1 Introduction
En 1977, au voisinage des sources hydrothermales sous-marines, des « oasis » de vie basée sur la chimiosynthèse à partir d’hydrogène sulfuré ont été découverts 〚1〛. Cette chimiosynthèse est réalisée par des bactéries qui vivent en symbiose avec des organismes plus évolués, en particulier le vestimentifère Riftia pachyptila. Ces vers géants, dont la longueur peut atteindre 1 m, possèdent un organe particulier, le trophosome, à l’intérieur duquel cette chimiosynthèse symbiotique est réalisée en fournissant à l’organisme entier l’énergie dont il a besoin pour assurer son métabolisme 〚2〛.
Le bilan de cette chimiosynthèse est l’oxydation de l’hydrogène sulfuré H2S en soufre élémentaire S0. Ce soufre élémentaire s’accumulant dans le trophosome des Riftia pachyptila 〚2〛, nous avons entrepris l’étude moléculaire de cet élément et vérifié qu’il n’était pas également stocké dans d’autres organes. Alors que toutes les données de la littérature concernant le soufre élémentaire d’origine terrestre ne font état que de la forme cyclique S8, nous avons mis en évidence les allotropes S6 et S7 dans le trophosome des Riftia pachyptila, en association avec la variété S8, cette dernière restant cependant largement majoritaire 〚3, 4〛.
Cette note décrit la mise en évidence de ces nouveaux allotropes du soufre et nos recherches se poursuivent pour obtenir des monocristaux S6 et S7 afin de faire une étude cristallographique comparée entre les allotropes naturels et ceux qui sont obtenus par synthèse 〚5, 6〛.
2 Partie expérimentale
Nous avons utilisé des échantillons congelés dépourvus de leurs tubes (partie externe de l’animal) et récoltés par l’Ifremer au cours de la campagne HERO 91 sur la dorsale (EPR – East Pacific Rise) 13°N. Après décongélation, ces échantillons de Riftia ont été disséqués, de manière à séparer les trophosomes, les branchies et le vestimentum 〚7〛. Les trois organes ont été extraits avec le mélange dichlorométhane–méthanol 50:50, v/v par macération à température ambiante. Les phases hydrométhanolique et chloroformique sont décantées, séparées, séchées sur sulfate de magnésium, et évaporées sous pression réduite. Les extraits bruts obtenus sont ensuite purifiés par chromatographie sur colonne de silice (Silicagel 60) en utilisant des éluants de polarité croissante : hexane, dichlorométhane, méthanol. Le soufre élémentaire est élué à l’hexane (cristaux jaune pâle) et analysé à l'aide du couplage chromatographie gazeuse/spectrométrie de masse au centre régional de mesures physiques de l'ouest (CRMPO) sur un appareil CG/SM de l'UMR 6510 « Synthèse et électrosynthèse organiques » de l’université de Rennes. Données expérimentales pour la CG : appareil HP 5890 (Hewlett Packard) Série II avec intégrateur HP-9030/345 ; colonne DB5 30 m, 0,2 mm, 25 μ, split 5/100, gaz vecteur hélium ; programmation de 140 à 170 °C à 5 °C min–1, puis de 170 à 250 °C à 3°C min–1 et palier final à 250 °C pendant 6 min ; température de l’injecteur : 230 °C. Données expérimentales pour la SM : Appareil HP-5873, Impact Electronique, 70 eV.
3 Résultats
Les mesures effectuées ont montré que seul le trophosome contient du soufre élémentaire, souvent visible à l’œil nu. Aucune trace de cet élément n’a été décelée dans les branchies ou dans le vestimentum. Les Figs 1–4 montrent un exemple type de chromatogramme (courant ionique total) ainsi que les spectres de masses basses à haute résolution des formes pures S6, S7 et S8. Ces trois spectres sont très différents et indiquent que les processus de fragmentation des cycles sont distincts, les ions de base n’étant pas toujours les ions moléculaires.
4 Discussion
Les mesures réalisées sur des échantillons de soufre isolés des trophosomes de Riftia pachyptila conduisent à des teneurs analogues en S6 et en S7, qui totalisent de 2,5 à 3% du soufre élémentaire total, complétant ainsi une observation antérieure ne mentionnant que l’allotrope S8 〚2〛. Nous avons par ailleurs tenu à vérifier la composition allotropique d’échantillons de soufre d’origine minérale terrestre. Deux échantillons différents d’origine minérale, l’un provenant du Mexique et l’autre du Qatar (Moyen-Orient), ont été analysés le même jour et dans les mêmes conditions expérimentales que l’échantillon d’origine animale. Dans les deux premiers cas, l’analyse a montré que les proportions respectives des allotropes S6, S7 et S8 sont voisines, mais différentes de celles concernant les allotropes provenant des échantillons de Riftia pachyptila. Enfin, une étude antérieure d’un fragment de la météorite de Murchison, réalisée au CRMPO à l'aide de la spectrométrie de masse haute résolution en mode impact électronique, avait établi que, dans cet échantillon d’origine extraterrestre, l’allotrope S6 était très fortement majoritaire par rapport aux allotropes S7 et S8 〚8〛. Ces résultats sont résumés dans le Tableau 1.
Composition allotropique d’échantillons de soufre d’origines diverses.
Origine | S6 | S7 | S8 |
Riftia pachyptila | 1,1 | 1,4 | 97,5 |
Terrestre (Mexique) | 4,0 | 4,2 | 91,8 |
Terrestre (Qatar) | 2,7 | 4,5 | 92,8 |
Météorite de Murchison* | Maj. | - | - |
Il semble ainsi se confirmer que le soufre naturel, d’origine organique ou minérale, est un mélange des trois allotropes S6, S7 et S8 dans des proportions qui varient avec l’origine de cet élément.
Des tentatives réalisées pour séparer les trois allotropes par chromatographie liquide à haute performance, en utilisant les données de la littérature 〚9, 10〛, ne nous ont pas encore permis d’obtenir des quantités suffisantes de chacune d’entre elles pour entreprendre une étude cristallographique comparée avec les allotropes S6 et S7 de synthèse et avec la forme normale S8. Nos recherches sont actuellement focalisées sur cet objectif, en utilisant diverses techniques de séparation.
Remerciements
Nous tenons à remercier très vivement M. Georges Barbier, du département « Environnement profond » du centre Ifremer de Plouzané (Brest) pour les échantillons de Riftia pachyptila, M. Michel Vaultier, UMR 6510, MM. Pierre Guenot et Franck Merlier, CRMPO, de l'université de Rennes, pour la réalisation des couplages CG/SM et M. François Le Cocq (Total–Fina–Elf, Doha) pour l’échantillon de soufre en provenance du Qatar.