des composés aux odeurs agréables et recherchées, nous avons ainsi ouvert une voie inattendue et particulièrement efficace pour la préparation de telles molécules. C’est pour cela que mon groupe s’est attaché à la synthèse de substances cytotoxiques, immunosuppressives ou antibiotiques (Fig. 4). Je tiens ici à préciser explicitement que nous n’avons pas développé de médicament contre le cancer, ni d’ailleurs de parfums. Tout au plus mettons-nous nos composés à la disposition de nos partenaires de la recherche académique ou industrielle pour de plus amples évaluations.

Fig. 4

Sélection de produits naturels biologiquement actifs préparés par synthèse totale dans les laboratoires de l’auteur.

Les catalyseurs à base de fer sont un autre sujet important pour mon groupe de recherche. Ceux-ci semblent attrayants parce que le fer est bon marché, non toxique et facilement accessible. Mais pour être franc, ce pas la raison principale pour laquelle nous nous y consacrons : chimiquement, ils sont de vrais casse-têtes (Fig. 5). Pour la même raison, nous nous intéressons à des catalyseurs beaucoup plus chers, à base de platine ou d’or. Longtemps considérés comme ennuyeux, ils se sont révélés récemment comme « une belle au bois dormant » (Fig. 6). Plusieurs chercheurs à la pointe de ce secteur sont français et nous font une respectable concurrence. De tels revirements d’intérêts, dus à des progrès imprévisibles, sont pour moi un des aspects qui rendent la recherche si fascinante.

Fig. 5

Études mécanistiques portant sur la formation de liaisons C−C catalysées par le fer.

Fig. 6

Aspects mécanistiques et applications synthétiques de la catalyse par l’or et le platine.

Il reste à discuter si cette fascination suffit à justifier cette recherche, ou si la recherche doit être aussi suffisamment pertinente pour qu’elle soit financée par les impôts. Ne serait-il pas plus raisonnable de n’engager les finances publiques que dans une recherche rentable ? Quand les caisses de l’État sont quasiment vides, les secteurs d’activité ne proposant pas de profit immédiat sont mis sous pression. Et la recherche fondamentale, pas seulement en chimie, tombe dans cette catégorie.

Les gouvernements sont souvent tentés de cibler la recherche sur certains thèmes qui leur semblent importants et profitables : ainsi naissent des programmes-cadres, qui prescrivent aux chercheurs ce à quoi ils doivent s’intéresser s’ils veulent être financés. J’ai de la peine à croire que ces plans quinquennaux trouvent les meilleures réponses aux grandes questions de notre temps. Pour obtenir le meilleur de nos chercheurs, je préconise, au lieu des plans de Brejnev, de suivre le conseil attribué à Saint-Exupéry :

« Quand tu veux construire un bateau, ne commence pas par rassembler du bois, couper des planches et distribuer du travail, mais réveille au sein des hommes le désir de la mer grande et large. »

L’histoire de la chimie est riche en exemples qui montrent que des procédés d’importance majeure ne sont entrés en scène que par la petite porte et n’étaient pas prévus du tout, ni par la politique, ni par l’industrie. Le mécanisme de la métathèse proposé par Yves Chauvin n’a intéressé au début des années soixante-dix qu’une poignée d’organométalliciens marginaux. Il a fallu vingt ans de recherche fondamentale pour que l’étincelle enflamme vraiment ce domaine, et vingt ans encore pour que cette réaction commence à atteindre le consommateur sous forme de produits pharmaceutiques ou de biodiésel. Cela doit nous rappeler que les vraies innovations ont souvent besoin de temps avant d’influencer le monde.

Et quand cet été nous utiliserons de la crème solaire, il faudra se rappeler que les agents absorbant les UV sont préparés aujourd’hui par catalyse à base de palladium. Cette méthode n’a pas été trouvée en faisant de la recherche sur les crème solaires, mais parce que le professeur Heck, aujourd’hui lauréat du prix Nobel, voulait savoir si les composés organomercuriques, très toxiques, réagissaient avec les sels de palladium. On ne peut pas faire plus exotique ! Et pourtant, son financement a été un excellent investissement.

Des réactions similaires catalysées par le palladium constituent aussi les étapes clés dans la préparation de nombreux médicaments. De manière similaire, la catalyse à base de palladium est essentielle pour la préparation d’agents de protection des cultures ou même des cristaux liquides pour nos écrans plats. Qui aurait imaginé, il y a 50 ans, que le palladium, l’un des métaux les plus rares et les plus chers, révolutionnerait la pratique industrielle et rendrait possible la fabrication de produits qui font des milliards d’euros de chiffre d’affaire ? Je pourrais prolonger longtemps la liste de ces paradoxes. L’un des plus impressionnants a son origine dans l’institut où je travaille. Le professeur Karl Ziegler y fut nommé directeur en 1943, en pleine guerre. Il commença à mener des expériences avec des alkylaluminiums, qui sont des composés qui s’enflamment spontanément à l’air et explosent au contact de l’eau.

En ce temps-là, c’était comme s’intéresser à la face cachée de la lune. Dix ans plus tard, animé par une observation fortuite, il en développa un catalyseur qui forme la base d’un procédé pour la préparation du polyéthylène et du polypropylène. C’est par ce même procédé que sont produites chaque année environ 100 millions de tonnes de ces matières plastiques. Karl Ziegler n’avait pas prévu qu’il en résulterait toute une nouvelle branche industrielle, donnant du travail à des milliers des gens et apportant à l’Occident un gain de prospérité significatif. Karl Ziegler ne voulait pas fabriquer du plastique, il a décrit sa propre force motrice comme cela :

« …der unbändige Spaß, den es macht, etwas entdeckt zu haben, das noch Niemandem zuvor bekannt war. »

[« le plaisir fougueux d’avoir découvert quelque chose d’inconnu jusqu’alors. »]

Je sais très bien que seule une faible partie des découvertes en chimie atteint une importance de cette dimension, mais ces cas particuliers doivent nous rappeler que la recherche fondamentale précède les applications. Cet argument n’est pas seulement ma propre opinion :

« Dem Anwenden muss das Erkennen vorausgehen. » – Max Planck

[« Avant l’application, il doit y avoir la connaissance ! »]

« Nützlichkeit ist nur ein Element von zweitem Range. » – Immanuel Kant

[« L’utilité n’est qu’un élément de second rang. »]

« Man kann das Genialische nicht erzeugen. Es ist der akademische Grundstrom, der das Außergewöhnliche hervorbringt, ein Grundstrom, den der Staat lautlos finanzieren müsste, ohne von der Wissenschaft immer vollautomatische Bratapfelschäler zu verlangen, die uns die Japaner abkaufen. » – Albert Einstein

[« On ne peut pas générer le génie. C’est le courant académique qui engendre l’exceptionnel, un courant que l’état devrait financer sans bruit, sans exiger sans cesse de la science des éplucheurs de pommes automatiques que les Japonais nous achètent. »]

J’aimerais croire que la politique écoute les grands esprits.

Au fond, tout nouveau catalyseur n’est rien d’autre qu’un nouvel outil. Je suis convaincu que les universités et les centres de recherche comme le CNRS ou la société Max-Planck doivent voir leur tâche primordiale dans la découverte d’outils toujours meilleurs. Ce n’est qu’avec les outils nécessaires que la société peut choisir quelle « maison » elle veut construire.

Finalement, la quête de nouvelles connaissances a été − et reste toujours − le devoir essentiel et le plus difficile de tout chercheur scientifique. Malheureusement, peu d’entre nous auront la grâce de découvrir quelque chose d’aussi fondamental que messieurs Chauvin, Heck, Ziegler ou Gay-Lussac. Mais qui n’essaie pas ne peut que perdre.

Dans cet état d’esprit, je me sens très honoré par la remise du prix nommé d’après Gay-Lussac. Cette récompense m’encourage à continuer dans la quête de nouvelles découvertes dans les domaines de la catalyse et de la synthèse. Je me réjouis déjà de cette aventure et je suis sûr qu’elle va encore renforcer mes liens avec la France.


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